Les Métamorphoses de Psyché
1 Ce recueil rassemble les actes d’un colloque né d’un spectacle : fruit de la collaboration de William Christie et Jean-Marie Villégier, la Psyché donnée en février 1999 à l’Opéra-Comique voyait d’emblée sa renaissance placée sous le signe de la fête et de la magnificence – plurielle. C’était renouer avec la varietas de la tragédie-ballet de 1671, dont le plaisir encore actuel justifiait à lui seul de se repencher sur une œuvre passablement méconnue. Par ailleurs, la figure aimée d’Amour même se distingue du matériel mythique usuel : le sujet ne naît à la littérature qu’avec L’Ane d’Or d’Apulée, alors que son existence est déjà bien attestée dans les arts visuels. Enfin, la variété intrinsèque de Psyché se lit dans la multiplicité de ses incarnations scéniques, concentrées en France autour de 1670 : précédé du ballet de Benserade (1656), le conte de La Fontaine s’institue dès 1669 comme source des œuvres qui le suivront : la tragédie-ballet de Molière, Corneille et Quinault (1671), remaniée ensuite en tragédie lyrique par Quinault et Lully (1678). C’est cette spécificité plurielle de nature et de genre qu’approfondissent les interventions de ce colloque, susceptibles de se rassembler en trois faisceaux. Le premier envisage les Psyché classiques sous l’angle esthétique. Le deuxième élargit le cadre aux avatars de Psyché nés sous d’autres cieux (tant géographiques qu’artistiques ou historiques), tandis que le troisième inscrit la réflexion dans une perspective sociologique.
2L’étude de Jean-Yves Vialleton donne le la dès son titre : les Psyché classiques mènent la littérature à sa perfection, celle de ce qu’il baptise « théâtre du merveilleux »1. Mue par le désir de voir l’interdit, la jeune fille devient l’emblème du théâtre, qui précisément donne à voir l’invisible, et son désir est tout autant celui du spectateur. A partir de là s’impose toute une réflexion sur l’ornement, qui signale et embellit simultanément : l’ornement assume la double fonction d’attirer, puis de charmer le regard, en déployant l’infinité de ces « enrichissements » chers à La Fontaine. En ce sens, cette littérature ornée a partie liée avec la fête luxuriante et, plus largement encore, avec le Sacré. Myriam Dufour-Maître approfondit la notion centrale du Voir en suivant la mutation du regard qui s’opère au fil des textes : après l’interaction scène/assemblée à l’œuvre dans le ballet de Benserade, le conte de La Fontaine souligne la distance qui sépare l’une de l’autre. Au creux de cet écart, le signe fonctionne simultanément comme indicateur d’absence et substitut de présence. La tragédie-ballet de 1671, fondée sur la volonté de réutiliser des décors antérieurs, consomme la coupure scène/public en fonctionnant alors comme le commentaire de spectacles antérieurs. Enfin, étape ultime, la machinerie du merveilleux attire l’œil moins sur le merveilleux de l’Amour que sur sa réalisation concrète, réaffirmant alors le lien indissoluble unissant Curiosité et Connaissance. Noémie Courtès soumet ensuite les Psyché successives au filtre de la Magie, pour en étudier les relations avec le Merveilleux. Entre mythologie et féerie, la Magie s’associe au Merveilleux, tentative de renouvellement parmi d’autres qui ne parvient pas à en empêcher la sclérose.
3Au sein de ce faisceau d’études consacrées aux Psyché classiques, certaines en privilégient une, à l’exclusion des autres. Carine Barbafieri s’attache ainsi à la Psyché de 1671, pour battre en brèche la répartition commode « entre un Molière badin et un austère Corneille »2. Si la mondanité de Molière se fonde sur l’art de la raillerie, celle de Corneille se teinte d’une galanterie qu’il importe d’épurer de tout romanesque, et c’est de leur juxtaposition que naît une nouvelle écriture mondaine. Marie-Claude Canova-Green s’intéresse pour sa part aux décors conçus par Vigarani pour la tragédie-ballet de 1671 : ils trahissent une instrumentalisation de la scène, fondée sur une série d’oppositions des lieux, des temps et des situations. Le parcours accidenté de l’héroïne est issu de la topographie tendre alors en vogue dans les salons parisiens. De la demeure paternelle au palais enchanté d’Amour, Psyché expérimente deux lieux allégoriques traditionnellement opposés : le locus amoenus et le locus terribilis, dont le contraste se voit souligné par les jeux de lumière et par la succession des costumes. En dernière instance, le palais enchanté se superpose à Versailles, où se rencontrent Amours, Jeux, Ris et Plaisirs. C’est également au texte de Molière que s’attache Florence de Caigny : la pièce se concentre sur l’émancipation d’Amour de l’autorité de sa mère, qu’il oblige à accepter son mariage avec Psyché – intrigue de comédie, que des éléments tragiques infléchissent vers le genre tragi-comique. Lorsque sept ans plus tard Thomas Corneille et Fontenelle s’emparent de la Psyché de Molière pour l’adapter au genre de la tragédie lyrique, c’est pour soumettre l’intrigue à un remaniement complet, centré cette fois sur les relations de Vénus et de Psyché, que la déesse entend punir de son hybris. Les deux versions révèlent les profondes altérations que subit le mythe, adapté à un projet de divertissement. Dans les deux œuvres en effet, tout est prétexte à déployer le merveilleux spectaculaire des machines et de la musique, appuyé sur des situations analogues à celles que propose la scène française contemporaine, investie de valeurs mondaines et galantes. Cette couleur galante, c’est probablement à La Fontaine, dont Les Amours de Psyché et de Cupidon font l’objet de l’étude de Kirsten Dickhaut, que le sujet de Psyché la doit. Reprenant la question du Voir, Kirsten Dickhaut inscrit l’œuvre de La Fontaine dans la lignée des mythes oculaires antiques, pour en signaler la portée spécifique : la comparaison implicite de la poésie à la peinture – en faveur, bien sûr, de la première. Comme la peinture, la poésie a ses voiles : litotes, prétéritions et autres négations n’ont d’autre but que d’intensifier la contemplation. En ce sens, la nature sensitive du regard se double d’un pouvoir poétologique. Prélude à l’amour, le regard fonde aussi l’ekphrasis : la stade de la comparaison est dépassé, la poésie désormais « réclame la reconnaissance de sa pleine spécificité. »3
4Par la peinture, Psyché étend le champ de ses incarnations – il faut saluer au passage l’iconographie qui accompagne ces études du lien étroit que le sujet de Psyché entretient avec l’art pictural. C’est à Aurélia Gaillard qu’il revient de l’approfondir : explorant le corpus rococo, elle se concentre d’abord sur le traitement que réserve Coypel au regard – regard des personnages centraux, Psyché et Cupidon, comme des personnages secondaires ; mais aussi regard du spectateur. Chez Rubens et ses émules, ensuite, c’est le corps féminin qui endosse la charge sensible – visible – de la peinture. Aurélia Gaillard souligne l’importance de cet hymne aux sens que constitue le bain, motif privilégié ici parce que susceptible de condenser l’histoire de Psyché, histoire de la peinture tout autant que histoire du plaisir. Anne Defrance étend elle aussi le champ d’investigation en arbordant les contes du tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Elle en élit trois particuliers (Serpentin vert et Le Prince Marcassin, Madame d’Aulnoy ; Histoire de Zeineb et du roi Léonard, Bignon), où se repère la prégnance du mythe sur un mode plus ou moins explicite. Le premier s’en empare pour l’infléchir, quand bien même sa morale globale perpétue la condamnation traditionnelle de la curiosité féminine. Avec le deuxième, la curiosité se voit réhabilitée, tandis que l’ensemble du conte révèle un contenu subversif, mais l’Abbé Bignon redonne au conte sa morale la plus sévère. La récriture révèle ainsi un « écart énorme entre rôles féminins et masculins selon les auteurs »4, significatif en définitive d’un changement de mentalité quant au statut de la femme.
5C’est à des conclusions analogues que parvient Rebekah Ahrendt au terme de son étude de Psyché en tant que sujet de cantate française. Revenant sur les conditions d’émergence de cette nouvelle forme musicale, elle les relie à l’abondant discours anti-féministe du début du XVIIIe siècle (particulièrement sensible dans les livrets de Quinault). La cantate a facilité la propagation de nouveaux modèles féminins, mortels à la Précieuse d’antan. Entre 1708 et 1718, six cantates – six manifestations parmi d’autres d’une véritable « Psyché-mania » – affermissaient ainsi « le projet d’une société occupée à maintenir la position bienséante de la femme en tant qu’épouse qui ne pose pas de questions et en tant que mère »5, œuvre conjointe des poètes et des musiciens. C’est précisément par l’importance qu’elle accorde à la musique que la Psyché à laquelle prit part Corneille se rapproche de celle de Calderon – sa deuxième version de l’histoire, datée de 1662, elle-même précédée d’un auto sacramental de 1640. C’est à ces Psyché espagnoles que se consacre Hartmut Köhler : la première version de Calderon fonde l’histoire de Psyché sur un schéma chrétien scolastique. La seconde est une comédie profane au sujet de laquelle Hartmut Köhler suggère une possible rencontre avec Corneille, ressemblance que la disparition de la musique de la pièce espagnole interdit cependant d’approfondir.
6Enfin, ce panorama des avatars extra-littéraires et extra-classiques de Psyché serait incomplet sans l’analyse de sa réincarnation la plus tardive : celle que constitue, aux yeux de Chris Rauseo, la jeune Parque de Paul Valéry. La parenté des deux figures se voit confirmée par deux vers de Corneille que Valéry cite, en les modifiant. Mais par le biais de l’extase voluptueuse, c’est tout autant avec le conte de La Fontaine que renoue Valéry.
7Cet enseignement de la Volupté que prodigue l’histoire de Psyché s’inscrit en dernier lieu dans une perspective sociologique, qui est le fait de trois études. Celles d’Edric Caldicott et de Yann Mahé s’attachent aux démarches éditoriales de Molière. Pour le premier, la publication de Psyché est une déclaration d’indépendance, théâtrale autant qu’éditoriale, puisque Molière se détourne des libraires habituellement convoqués pour l’édition des spectacles royaux, et qui affermit la solidarité née à cette époque entre Molière et Corneille, contre Racine d’abord, contre Lully et l’Académie Royale de musique ensuite. Yann Mahé s’appuie sur la même dualité de Molière, homme de Cour et chef de troupe parisienne, dualité à l’œuvre dans la multiplicité « bigarrée » des sources. Leur étude invite ainsi à croiser deux champs, eux-mêmes doubles : Théâtre / Ballet d’une part, spectacle de Cour / spectacle de ville de l’autre. Dans un premier temps, Yann Mahé repère des asymétries dans les différentes éditions qui trahissent « une restriction du spectaculaire »6 entre les représentations à la Cour (janvier 1671) et celles que la troupe destinait à la ville (juillet 1671), alors même que les intitulés suggéraient le contraire. Ce constat se voit justifié par des éléments de réception : spectacle de Cour et spectacle de ville ne nécessitent pas la même stratégie promotionnelle. Par ailleurs, les éditions prétendûment exhaustives passent sous silence des modifications distinguant les productions de janvier et de juillet 1671. Là encore, ces écarts trouvent une explication d’ordre commercial, signe que le statut de l’œuvre imprimée est en pleine mutation : sa fonction politique se double d’une valeur économique.
8Telles sont donc les Métamorphoses de Psyché, que parcourt une dernière fois John S. Powell, pour notamment replacer les représentations de 1671 dans leur contexte historico-politique : la brève période de paix des années suivant immédiatement le Traité d’Aix-la-Chapelle (1668). John Powell reprend minutieusement les circonstances de création, puis celles des représentations suivantes ; il décrit ensuite les nombreuses sources littéraires et musicales qui nous sont parvenues, avant d’évoquer brièvement la tragédie lyrique de 1678. C’est peut-être à ce niveau que se jouerait le seul motif de regret : autant les Psyché de La Fontaine puis de Molière et Corneille sont abondamment analysées, sous divers éclairages qui en font briller toutes les facettes, autant le ballet de Benserade d’abord, puis la tragédie lyrique de 1678 ne sont que fugitivement évoqués, et toujours comme points de comparaison pour les œuvres théâtrales : on aurait aimé des analyses spécifiques à leur sujet. Il est vrai que c’était étendre encore une mosaïque déjà multiple – à l’image précisément de son modèle, dont ces actes de colloque auront su refléter toute la riche bigarrure.