De la modernité au modernisme : poésie & photographie au XXe siècle
1Tenter de comprendre ce que la photographie a fait à la poésie moderne : vaste programme qui relève de la gageure — mais le remarquable essai d’Anne Reverseau, Le Sens de la vue. Le Regard photographique dans la poésie moderne,est à la hauteur des attentes que suscite son titre.
2Le livre vaut d’abord par les questions qu’il aborde : celle, par exemple, de l’interdépendance de l’évolution de la littérature et du progrès technologique ; celle, aussi, du rôle des imaginaires scopiques dans le renouvellement des formes littéraires ; ou encore celle, particulièrement délicate, et qui sera au centre d’un prochain numéro de Fabula LHT, des relations entre poésie et vérité — avec ici comme troisième terme la discutable « objectivité » de la photographie.
3Il est bien difficile de résumer un tel ouvrage en quelques paragraphes. De Guillaume Apollinaire à Roger Vitrac en passant — entre beaucoup d’autres — par Louis Aragon, André Breton, Blaise Cendrars, René Char, Jean Cocteau, Robert Desnos, Paul Éluard, Pierre Reverdy et Philippe Soupault, c’est (pour reprendre la belle formule de Paul Morand dans son Discours de réception à l’Académie française) un « illustre charnier1 » poétique qu’A. Reverseau nous invite à parcourir. Et c’est aussi un magnifique album photographique qu’elle nous offre de feuilleter, au propre comme au figuré d’ailleurs, puisque cet ouvrage est superbement illustré : on (re)découvre ainsi l’œuvre photographique de Pierre Albert‑Birot, de Léon‑Paul Fargue (avec en particulier un superbe portrait de Rainer Maria Rilke, p. 48), de Valery Larbaud, de Pierre Mac Orlan, de Raymond Roussel ou encore de Victor Segalen.
4À défaut donc de pouvoir faire tenir un monde d’images et de poèmes en un compte rendu, on peut retenir quelques propositions spéculatives particulièrement convaincantes d’A. Reverseau. La poésie du premier xxe siècle est l’héritière de plusieurs décennies de débats littéraires sur la photographie. Dès 1839, les daguerréotypomanes et les daguerréotypophobes s’affrontent. Le daguerréotype, ce « miroir qui garde toutes les empreintes2 » (pour citer Jules Janin), devient l’image d’une certaine écriture descriptive particulièrement minutieuse, et particulièrement capable de produire un effet de réel (pour détourner la formule de Barthes) — mais un effet seulement, puisque le titre de « daguerréotypeur littéraire » est décerné aussi bien au Théophile Gautier des récits de voyage qu’à l’Aloysius Bertrand de Gaspard de la nuit3. Opposition entre métier et génie (et donc entre artisanat et art), angoisse de la perte ontologique, critique du narcissisme collectif (« la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur métal4 », écrit Baudelaire), guerre contre le « faux » (« Je déteste les photographies à proportion que j’aime les originaux. Jamais je ne trouve cela vrai5», écrit Flaubert à Louise Colet le 14 août 1853) : autant d’enjeux propres à la première réception littéraire de la photographie. Le xxe siècle, bien entendu, va renouveler ces questionnements, mais sans les oublier — comme en témoignent ces lignes (citées p. 180) des Mamelles de Tirésias (1917) : le dramaturge œuvre, selon Apollinaire, « Non pas dans le seul but / De photographier ce que l’on appelle une tranche de vie / Mais pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité ». Vérité vitale vs mensonge mécanique : les grandes interrogations du siècle passé sont reprises au prisme d’une pensée para‑bergsonienne.
5Mais justement, selon A. Reverseau, les partisans d’une poésie complice de la photographie tendent à rejeter la notion de vérité et à lui préférer celle de « réalité » (voir p. 211). Il s’agirait en somme, pour les poètes amis de la photographie, d’aller au‑delà de l’effet de réel (qui suppose une vaine lutte contre la logique de la fiction), de placer définitivement la poésie à distance des pièges du récit (pour paraphraser Louis Marin), et de lui faire prendre le parti de la chronique, ce discours qui se situe au‑delà de la vérité puisqu’il se prétend tout bonnement soumis aux aléas de la réalité. Et l’on songe inévitablement ici au magnifique texte d’Yves Bonnefoy, « Igitur et le photographe »: « Là où le regard de l’artiste choisissait, […] voici que la photographie enregistrait tout, le fixait, ce qui permettait de montrer, sinon même de désigner, cette simultanéité, cette manifestation du hasard, et d’entraîner ainsi au‑delà de tous les discours que l’on tient sur les êtres et sur les choses : faisant entendre, si j’ose dire, le silence de la matière6 ». On ne saurait mieux définir le rôle de la… poésie selon une certaine modernité.
6La poésie connaîtrait par conséquent, selon A. Reverseau, un tournant déictique résultant de ses noces avec la photographie. Se situant historiquement au‑delà mais logiquement en‑deçà du mimétique, qui accorde la priorité au référent, le déictique poético‑photographique que tente de définir A. Reverseau est focalisé sur le geste référentiel. Ce n’est pas un hasard si le mot « photographie » désigne à la fois le procédé de captation et de formation des images et le résultat de ce procédé (les images elles‑mêmes si l’on veut) ; en d’autres termes un geste déictique et un objet partiellement mimétique — mais partiellement seulement, car l’action du sujet déictique vient troubler le fonctionnement mimétique de l’image. Par suite, la relation à trois termes entre vérité, vie et réalité se reconfigure, puisqu’à l’« effet de réel » se substitue ce qu’A. Reverseau appelle subtilement un « effet de vécu » (p. 335).
7Une autre thèse qui mérite d’être retenue est celle du rôle crucial de la poésie photographique dans le passage de la modernité au modernisme. L’idée que défend A. Reverseau est celle‑ci, que, si la photographie change profondément la conscience que la poésie a d’elle‑même, la poésie ne manque pas de faire évoluer la photographie en retour. Et c’est de cette influence réciproque que naît un certain modernisme à la fois poétique et photographique. En effet, de la rencontre entre poésie et photographie au xxe siècle naît une notion (voire une valeur) esthétique nouvelle — celle du présent. La photographie d’art sort de la dialectique de la présence‑absence que semblait lui imposer son inévitable ancrage dans le passé (puisqu’elle fixe un moment du monde visible qui n’est plus) pour adhérer pleinement à l’actualité ; et la poésie, en se faisant documentaire (selon le mot de Cendrars), se déprend d’une intemporalité devenue à la fois anachronique (c’est‑à‑dire d’un autre temps) et intempestive (c’est‑à‑dire mal accordée à l’époque).
8Reste à comprendre ce que produit exactement la rencontre de la poésie et de la photographie. Un sous‑genre (la poésie photographique) ? Un nouvel imaginaire scopique (un nouveau sens de la vue) ? Un nouveau régime d’images qui se situerait au‑delà de la distinction entre le visible et le scriptible ? Sans doute un peu tout cela à la fois — mais aussi et surtout, selon A. Reverseau, un nouveau medium: « La poésie elle‑même doit être envisagée comme un medium, comme lieu d’une mise en relation et en présence » (p. 459). La notion de medium est en effet éthique autant qu’esthétique. On pensera bien entendu à l’article capital de Jacques Rancière, « Ce que “medium” peut vouloir dire. L’exemple de la photographie7 », où le medium apparaît en somme comme un « milieu de la sensibilité commune comme substrat des pratiques, des comportements et finalement des formes de l’intelligibilité8 ». On serait tenté ici de remplacer ce dernier mot par celui de « visibilité » : la poésie photographique donne à voir les objets, elle leur confère une visibilité qui vient en quelque sorte actualiser leur visualité latente.
9C’est donc une sorte de politique du regard moderniste que propose A. Reverseau. Et son essai donne envie de prolonger la réflexion en se demandant quel rôle joue la photographie dans la poésie post- puis hyper‑modern(ist)e. Question qui est au centre notamment d’un bel article de Damien Blanchard, « Post‑poésie et photographie (1990‑2015) ». Selon ce dernier, dans l’œuvre d’auteurs comme Emmanuel Hocquard, Jean‑Marie Gleize ou Jean‑Luc Parant, la photographie est« mise en avant dans un but paradoxal : alors même qu’elle pourrait être l’objet d’une proximité avec le réel si elle était l’équivalent d’un miroir du monde, sa dimension fictionnelle est finalement privilégiée par ces poètes anti‑lyriques. Paradoxalement, la banalité et la neutralité des photographies mettent en crise l’idée qu’elles seraient un reflet du réel. Elles ne font en réalité que redoubler l’écart entre le sujet et le réel, elles le situent dans un flux sans logique et sans transcendance9 ». Certes, cette hypothèse demande à être vérifiée, mais elle semble à première vue pertinente. Et l’on pourrait ainsi dire qu’après s’être située successivement du côté de la vérité mimétique, de la réalité chronique et de l’expérience déictique, la poésie photographique aurait rejoint, de nos jours, le pôle ontologique avec lequel elle semblait a priori le moins conciliable — celui de la fiction.