Les mille et une couleurs de la légende. Pour une exemplarité vacillante
1Paru en 2018, le volume dirigé par Nathalie Grande et Chantal Pierre fait suite au colloque tenu à l’université de Nantes les 5 et 6 décembre 2013. Fruit d’un travail considérable, rassemblant pas moins de vingt et un articles, il complète avec profit les études non‑monographiques sur la légende et le légendaire à l’époque moderne, parues plus ou moins récemment (Le Légendaire au xixe siècle : poésie, mythe et vérité de Claude Millet publié en 1997 et Die Legende als Kunstform : Victor Hugo, Gustave Flaubert, Émile Zola de Sabine Narr de Sabine Narr datant de 2010).
2Ce volume met en avant un fait essentiel dans l’approche des récits légendaires : leur indéniable fragilité, notamment à partir du xviie siècle. Faisant appel à l’étymologie même du mot, plusieurs contributeurs rappellent que la légende est le récit que l’on se doit de lire. Celui-ci apporte un contenu normatif décisif qui donne à voir une axiologie structurante pour une société et ses individus à un moment précis de l’histoire. Néanmoins, par sa richesse et par son vaste empan chronologique (du xviie au xixe siècles), ce volume complexifie la donne. Questionnements sur la vie de cour et sur la royauté, nouvelles considérations politiques apportées par la Révolution française et désenchantement propre au xixe siècle remettent en cause de tels récits normatifs et rendent incertain le projet légendaire d’« assigner des rôles dans l’Histoire à des individus », pour reprendre une formulation de Julien Goeury. L’ouvrage tend à montrer que la voix de la légende s’éraille avec la modernité et que son caractère de « récit collectif » (que rappelle Jean‑Louis Cabanès) dégénère en polyphonie équivoque.
Des légendes mises sous le signe de la bigarrure : la réversibilité axiologique
3Les auteurs étudiés mettent au jour une formidable réversibilité des récits légendaires. Cette qualité peut concerner un même sujet : ainsi, le Calvin de Bèze n’est bien sûr pas celui de Bolsec comme le montre Julien Goeury, mais plus encore, les deux sont, en quelque sorte, antithétiques. La polémique prend la forme d’un affrontement des légendes, l’écrivain catholique n’hésitant pas à faire de la vie de Calvin une sorte d’anti-hagiographie. Ainsi — double violence — tout en le critiquant vivement, il le réinscrit, par la négative, dans un type de récit que la culture protestante réprouve. Prenant comme support de multiples personnages historiques, d’autres contributeurs mettent également en avant la vision antithétique créée par cet affrontement des légendes : c’est le cas d’Urbain Grandier comme le montre Esther Pinon à travers une belle étude du traitement, au xixe siècle, de l’affaire des possédées de Loudun dans les œuvres de Vigny, Dumas et Michelet ; de Mme Guyon à propos de laquelle Jacques Athanase Gilbert se demande si elle est « sainte ou amoureuse », « passive ou lascive » (autant de qualificatifs devant lesquels un lecteur de légendes doit normalement trancher) ; c’est également le cas de nombreux personnages qui, dans le genre littéraire du dialogue des morts étudié par Nicolas Correard, se voient confrontés à leur « image d’Épinal » souvent injustement glorieuse ou calomnieuse.
4Toutefois, dans la période qui nous concerne, ces études montrent que cela est rarement possible tant la légende peine à construire un discours clair, comme si, au centre de son écriture, n’était inscrit aucun adage.
La neutralité chromatique ? À propos de l’écriture de l’histoire
5Face à cette réversibilité légendaire, on pourrait imaginer un type d’écriture plus distante : celle qu’impose la science historique. De fait, les contributions du volume dirigé par Nathalie Grande et Chantal Pierre reviennent sur ce désir de neutralité. Comme le montre Esther Pinon, il existe un traitement rationaliste de l’affaire des possédées de Loudun, notamment chez Michelet ou encore Dumas. Ce dernier retrouve une pseudo‑science de son temps en substituant au supposé pouvoir magique d’Urbain Grandier l’influence magnétique. Yann Lignereux, quant à lui, met en avant le fait que le récit de fondation de Québec par Samuel de Champlain, substitue à une version mythique des faits une version beaucoup plus administrative, dénuée de tout affect et des grands évènements qui marquent normalement les récits de fondation (cabbale, violence, sacrifice).
6Toutefois, la ligne de partage n’est pas si claire entre récit légendaire et récit historique, comme le suggère le sous-titre du volume. En son introduction, Nathalie Grande et Chantal Pierre le disaient déjà : « l’histoire, dans ses aspects les plus célèbres, comme dans ses particularités les plus ignorées, se présente aux créateurs comme un réservoir irremplaçable de personnages étonnants, d’intrigues surprenantes, de lieux et d’époques qui suscitent l’imaginaire. » Il n’y aurait pas opposition, mais engendrement et dépendance entre les deux termes.
7Ainsi, l’appréciation en légende noire ou en légende dorée dépend, entre autres, d’une focale historique. Réinjecter de l’histoire, c’est, en tant que lecteur, se rendre capable d’observer ces miroitements au-delà des contradictions. C’est notamment le travail que fait Jacques Athanase Gilbert à propos de Mme Guyon, lui qui montre que le « décalage » de sa mystique la met dans « une position historique particulière ». De même, dans son article, Julien Goeury conclut sur l’impossibilité, même en élaguant le récit, de supprimer la légende qui reste la source même de l’écriture historique. Légende dorée et légende noire, malgré leur opposition, sont du même bois : celui qu’on élague pour faire l’histoire. Dans son article sur La Légende du beau Pécopin et sur Les Burgraves de Victor Hugo, Claude Millet corrobore cela en affirmant que la légende est l’« histoire en cours de démythification et d’humanisation ». Devant ce constat de mélange inextricable, certains genres littéraires vont assumer de faire se rencontrer allègrement histoire et fiction, comme celui du dialogue des morts, « [l]’espace anachronique des enfers, où un moderne fraîchement décédé peut rencontrer un moderne traînant là depuis un ou deux millénaires, suppos[ant] a priori une déshistoricisation radicale des personnages mis en scène » comme l’explique Nicolas Correard. S’installe alors un « rapport critique à l’historiographie dans ce genre consistant à “légender” l’histoire » et à créer de véritables « tribun[aux] d’appel ». Un des exemples les plus frappants est la réhabilitation par Vauvenargues d’Alexandre le Grand étudiée par le chercheur.
8Loin de maintenir l’opposition entre histoire et légende, les contributeurs la ramènent finalement à cette réversibilité première que nous avons évoquée. Dépassant les simples polémiques, les grossiers conflits de valeurs, elle est l’essence même de ce qu’est la littérature, elle qui se plaît à « renverser les polarités », comme le rappelle Esther Pinon. La noirceur peut séduire et appeler une description minutieuse et complaisante ; la perfection du doré, par l’ennui et la méfiance que peut inspirer son « vouloir‑dire » (pour reprendre l’expression de Susan Rubin Suleiman dans son ouvrage Le Roman à thèse ou l’autorité fictive), peut être condamnée indirectement par le récit. L’article de Bérangère Chaumont sur « les légendes nocturnes » exemplifie bien cette tension. Comme réservoir de mythes et de séquences narratives merveilleuses, la nuit, espace-temps du crime, de la violence et de la transgression, appelle la fascination tout autant que la condamnation. Comme le rappelle la chercheuse, « [a]vec la nuit, le lien se fait ténu entre pur artifice romanesque ressortissant au divertissement et dénonciation d’une politique perfide dans l’histoire au travers d’une légende noire ». La légende, qui veut tenir son discours, n’est jamais loin de la dissolution dans le simple plaisir littéraire. Son rapport à l’histoire en est, bien sûr, complexifié. Version populaire, mythique, de faits passés, elle s’en éloigne à mesure qu’elle succombe à l’engendrement autonome des images.
9Cependant, certains contributeurs tendent à mettre de côté l’opposition entre histoire et légende pour montrer que l’exacerbation du matériau légendaire peut aussi avoir son rôle dans des entreprises historiographiques : ainsi, Nicolas Correard rappelle que « la fiction […] agit comme une conscience critique de l’histoire, rendant évidente sa part irréductible de littérarité et de fictionnalité ». Dans l’article sur le cardinal Dubois tel que décrit par Saint‑Simon, Jean Garapon note la « lucidité supérieure d’une écriture irriguée par une mémoire ». L’aspect quasi satanique de Dubois est lié à cette « lucidité supérieure » qui flirte avec la fiction (Jean Garapon parle d’ailleurs d’« une créature devenue largement fictive » sous la plume du duc). De même, l’étude de Catherine Ramond sur l’Histoire secrète d’Isabelle de Bavière reine de France de Sade met en avant une « poétique hybride associant histoire et roman ». On le sait, cette hybridité est redoublée, dans l’écriture de Sade, par une prédilection pour des tableaux aux contrastes appuyés : comme le montre Catherine Ramond, Isabelle, parangon de vice, porte d’autant mieux sa légende noire qu’elle est juxtaposée à d’autres légendes, dorées en l’occurrence (Adélaïde de Brunswick, Jeanne d’Arc).
10Les aspects par trop fictionnels de la légende peuvent déborder l’histoire, mais ils peuvent aussi renforcer le propos qui la sous-tend et mettre en lumière des faits jusqu’ici peu saillants dans la mémoire des hommes. Pour reprendre un questionnement de Yann Lignereux dans le titre de son article, l’histoire ne mettrait pas la littérature « en échec » ; dans la légende, les deux ont l’occasion de se rencontrer et de se nourrir mutuellement.
Un autre parcours possible : le discours social des légendes
11Le parcours que proposent Nathalie Grande et Chantal Pierre dans le volume est efficace. Les grandes parties de l’ouvrage esquissent une forme d’ethnopoétique de la légende, elle qui doit être « racont[ée] » (incarnée dans une voix), elle que l’on doit « écrire » (sa consignation valant histoire) et elle qui engage un « croire » (le syntagme « légende dorée », bien que figé dans la plupart de ses utilisations, renvoyant bien sûr à l’œuvre chrétienne de Jacques de Voragine). Cependant, malgré le dernier titre évoqué, les contributions posent relativement peu la question de la croyance (à travers des études sur la réception, l’encodage dans le texte de la réaction du lectorat ou encore sur la question des valeurs prônées). Toutefois, ce parcours marque par son ampleur et par sa variété (tant dans les époques, évidemment, que par les genres littéraires convoqués).
12À la lecture du volume, c’est un autre parcours qui nous est apparu. N’enlevant rien à la justesse de celui proposé, nous voudrions revenir sur un fil rouge qui, selon nous, traverse les différents textes : celui qui mettrait en avant la prévalence d’un discours social et politique sur un discours moral et religieux dans la structuration des légendes. En effet, ces légendes dorées et ces légendes noires dessinent avant tout des imaginaires sociaux.
13Le premier de ces imaginaires est assez convenu : la légende dorée des grands aurait comme face cachée la légende noire du peuple et comme revendication : « de l’ordre avant tout ! » Dans son article, Nicolas Correard revient par exemple sur le « parti‑pris aristocratique » de Vauvenargues dans ses dialogues des morts, lui qui « retourne avec aisance la légende noire des grands hommes comme Alexandre ou Mazarin ». Lise Lebacher‑Ouvrard rappelle que les attaques littéraires contre la Maintenon (de la Palatine et de Saint-Simon) sont avant tout des attaques sociales (qui concernent son extraction). La principale faute de la Maintenon, qui est la base de sa légende noire chez les deux auteurs évoqués, est d’avoir favorisé l’« indifférenciation sociale ». Bien plus, Lise Lebacher‑Ouvrard avance même que l’appellation négative de « fée » que Saint-Simon utilise pour désigner la Maintenon pourrait la rattacher au peuple en tant que destinataire principal de ces récits naïfs. La Maintenon est donc vitupérée pour sa condition première, « la Palatine et Saint-Simon vo[yant] moins en elle une femme d’un genre ou d’une moralité ambigus qu’une personne ayant usurpé son rang, une marquise parvenue, fauteuse de troubles au niveau sociopolitique avant tout ».
14À l’inverse, la légende négative — noire — travaille également à un renversement des grands. Les contributions allant dans ce sens sont très nombreuses : dans l’article liminaire du volume qui étudie la « légende noire de Barbe-bleue à travers les contes littéraires et les contes populaires » et qui dans son titre même met en place une forme de bipartition sociale, Dominique Peyrache‑Leborgne rappelle l’ascendance noble de Barbe‑bleue, peu à peu remplacée par un statut de roturier chez Perrault. En mettant en valeur une écriture de l’intime, Isabelle Durand montre la désacralisation qui touche la figure de Charlemagne, par exemple dans Les Mystères du peuple d’Eugène Sue. Dans la troisième partie du volume, l’article de Pierre Bonnet interroge la possibilité d’une légende noire de Louis xiv à travers trois critiques : la critique « diplomatico‑politique », « théologico‑politique » et « juridico-politique ». Ces trois veines critiques débouchent sur une satire qui peut, elle, retrouver certains traits de la légende (notamment l’univocité). À propos du même personnage, l’article d’Anissa Bennaïli offre un bel écho à celui de Pierre Bonnet : elle étudie les pamphlets royalistes qui louent la violence et la fermeté du même roi en regard de la tragédie de Jérôme Le Grand qui, en 1791, le présente comme un tyran. Dans une étude sur « la légende noire des favoris royaux », Delphine Amstutz note quand même l’ambiguïté de la résurgence sous la Restauration du mythe des favoris royaux. Il ne serait pas totalement négatif puisque « la légende des favoris déchus apparaît comme le conservatoire de rêveries mélancoliques dont la fécondité poétique prévaut sur la portée politique ». Madame Putiphar de Petrus Borel, analysé par Jean-Louis Cabanès, est une charge contre le règne de Louis xv : « [l]a pieuvre du despotisme déroule ses tentacules dans les volutes du rococo ». L’article de Barbara T. Cooper n’est pas en reste, lui qui, jouant sur les deux versants légendaires, étudie deux figures de rois — une positive et une négative. Dans tous les cas, la légende — récit populaire — sert à opérer, symboliquement, la mise à bas du grand, du dominant.
15Au regard de ces études portant sur les légendes noires des grands, le volume donne une place moindre au mouvement contraire, celui qui s’attarde sur les légendes dorées du peuple que Michelet appelait de ses vœux dans son cours au Collège de France de janvier 1844. Les directrices du volume s’en expliquent en conclusion : dans le cadre du xixe siècle, le volume s’est concentré principalement sur la liquidation du passé monarchique et sur l’« efficacité destructrice des légendes noires ». Toutefois, la période révolutionnaire elle-même offre quelques entreprises de légendes dorées du peuple qui apparaissent ponctuellement dans l’ouvrage et complètent magnifiquement les belles études présentées ici. Dans son article sur l’épisode du verre de sang supposément bu par Melle de Sombreuil, Paul Kompanietz évoque une version de l’épisode proposée par Louis Blanc dans son Histoire de la Révolution française publiée en 1847. Elle transforme la violence révolutionnaire en sollicitude humaniste (le verre de sang que Melle de Sombreuil aurait été forcée de boire pour sauver son père aurait été en réalité un verre d’eau de fleur d’oranger sucrée que lui aurait offert un révolutionnaire, verre simplement taché de sang). La légende noire de la révolution se transforme bien ici en légende dorée valorisante pour le peuple. Néanmoins, il s’agissait, dans ce cas précis, du peuple révolutionnaire (dont les évocations revêtent une dimension épique incontestable qui appelle l’éloquence de la légende dans la noirceur comme dans la vertu). Le légendaire des humbles est, quant à lui, peu présent. Il est vrai que ces « humbles » ne sont pas, à proprement parler, matière à histoire jusqu’au début du xixe siècle et que cela aurait donc quelque peu déporté le sujet du volume.
16En revanche, dans la légende, une forme de dénonciation des conditions de vie du peuple peut apparaître. Si la forme exemplaire qui assigne un rôle positif au peuple est peu présente, les articles montrent que la légende peut opérer une revalorisation par la négative. Intensifier le noir de la légende peut attirer la pitié. Dans la littérature régionaliste de Bretagne étudiée par Thierry Glon, l’intrication entre réalisme et légende teinte du noir du réel l’idéalisation arthurienne, ce qui permet d’interroger la condition du bas peuple. Dans son étude sur Hugo, Claude Millet ne manque pas de revenir au personnage de Guanhumara dans Les Burgraves qui est l’« incarnation de “l’infini de la Misère et la hideuse internationale des misérables” ».
17Enfin, le peuple peut retrouver une place prépondérante en tant que source de la légende : Claude Millet note ainsi son « caractère naturel, spontané, sans signature ». Cette indécision n’est pas un vide mais la forme même de la voix populaire et collective. Cela entre en écho avec ce qu’écrit Gabrielle Chamarat dans son article sur la légende de l’homme au masque de fer au xixe siècle (notamment dans le traitement qu’en fait également Hugo) : « La légende retranscrite dans la littérature est la parole du peuple que l’art transmet à la postérité. »
18D’autres réévaluations sociales — plus précises — sont opérées dans la légende. Elle remet en valeur les femmes par exemple. Anne Debrosse, dans son étude des souvenir de Madeleine de Scudéry, insiste sur « sa focalisation sur les femmes écrivains » et sur sa construction d’un « récit des origines qui légitime l’écriture présente et à venir des femmes ». À un autre niveau, pour Yann Lignereux, la suppression de la légende dans le récit de fondation de Samuel de Champlain (de l’édition de 1613 à celle de 1632) est signifiante. Le refus manifeste de la légende, dans la description et l’évocation des Indiens, a aussi à voir avec une réticence à leur rendre une forme de pouvoir culturelle. Par conséquent, l’absence de légendes est une forme de violence. La nouvelle version du texte de Champlain consacre l’« intégration de Québec dans une Nature sans histoire ou, plus précisément, sans récit possible car répétitive et finalement immuable. » Elle souligne « [l]a médiocrité et […] l’ordinaire des travaux et des jours d’un monde indien que la littérature observe et décrit seulement désormais ».
19Offrir la légende, la refuser sont autant de manière de délégitimer ou de faire apparaître des individus qui jusqu’ici se situaient dans les marges. Les contributeurs, chacun à leur manière, montrent qu’accéder au récit mythique offre une certaine pérennité et une place dans les représentations communes. Qu’elle soit d’or ou de ténèbres, la légende donne une existence qui fait perdurer les combats passés dans les esprits des siècles ultérieurs.