L’expérience de la parole : mysticisme et littérature
1Le xviie siècle peut bien penser que les mystiques incarnent une forme audacieuse et radicale de modernité ayant pénétré l’historicité au xvie siècle, il n’en demeure pas moins que le mysticisme s’atteste déjà singulièrement au xiie siècle, en une perspective historiale que le présent ouvrage se propose ainsi d’interroger – entre Moyen Âge et première modernité. À rebours d’une pensée de l’ineffabilité qui désincarne effectivement l’expérience mystique en la plaçant en une atopie toujours susceptible d’être manipulée à bon compte, le choix de nos contributeurs est d’envisager une telle expérience comme langage, et même comme discours (engagé et innovant). Toute expérience étant une traversée (per) qui se confronte au monde et aux hommes, la parole mystique semble bien en effet l’objet qui mérite sans doute l’herméneutique la plus franche. Quatre pôles se trouveront dès lors engagés : la révélation biblique, l’institution religieuse, l’expérience subjective et le discours singulier.
2Appuyée sur la réflexion fameuse de Jean Baruzi (« la mystique, en son fond, échappe à l’histoire, comme elle échappe au langage ; mais histoire et langage constitue son corps, et si la projection est fidèle, l’âme profonde peut‑être devinée ») et sur le travail érudit de Michel de Certeau (« la fable mystique » est prioritairement un « style »), une série d’études explore donc ici la langue de la mystique comme voie d’accès à la compréhension d’un mode essentiel d’exister. Le volume s’éloigne de toute prétention à l’universel ou de toute élaboration d’une métahistoire qui oublieraient que les deux voies de la contemplation et de l’expérience sont en effet deux chemins d’incarnation toujours indissolublement liés – et cette connexion caractéristique de la mystique, les médiévaux la situaient d’ailleurs en un texte précis, la théologie mystique de Denys. L’ouvrage tient ainsi compte de l’évolution du regard porté sur le mysticisme pour se situer de façon juste sous l’orbe de la parole. Plusieurs étapes se dessinent ainsi. Dans la mesure où la période patristique a surdéterminé la méditation de la parole divine – tout est alors caché sous le voile d’un mystère en attente d’être déplié –, la période médiévale a survalorisé la transformation du sujet par la divinité – tout est alors question d’affect et d’attente de recréation. La modernité a ensuite fait de la mystique (affective) un axe parallèle de la théologie (spéculative), désagrégeant l’ancienne unité théologique, en une évolution qui a de plus en plus radicalisé et marginalisé le discours mystique – jusqu’à sa redécouverte au xxe siècle, à laquelle participent encore les études que nous lisons aujourd’hui. L’objet de la mystique devient alors cette « vie absolue » dont a parlé Henri Bergson et qui engendre une pensée tout en ne s’identifiant pas à une doctrine.
De la parole d’une expérience à l’expérience d’une parole
3La mystique est certes un excès d’être. Son langage semblera dès lors ne pouvoir être qu’un en‑deçà ou qu’un au‑delà de l’expérience. Mais il ne postule pourtant pas une réalité qui lui préexisterait et ne serait que traduite ensuite par un discours. L’expérience mystique est langage, y compris nimbée et définie par l’excès. Il s’agit ainsi d’en restituer la poétique ou, pour le dire autrement, avec J. Baruzi, le fait de langage. De là l’idée que la mystique fait aussi toujours l’histoire de soi – « l’histoire du langage est déjà l’histoire de la pensée » énonçait déjà M. de Certeau. La mystique est d’ailleurs l’un des premiers discours qui s’exprime en langue vernaculaire, avec des effets de sens aussi singuliers qu’innovants lorsqu’il s’agit toujours de franchir les limites de l’expressivité, au risque même du silence, et même si la langue française semble être longtemps restée dans l’ombre des langues espagnoles ou allemandes. L’écriture poétique et la rhétorique de l’amour s’en trouveront magnifiées, avec ce déplacement spéculaire incessant du religieux au profane dont la réécriture du « Cantique des cantiques » constitue sans doute l’épure la plus remarquable. La question essentielle devient dès lors celle de l’entrelacs du langage de la mystique et de la mystique du langage, à l’aune de la réalité d’une illumination.
La question du latin mystique
4Jean‑Yves Tilliette montre parfaitement que si le latin fascine tant les modernes par ses particularités mantiques et plaît tant aux anciens par ses capacités évocatoires, ce n’est pas parce qu’il consonne étrangement aux oreilles (orbe du sacral) mais parce qu’il sonne heureusement à l’écoute (orbe du sacré) : de très belles analyses textuelles et rhétoriques montrent ici que l’harmonie imitative jointe aux effets de sonorités comme l’allitération ou l’assonance est vraiment l’une des capacités de la langue latine qui la rend apte à suggérer, et même à rendre sensible, une expérience à la limite comme l’est celle de la mystique. Le latin liturgique a ceci d’inouï, non qu’il nous semble bizarre et donc nous retire de notre quotidien pour nous jeter vers une divinité cachée, mais qu’il nous semble en fait très proche par sa structure si musicale qu’elle nous fait voir, littéralement, ce dont souhaite traiter le texte mystique. Il est vrai que lorsque l’on n’entend rien à la langue usitée, la mystique ne peut probablement s’insérer là comme par magie – contrairement à ce que Gourmont a peut‑être affirmé un peu vite (tout en considérant à juste titre, et de façon très claudélienne selon nous, que la mystique est justement ce palier d’élan favorisant les différentes options herméneutiques qu’un texte quasi oraculaire est encore capable de susciter en terme d’exégèse allégorique). Songeons à l’écriture de Bonaventure, de Bernard de Clairvaux ou de Philippe le Chancelier, jouant sur les cas du latin pour aboutir à une totale maîtrise musicale ; et remercions J.‑Y. Tilliette pour ses micro‑lectures passionnantes (la mystique se prête tant à d’abstraites dissertations ou à de conceptuelles élaborations).
L’avènement d’une mystique en langue d’oïl & en français
5Françoise Laurent travaille l’environnement culturel d’une moniale anglaise de Barking traitant des noces mystiques de Catherine d’Alexandrie, pour mesurer son implication dans la mise en forme littéraire (et novatrice) d’un texte du xiie siècle. Le modèle de la vie de saint use ici de notions précises de spiritualité destinées à pénétrer le lecteur (par innutrition) et fore la langue pour lui faire dire toujours davantage (par spécification). Lire ainsi « sun confort iert sa bone entente » revient donc à lire : « désignant l’attention et la compréhension, mais aussi l’intention, le désir et l’élan qui fait atteindre le but fixé, l’entente traduit chez la sainte ce libre arbitre et cette volonté pure qui épouse celle de Dieu et que les cisterciens identifient à l’amour » (p. 78). Marie‑Pascale Halary insiste aussi sur le choix de la langue française pour parler de mystique à la même époque, en expliquant le lexique spirituel spécifiquement roman qui est alors utilisé et développé. Ses analyses linguistiques montrent que le français ne reprend pas servilement le latin mais opère de vraies démarches de création : pensons au substantif « soralement », qui rend le terme latin excessus à partir de la base al- présente dans aler et du préfixe sor-, ajoutant le sème de l’élévation à celui du mouvement. Géraldine Veysseyre estime alors que le français devient prêt, vers 1300, à exprimer une mystique authentique, quoique les lettrés aient manifestement beaucoup craint d’entraîner trop loin les âmes sur les chemins de la contemplation (mais les traductions vont alors bon train et n’en honorent pas moins la langue : Horologium sapientiae, Meditationes vitæ Christi, Artes moriendi… toutes traductions qui engendreront, on le sait, la devotio moderna). Isabelle Garnier étudie Marguerite de Navarre en reconnaissant que, si le choix du français possède certes des motifs politiques évidents chez la sœur de François Ier, il diffuse aussi une mystique en langue vernaculaire afin d’éduquer les simples de façon totalement assumée – conformément aux options de l’évangélisme et à rebours des craintes de Gerson dont nous parlait Géraldine Veysseyre. Un dialogisme original, vivifié par la poésie et regorgeant de métaphores nuptiales, vivifie dès lors la langue française et l’oriente vers la modernité.
Le recours aux langues vernaculaires européennes pour penser la mystique
6L’allemand de la mystique rhénane, oscillant entre langue scolastique et langue mystique, est très expressif et fort adapté à la prédication (Maxime Mauriège). Joost Roger Robbe montre que le néerlandais dévot, oscillant entre langue de raison (latine) et langue d’affect (vernaculaire), témoigne d’une intention simultanément pratique et symbolique (le latin étend la portée géographique d’un propos quand le vernaculaire étend la portée sociologique du même propos). Selon Bernard Darbord enfin, l’espagnol carmélitain, oscillant entre le tout et le rien ou entre parole et silence par le moyen fréquent de l’excès rhétorique, vise bien un ineffable pourtant toujours déjà traduit par les mots (avec la portée littéraire que l’on sait pour une telle spiritualité et dont Bernanos, en notre siècle, témoigne superbement).
Élaboration d’une éloquence du silence & d’une lyrique amoureuse
7Patrick Henriet montre que le silence (monastique) n’est en rien une absence de parole (mystique) mais une condition propre à toute élévation (spirituelle) ; avec Grégoire le Grand comprend‑on dès lors que l’apophatique n’est pas la mystique et qu’il est ici question de la construction de l’homme intérieur, puisqu’il s’agit toujours de témoigner de la conversation intérieure de l’homme et de Dieu pour dire, à proprement parler, l’intimité mystique. Anne Mantero établit que le silence est cette jonction entre spiritualité et poésie provenant d’une double donation (don de Dieu à l’homme et don du chant à l’artiste) qui conduit à définir un éthos particulier : il s’agit de saisir le silence de Dieu et le silence devant Dieu, paradigme d’une poétique que l’on retrouve chez Hopil (pensant Dieu « dans l’occulte cachot de sa gloire secrète » et dans « un silence de luths, de voix et de tonnerre » – « je contemplais cet Un dans le sein du silence ») ou chez Surin (expliquant Dieu comme chant et danse : « je voyais mon bon ange avec un luth à la main […] ce n’est pas que j’entendisse aucune musique mais il y en avait une idée fort douce et surnaturalisée en l’âme »). Ces oxymores et ces polyvalences de formulation disent la coïncidence des opposés qu’est toujours la parole mystique. On pensera bien sûr aux topoï de l’ineffable chez Curtius. Il y a un processus de fictionnalisation en lequel le poète se donne un éthos et donne un éthos à Dieu. Le champ était ainsi dégagé pour que l’amour soit pensé non comme but (classique) mais comme moyen (original) de la mystique : Jean‑René Valette aborde donc la mystique courtoise et ses ambivalences quand Véronique Ferrer revient quant à elle sur la revalorisation tridentine du corps et sur ses implications en termes de mystique humaniste.
Langage mystique & mystique du langage
8Isabelle Fabre pense l’éloge comme moyen de dépasser le dire mystique habituel, notamment grâce à l’oxymore, l’annomination et l’hyperbole qui, inscrits de droit dans le genre, ne retiennent pas formellement l’attention mais engendrent un souci fondamental pour les enjeux du dire mystique (jusqu’aux ruptures du plan cognitif qui font le discours haché et fascinant de la mystique – « celle corruscante clarté offusquoit mes yeulx corporelz mais clarifioit ung peu les spirituelz »). Mais Bruno Petey‑Girard témoigne des difficultés que rencontra la cour d’Henri III pour exploiter encore ces ressources. Voilà qui n’empêche pourtant pas Josiane Rieu d’étudier, à l’âge classique, l’usage du temps qui croise nécessairement transcendance et immanence dans tout discours mystique. Or c’est bien le temps qui toujours déjà transforme l’homme dans l’entrelacs entre intériorité et extériorité, l’herméneutique qui en résulte ne visant qu’une seule et même réalité : « la célébration poétique devient efficace, non pas certes pour dire l’indicible mais pour que s’y manifeste la transformation mystérieuse opérée par la présence divine » (p. 338). Or c’est précisément à cette époque que l’analyse de l’union transformante, d’essence trinitaire, s’explicite en monde catholique. Et Josiane Rieu de s’appuyer avec justesse sur les acquis dogmatiques et exégétiques pour rendre compte de l’écriture très précise de Pierre de Croix.
Dialogues mystiques & dialogues critiques
9Le motif du dialogue s’impose enfin en littérature et montre ici toute sa productivité : Bernard de Clairvaux et le Cantique des cantiques, lorsqu’amour spirituel et amour charnel ont rarement mieux dialogué pour exhausser l’énergie du désir propre à la mystique (Anne-Marie Pelletier) ; Calvin et l’Épître aux Romains, lorsqu’amour et justification s’associent intimement pour dire la gratuité absolue de la sanctification (Olivier Millet) ; Maître Eckhart et le néoplatonisme chrétien teinté de philosophie arabo‑musulmane, lorsque l’Être, l’Un et l’Intellect épurent le langage par la négativité (Pierre Gire) ; Jean de la Croix et les codes poétiques espagnols, lorsque plusieurs régimes d’écriture (poème tout à fait enflammé et commentaire relativement glacial) font naître aussi une nouvelle manière de lire la mystique (Jean Canavaggio) ; Bonaventure et la pensée dionysienne, lorsque la logique de l’incarnation subvertit en fait tout précepte dogmatique d’abandon du sensible, nous plongeant alors dans l’excessus permanent, et l’humilité divine étant si grande que la raison ne peut qu’en défaillir (Laure Solignac). Sans doute aurait‑on aimé que l’analyse stylistique et rhétorique soit davantage développée dans cette section, tant les enjeux en sont importants dès que l’on traite d’écriture et de dialogue entre plusieurs formes d’écritures croisées et communiées.
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10L’ouvrage se clôt admirablement par un texte de Jean‑Louis Chrétien (l’introduction générale du livre annonçait un encadrement des contributions par une armature théorique qui n’existe certes pas mais ce texte, au moins, rassemble heureusement le propos entier). La parole mystique (pathique) est bien toujours perdue et retrouvée, cela est très vrai, parce qu’elle décrit ce qu’il en fut de s’oublier et de s’abandonner – la grande affaire de notre vie, comme une blessure impossible à refermer : « cette libération fait corps avec la possibilité d’être exposé, de quelque façon que ce soit, à ce vide en elle qui ne suspend la parole que pour la redonner blessée, ou boiteuse comme Jacob, signe des hautes et fortes bénédictions » (p. 518). Remercions donc les contributeurs à cet ouvrage de nous permettre de lire un propos clair et pertinent sur une parole non historique mais historiale qui ne cesse d’être pour nous d’une inactuelle actualité. Dans l’attente d’une suite de ces travaux, naturellement.