Permanence de Balzac
1Revenons-nous toujours à Balzac ? Comme le dit la regrettée Susi Pietri dans un des articles du recueil (« Le labyrinthe et le chaos »), une « succession étonnante d’écrivains (souvent non français) n’a cessé de revenir à Balzac — de Baudelaire à Tolstoï, de Stevenson à Wilde, de Bertolt Brecht à Pier Paolo Pasolini » (p. 149). On pourrait ajouter à cette liste Yeats, Dostoïveski et bien d’autres… Mais Balzac n’a pas reçu que des hommages : dans la seconde moitié du xxe siècle, des auteurs attachés au Nouveau Roman ont fait de lui un modèle repoussoir. Le volume Balzac contemporain dépasse résolument cette vision figée d’un Balzac classique et caduque pour explorer les références faites à Balzac dans un « “moment” nouveau qui a surgi dans notre extrême contemporain » (p. 20) : « l’ère qui s’est ouverte au début des années 1980 et qui s’est affirmée comme une nouvelle période esthétique » (p. 18).
2Ce volume s’attache ainsi à « l’effet-Balzac » (selon l’expression d’Aline Mura-Brunel) dans diverses productions littéraires et cinématographiques contemporaines1. Il s’inscrit dans la lignée des ouvrages qui s’interrogent sur la place de Balzac dans le monde littéraire contemporain : on peut citer Aline Mura-Brunel (Silences du roman. Balzac et le romanesque contemporain, Rodopi, 2004), Susi Pietri (L’invention de Balzac. Lectures européennes, Presses Universitaires, 2004) et plus récemment le numéro « Balzac, une référence pour le xxe siècle » de L’Année balzacienne (2015/1, n°16), coordonné par Michel Lichtlé. Mais si A. Mura-Brunel parle de Balzac comme d’un « “impensé” du roman contemporain », « plus souvent tu que cité », Balzac contemporain part d’un postulat quasi inverse : il s’agit bien d’étudier comment des auteurs et des cinéastes peuvent penser leur rapport à Balzac.
3L’introduction de ce Balzac contemporain, écrite par Ch. Massol est particulièrement stimulante et détaillée : elle a l’intérêt de montrer la richesse du sujet, en balayant l’hétérogénéité des rapports que tissent les différents auteurs à Balzac tout en essayant de trouver des points de convergence : l’énergie, le geste de création balzacien, l’œuvre-monde. Mais elle a aussi l’honnêteté d’interroger les limites de cette approche. En effet, nous pouvons nous demander, avec Ch. Massol, si la confrontation à Balzac n’est pas devenu un « exercice obligé », aussi bien pour les écrivains que pour une critique qui « ne cesse de saluer l’apparition de “nouveaux” Balzac ». Cette question réapparaît dans l’article de Christèle Couleau (« Michel Houellebecq et Balzac, au milieu du monde ») : « Balzac a tellement informé le genre romanesque, qu’il serait facile de retrouver son empreinte, plus ou moins estompée par le travail des générations, dans nombre de romans » (p. 66). Du fait même de son omniprésence, la référence à Balzac est donc problématique. Multiforme, elle comprend aussi bien un enjeu esthétique (comment Balzac peut-il éclairer ces œuvres contemporaines, et comment ces œuvres peuvent-elles nous faire relire ou revoir Balzac ?) qu’elle sollicite une interrogation critique (comment distinguer une référence obligée, quasi rhétorique, d’une inspiration féconde ?).
4C’est ce double enjeu qu’interrogent les différentes contributions de ce recueil, qu’on peut regrouper en trois catégories. Les premiers articles sont consacrés aux références faites à Balzac chez des auteurs français. Joëlle Gleize (« Le Balzac de Michon, Saint et petit farceur ») explore toute l’ambiguïté du rapport à Balzac de Pierre Michon, qui admire Balzac tout en ne pouvant s’empêcher de le trouver « balourd » (p. 40). Elle montre de manière très convaincante comment le choix de Michon de citer Un début dans la vie (texte peu connu de Balzac) est révélateur de son rapport, tout aussi bien affectueux qu’ironique, à « son » Balzac. Faire référence à l’auteur de La Comédie humaine est loin d’être un acte univoque : c’est également ce que montre Anne Roche à propos, cette fois, de François Bon (« “Donc, je relis Balzac”. Balzac “relu” par François Bon »), pour lequel Balzac est une « pierre de touche » (p. 49), qui réunit des enjeux « multidirectionnels » (Idem), qu’il s’agisse du rapport matériel à l’écriture, du travail du style ou de l’appréciation ambivalente de la modernité. Balzac s’impose donc comme une figure paternelle pour bon nombre d’écrivains (« C’est notre père à tous » déclare Houellebecq), mais une figure plus inspirante qu’écrasante. L’article de Christèle Couleau (« Michel Houellebecq et Balzac, au milieu du monde ») montre bien que, si Houellebecq se réclame explicitement de Balzac, il ne le reproduit pas. Houellebecq distingue ainsi leurs « talents respectifs » (p. 74) : l’énormité brassée par d’un côté, le souci du détail de l’autre. Chr. Couleau part de cette opposition pour analyser les différences poétiques et idéologiques des deux auteurs, mais conclut que c’est « le même processus qui se répète, de Balzac à Houellebecq, et de Houellebecq à nous » (p. 90). Ce thème de la filiation est au cœur des articles d’Hélène Baty-Delalande (« Jean Rouaud, reconnaissance à Balzac ? ») et de Marion Mas (« L’ombre de Balzac. Le récit de filiation dans Ma Vie parmi les ombres, de Richard Millet). Pour Rouaud, la figure de Balzac est liée à la fois au père et à l’origine de l’écriture : il devient ainsi « l’incarnation du roman » (p. 96). Cette paternité devient énigmatique et encore une fois hétéroclite sous la plume de Richard Millet : Marion Mas distingue ainsi trois figures balzaciennes : « le roman sociologue et poéticien […], le romancier archéologue […] et le romancier idéologue » (p. 125).
5L’influence de Balzac dans la littérature contemporaine ne se limitant pas au champ français, les contributions de Ch. Massol (« Une poétique de la revenance. Spectres balzaciens dans Austerlitz de W.G. Sebald »), de Susi Petri (« Le labyrinthe et le chaos. Un entretien sur Balzac avec Antonio Moresco ») et de Véronique Bui (« Balzac ou le “Phénix du Ciel”. Dai Sijie : une lecture chinoise de Balzac ») portent sur l’influence du « plus fécond de nos romanciers » chez des auteurs étrangers – même s’ils peuvent écrire en français, comme c’est le cas pour Dai Sijie. Les articles de Ch. Massol et de S. Petri montrent comment Sebald et Moresco, interrogent un héritage balzacien paradoxal, qu’on ne peut réellement comprendre sans le mettre en rapport aussi bien avec d’autres héritages littéraires qu’avec de nouveaux questionnements historiques. S’interroger sur leurs rapports à Balzac c’est, pour ces deux auteurs, s’interroger sur la genèse de leur écriture, mais aussi sur leur rapport au temps et à l’histoire. La contribution de V. Bui se focalise, quant à elle, sur le roman à succès de Dai Sijie, Balzac et la petite tailleuse chinoise. Son analyse montre comment Balzac n’est pas vu par Dai Sijie — ou par la petite tailleuse — comme une figure du passé, comme un « contempteur de la société du xixe siècle » mais comme un « précurseur », aussi bien dans la création romanesque que dans la répartition genrée des rôles hommes / femmes. Balzac est celui qui permet la « métamorphose », qu’il s’agisse de celle du « narrateur en écrivain » (p. 185) ou celle de la petite tailleuse chinoise. Il est en cela « éminemment contemporain » (Idem).
6L’introduction du volume Balzac contemporain soulignait la présence de l’influence balzacienne dans des domaines aussi variés que les sciences humaines, la bande dessinée, et le cinéma. Si les deux premiers ne donnent pas lieu à des contributions, les rapports du septième art et de Balzac sont étudiés dans les articles de Catherine Dousteyssier-Khoze (« Chabrol et Balzac, l’œuvre comme mosaïque »), Francesca Dosi (« Trajectoires balzaciennes dans le cinéma de Jacques Rivette ») et Anne-Marie Baron (« Raúl Ruiz et Balzac »), qui insistent tous trois sur le fait que Balzac ne résume pas, pour les cinéastes mentionnés, à une simple référence thématique ou diégétique, mais qu’il représente une inspiration poétique et méta-créatrice. Les rapports explicites de ces cinéastes à Balzac sont pourtant bien différents : Jacques Rivette s’inspire explicitement plusieurs œuvres de Balzac (Noli me tangere est transposé à partir d’Histoire des treize, La Belle Noiseuse est inspiré du Chef d’œuvre inconnu et Ne touchez pas la hache conçu d’après La Duchesse de Langeais) alors que Chabrol n’a jamais directement adapté Balzac. Quant à Raúl Ruiz, si un de ses films s’appelle La Maison Nucingen, le sujet est bien loin de l’œuvre de Balzac, si bien qu’on peut se demander, avec Anne-Marie Baron, « si le titre qu’il a choisi ne l’a pas été surtout pour le mot maison » (p. 251). Chaque cinéaste construit son propre réseau d’affinités et de correspondances balzaciennes, chacun s’inspire de techniques héritées de Balzac : la construction des personnages pour Chabrol, les jeux de redoublement et de dédoublement pour Ruiz, le processus réflexif et sériel pour Rivette (ce que Fr. Dosi appelle « une véritable stratégie de l’araignée », p. 220).
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7Balzac contemporain est un volume extrêmement stimulant, qui analyse un corpus varié : production française et étrangère, production littéraire et cinématographique nous l’avons dit, mais aussi entretiens, articles, souvent théoriques, mais éloignés de la production universitaire. Cette variété, qui se retrouve dans une certaine mesure dans la forme des contributions (on pense à l’entretien mené par Susi Pietri ou à la reproduction du texte de Jean Rouaud), ajoute à l’intérêt de l’ouvrage et au plaisir de la lecture. Mais le risque de tout ouvrage travaillant sur l’extrême contemporain est celui de l’inachèvement : au moment où le volume paraît, de nouvelles figures, qui peuvent se réclamer de Balzac, émergent dans le champ littéraire. On souhaite donc qu’un deuxième Balzac contemporain voie le jour et que ce travail se poursuive, que ce soit en élargissant le corpus et en intégrant aussi des autrices (par exemple Virginie Depentes, mentionnée dans l’introduction), en s’interrogeant sur l’autorité qui assume la référence à Balzac (l’auteur ? la critique littéraire ?), mais peut-être aussi davantage sur le rôle du discours universitaire balzacien. Quel est le rôle d’un ou d’une spécialiste de Balzac face à un discours d’auteur ? S’agit-il de le décrire, de l’analyser, ou de le questionner, voire de le contester ? C’est une interrogation qui apparaît en filigrane, par exemple dans l’article d’Hélène Baty-Delalande qui se demande si la lecture de Balzac comme « signe électif » chez Jean Rouaud n’est pas un « signe excessif » (p. 95). La question se pose également à la lecture de la contribution de Christèle Couleau : puisque différences il y a, comme le montre fort bien l’article, entre Houellebecq et Balzac, qu’il s’agisse du rapport à l’espace décrit (inconnu ou redécouvert), de la dramatisation de l’écriture, du choix de l’échelle romanesque, pourquoi sommes-nous enclins à penser que Houellebecq est le successeur de Balzac ? Est-ce la lecture des œuvres ou les discours (de l’auteur, de la critique littéraire) sur les œuvres qui nous pousse établir de telles filiations ? Au cœur de ces questions, se trouve celle du statut et du rôle du discours universitaire spécialisé face aux appropriations de « nos » auteurs. Se poser en gardien du temple est une attitude qui paraît bien stérile face au processus de réattribution des classiques et de l’inspiration qu’elle permet. Mais peut-on omettre de s’interroger sur la pertinence de ces appropriations et donc sur la valeur intrinsèque des œuvres (passées et contemporaines) quand la référence à Balzac reste, en grande partie, un geste de légitimation littéraire ?