Fétichisme littéraire
Un soir, me trouvant sous les galeries de l’Odéon, devant l’étalage du libraire Marpon, je ressentis, tout à coup, l’invasion de ce trouble bizarre dont j’ai parlé. Mais, cette fois, avec une telle intensité que j’en perdis la notion du réel. Je me souviens qu’un tremblement nerveux me secoua de la tête aux pieds ; une sueur froide glaça mes tempes, ma vue s’obscurcit ; puis, comme fasciné par le volume sur lequel mes regards s’étaient fixés, je m’en emparai et je disparus gonflé par une félicité indicible.
(Paul Garnier, La Folie à Paris. Étude statistique, clinique et médico-légale, Paris : J.-B. Baillière et Fils, 1890, p. 374-375.)
1Ces mots sont ceux de B…, étudiant en médecine et patient du Dr Paul Garnier, médecin en chef de l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de Police de Paris, qui les reproduit dans son ouvrage consacré à La Folie à Paris, comme un exemple de fétichisme des livres. Ce cas, en ce qu’il mêle étroitement fétichisme et littérature, peut être considéré comme emblématique des rapports unissant ces deux objets et des différents modes d’articulations entre eux. Il peut donc constituer un fil rouge pour l’exploration de ces articulations, tâche à laquelle s’attelle Martina Díaz Cornide dans La Belle-Époque des amours fétichistes. Elle montre comment une notion issue de l’anthropologie, et abondamment reprise par la médecine de la Belle Époque (1887-1913) pour caractériser ce qui est perçu comme une perversion, peut s’éclairer par le recours aux instruments de l’analyse textuelle, et notamment aux figures rhétoriques. Plus encore, elle démontre que ce nouveau mal du siècle constitue une notion opérante pour l’analyse des textes littéraires, non seulement sur le plan des questionnements abordés, dans une perspective d’épistémocritique, mais également sur celui du rapport au langage et à sa capacité à faire signe vers un au-delà du mot. En d’autres termes, et pour reprendre les deux grandes parties qui composent le volume, il s’agit d’indiquer comment, à une « pathologisation de l’érotique » par la médecine de la fin du xixe et du début du xxe siècles, répond une « poétisation du fétichisme » par la littérature de la même époque.
2Le livre s’inscrit dans le riche champ des études investiguant les liens entre médecine et littérature, dans une perspective interdisciplinaire. Il poursuit une démarche épistémocritique au sens où l’entend Michel Pierssens, visant à traquer des « figures épistémiques1 » que s’approprie et contribue à forger la littérature du temps. En ce sens, il se situe au cœur du renouveau actuel de l’intérêt pour les interactions entre les sciences du vivant au sens large et la production littéraire du xixe siècle2. Plus spécifiquement, il se concentre sur la question de la paraphilie et de sa constitution comme objet médical. Ce faisant, les recherches de Martina Díaz Cornide entrent en écho à la fois avec des travaux du type de ceux menés par Jean-Louis Cabanès visant à mettre en évidence « la réfraction du discours médical dans les romans », mais aussi « un usage spécifiquement littéraire de la physiologie et de la pathologie3 ». Elles s’inscrivent également dans la continuation des études menées par Juan Rigoli, éclairant la façon dont une pratique scientifique se fonde par l’appropriation d’un phénomène, sur le plan disciplinaire, mais également rhétorique4. Enfin, La Belle-Époque des amours fétichistes noue également le dialogue avec les études menées sur l’avènement de la sexologie par Foucault5 évidemment, mais aussi par Alain Corbin6, Sylvie Chaperon7 ou encore Julie Mazaleigue-Labaste8. L’ouvrage constitue un complément bienvenu à ces dernières études en adoptant une perspective d’historienne de la littérature, les textes littéraires étudiés ne constituant pas de simples illustrations, mais bel et bien un pendant au discours médical, qu’ils contribuent à informer et à transformer. L’une des grandes originalités du volume consiste en outre en la focalisation sur une seule « perversion ». Loin de réduire la portée du discours, cet axe permet d’observer des évolutions et des nuances extrêmement fines, tout en en dégageant des propositions de lecture qui dépassent de beaucoup le seul fétichisme, démontrant en cela que cette « déviance » constitue bien, ainsi que l’avait relevé Foucault, une « perversion-modèle9 ».
Littérature sur le fétichisme
3La publication du cas de B… dans un traité médical témoigne de l’intérêt nouveau que suscitent les comportements de ce type et de l’émergence d’une littérature médicale qui leur est consacrée. Martina Díaz Cornide intègre ce développement au sein de cette « science de l’amour » (p. 15) qu’ambitionne la médecine de la fin du siècle. Elle retrace l’accent particulier mis sur les perversions de l’instinct génésique, en lien avec les théories contemporaines de la dégénérescence et de l’hérédité morbide, la « normalité » sexuelle s’élaborant en négatif par rapport à la maladie. L’intérêt médical pour le fétichisme intervient donc dans un contexte de « pathologisation de l’érotique », amenant à considérer comme une déviance ce que l’hygiéniste Paolo Mantegazza taxe encore de simple « idolâtrie amoureuse10 », commune à tous les amants.
4Ne se contentant pas d’ouvrir son étude avec l’article fondateur d’Alfred Binet, « Le fétichisme dans l’amour » (1887), l’auteure rappelle les origines anthropologiques du terme « fétichisme » et ses implications étymologiques, mettant en évidence la façon dont cette première acception sous-tend l’usage médical, notamment dans ses implications religieuses et sémiotiques. Le texte de Binet se trouve ainsi mis en perspective par rapport à cet héritage anthropologique et aux travaux de ses prédécesseurs, ce qui en renforce l’insertion dans un Zeitgeist. Martina Díaz Cornide articule en outre la théorie du psychologue à une réflexion éclairante sur les tropes rhétoriques, montrant comment la terminologie littéraire permet de rendre compte des différents types de fétichisme identifiés par Binet et du passage de l’un à l’autre. Elle démontre ainsi que le fétichisme oscille entre « synecdoque, métonymie, accumulation et hyperbole » (p. 89), pôles rhétoriques qui traverseront le livre.
5L’article de Binet est également appréhendé dans l’optique de la normativité, la distinction établie par le psychologue entre un « petit fétichisme » bénin et un « grand fétichisme » pathologique impliquant l’identification d’un degré limite. L’auteure met en évidence les apories où conduit cette approche dite « continuiste » et l’oppose à une « thérapeutique de l’inguérissable » défendue par des praticiens qui postulent une différence ontologique entre pervers et sain.
6Indépendamment de l’option retenue, la multiplication des traités consacrés au sujet donne l’impression d’une véritable épidémie fétichiste, perception que Martina Díaz Cornide, à la suite de Julie Mazaleigue-Labaste11, bat en brèche en démontrant que les mêmes (rares) cas se retrouvent dans de nombreux ouvrages. Elle en conclut que « les fétichistes sont ainsi, et surtout, des êtres de papier » et que l’épidémie est avant tout « d’ordre scripturaire » (p. 129). Le passage en revue de « la science du fétichisme » se clôt sur cette grande absente qu’est la femme, les médecins étant très réticents à admettre la possibilité d’un fétichisme féminin. L’auteure se concentre sur les écrits de Gaëtan Gatian de Clérambault, seul praticien à aborder frontalement cette question et à affirmer, après tergiversations, l’éventualité de cette « maladie ».
Littérature des fétichistes
7Le fait même que B…, le fétichiste des livres, s’exprime à la première personne témoigne de l’importance du discours des fétichistes au sein du traité médical. Binet considère ainsi que ses patients assouvissent leurs besoins sexuels en se racontant des « romans d’amour » (p. 91), réactivant ainsi le vieux topos sur les dangers de l’imagination érotico-romanesque. Ces « romans » accèdent à la matérialité de l’écrit dans des auto-observations qui sont ensuite insérées dans les textes médicaux, comme l’a étudié Philippe Lejeune12. Il s’agit de donner une voix à ceux qui n’en ont pas, de « raconter le drame individuel » (p. 145), quitte parfois pour le praticien à intervenir pour narrativiser le propos. Martina Díaz Cornide met en avant l’ambiguïté qui intervient lorsque les voix du malade et du praticien se mêlent via le style indirect libre, d’autant plus lorsque, comme dans le cas de B…, le patient est lui-même médecin, aboutissant à une « correspondance contagieuse entre docteurs et malades » (p. 154).
8Gestes médical, littéraire et fétichiste se recoupent également dans la proximité entre l’acte médical qui sectionne et le regard fétichiste qui isole, mais surtout dans la méfiance médicale envers les écrivains, les fétichistes étant connus pour leur goût de l’écriture. Les praticiens se livrent alors à de véritables « dissections » (p. 202) littéraires pour traquer le pervers derrière l’œuvre. Les pathographes s’intéressent à Rousseau, Zola, Verlaine, mais aussi à Maupassant, en qui Nordau voit un podophile amoureux des dessous féminins. Le cas le plus discuté demeure cependant celui de Rétif de La Bretonne, au point que l’on parle à l’époque de « restifomanie » (p. 180). Martina Díaz Cornide identifie chez plusieurs médecins qui traitent de l’auteur du Pied de Fanchette et de son œuvre une « oscillation entre une pathologisation de l’écrivain et une volupté à laisser ses textes érotiques envahir l’écrit savant » (p. 190) témoignant de la porosité entre les genres. Elle relève ainsi la difficulté de pathologiser celui qui, à travers ses personnages capables « de prendre leur pied avec ceux des femmes » (p. 202), est parvenu à élever le fétichisme au rang d’art d’aimer.
Fétichistes littéraires
9Si l’émoi de B…, dans l’auto-observation qu’il livre à Garnier, est causé par un livre de droit, l’étudiant aurait également pu jeter son dévolu sur un ouvrage littéraire, où il aurait peut-être découvert un cas semblable au sien. Les écrivains de la fin du siècle sont en effet nombreux à s’inspirer des traités médicaux pour élaborer leurs œuvres. Ils ne se contentent cependant pas de les vulgariser, mais les repensent véritablement, modifiant leur portée et leur réception, généralement dans une visée de dépathologisation et de remise en question de la norme. C’est ce qui permet à Martina Díaz Cornide de considérer que « le fétichisme est une donnée littéraire avant tout » (p. 20).
10La critique identifie une première approche libertine, consistant à ré-érotiser le fétichisme en le présentant comme une pratique sexuelle satisfaisante. Pour ce faire, les auteurs exploitent une dimension érotique déjà présente de façon latente dans les textes médicaux, dimension dont les médecins sont conscients et qu’ils tentent de limiter en réduisant l’accessibilité de leurs ouvrages. Cela n’empêche pas ces derniers d’être considérés parfois comme des répertoires de perversions, encourageant ce qu’ils dénoncent. Ce phénomène est accentué par des entreprises pseudo-médicales, telles celle du Dr Caufeynon, lequel se présente comme médecin mais livre, sous couvert de vulgarisation, un ouvrage érotique, qui a au moins l’intérêt de donner la parole à la « victime » féminine du fétichiste. Cette focalisation féminine se retrouve dans Le Journal d’une femme de chambre de Mirbeau et sa célèbre scène de fétichisme des bottines, qui conclut à la « naturalité du vice et de la déviance » (p. 225). Le propos est plus acerbe dans la série des Déséquilibrés de l’amour d’Armand Dubarry, ensemble de publications à visée vulgarisatrice. Face à l’exacerbation du sensualisme dans certains passages et au caractère excessif des intrigues, Martina Díaz Cornide s’interroge sur le but réel de ces ouvrages, soupçonnant une possible dimension parodique. Plus que les textes de Dubarry, ce sont ceux de la Select Bibliothèque de Roland Brévannes, ainsi qu’un mystérieux roman intitulé Le Fétichisme dans l’amour, que l’auteure analyse de façon détaillée pour mettre en évidence le processus de dépathologisation à l’œuvre dans ces écrits et la présentation du fétichisme comme un adjuvant dans une relation érotique épanouie et consentie et comme un plaisir de raffiné. À travers ces textes, cette prétendue perversion « quitte ainsi le terrain de la pathologie pour devenir un art de vivre » (p. 262).
11Art de vivre érotique pour la littérature libertine, le fétichisme devient un art de vivre esthétique dans la littérature décadente, fréquemment accusée de poétiser la perversion. Si les médecins reconnaissent à la littérature un statut de pionnière dans le traitement de l’amour et de ses variantes, ils lui reprochent de ne pas atteindre à la vérité scientifique, et surtout de livrer une vision romantique du mal, et ainsi de contribuer à le propager. Le reproche de poétisation est en partie justifié, en ce que les écrivains tendent à aller au-delà de l’approche parfois simpliste des praticiens et à explorer la vie amoureuse dans toute sa variété, célébrant les formes jugées les plus marginales.
12Pour illustrer cette « poétique de l’écart », Martina Díaz Cornide se concentre tout d’abord sur la notion de « hors nature », expression fréquemment employée en médecine pour caractériser les fétichistes et récupérée en littérature, par Jean Lorrain dans Monsieur de Phocas, mais surtout par Rachilde dans son roman du même nom. La critique présente ce dernier texte comme la proclamation d’un « nouveau mode d’être » (p. 278), hors des limites du naturel et seul accessible aux esthètes et aux raffinés. L’exploration du corpus rachiliden permet également d’aborder le cas de La Jongleuse, réalisation littéraire de ce fétichisme féminin que réfute la médecine et plaidoyer pour un amour au-delà du sexe et de l’organique. Le lien entre fétichisme et féminin est également exploré, quoique selon des modalités très différentes, par Laforgue et Maupassant, qui, tous deux, qualifient la femme de « fétiche » avant même la récupération médicale du terme par Binet. La notion acquiert chez eux une connotation éminemment négative, révélatrice d’une vision désenchantée de l’amour. Il désigne la vacuité du féminin qui ensorcelle l’homme malgré sa négativité et le pousse à tomber dans le piège de la génération.
13Maupassant constitue un cas privilégié pour l’étude du fétichisme en littérature, comme l’avait déjà remarqué à sa façon Nordau. Martina Díaz Cornide montre de quelle façon l’érotique maupassantienne se réfugie dans le détail, devenu lui-même embrayeur de récit. Les objets se muent en supports de vie et de mémoire, dont le potentiel est libéré par l’écriture. Les personnages désenchantés se tournent alors vers « un mode d’aimer taxé par la médecine de pathologique, mais qui relève pourtant d’un idéal désespéré défiant la finitude » (p. 299) et dépassant l’organicité. Le désir porte alors sur le baiser — surtout lorsqu’il est moustachu —, sur les yeux, sur les orchidées, mais surtout sur les cheveux.
14L’auteure prouve alors le caractère opérant du fétichisme comme outil d’analyse littéraire en livrant une lecture détaillée et originale de ce qui est sans doute l’un des textes les plus commentés du romancier et nouvelliste, « La Chevelure ». Elle présente la toison féminine comme un morcellement en apparence seulement, permettant d’atteindre à la totalité du féminin au-delà du temps et de la mort, à la façon d’une synecdoque. Plus encore qu’une relique, elle en fait une idée fixe, qui envahit le personnage « fou » et met en péril l’étanchéité du texte en contaminant les différents niveaux diégétiques. La puissance du fétiche est telle qu’elle brouille les frontières entre aliéniste et aliéné, entre récits cadre et enchâssé, entre texte et lecteur. La parole du fou permet ainsi le partage d’une folie devenue appréhendable, aboutissant à la formation d’une forme de communauté fétichiste, regroupant « fou », narrateur et lecteur dans l’émoi de cette chevelure dont la langue maupassantienne traduit les entrelacs lascifs au-delà des frontières textuelles. Le fétiche cesse donc d’être un simple brimborion sans importance pour devenir une voie d’accès privilégiée vers Autre Chose, par l’entremise d’une véritable quête esthétique.
Littérature comme fétiche
15Si le livre comme objet peut attirer un fétichiste comme B…, s’il peut contenir un avis médical ou littéraire sur la condition de ce dernier, sa langue même peut œuvrer à la façon d’un fétiche, explorant les potentialités indiciaires, analogiques et intertextuelles du texte pour l’ouvrir vers une totalité qui le dépasse. Il s’agit sans doute là de la proposition la plus hardie et novatrice de l’ouvrage, Martina Díaz Cornide invitant à rapprocher la pratique des fétichistes, qui atteignent à une totalité par le biais d’un fragment, de celle des symbolistes, « pour qui l’objet n’est pas seulement matérialité, mais signe d’autre chose » (p. 319). L’auteure suit le fil de la chevelure initié avec Maupassant pour élaborer une sorte de filiation capillaire partant de Baudelaire et de Mallarmé, initiateurs d’une poétisation de la chevelure féminine. Si un journaliste du Gil Blas s’amuse à exploiter cette ascendance pour faire d’un coupeur de nattes dont il relate les exploits un poète symboliste, la parenté est très sérieusement affirmée par Jean Lorrain (Âmes d’automne). « Symboliste, le coupeur de nattes que la médecine stigmatise trouve ici ses lettres de noblesses littéraires, incarnant le malade du siècle » (p. 335), et non un simple aliéné à enfermer.
16Ces multiples chevelures conservées en souvenir au fil des textes évoquent immanquablement la relique amoureuse, héritage de l’anthropologie religieuse réinvesti par la médecine, et surtout par la littérature, « afin de désigner un objet au pouvoir mémoriel, capable de réactualiser la volupté de jadis » (p. 336). Le fonctionnement de la relique est exploré de façon très détaillée dans Bruges-la-Morte de Rodenbach, où l’auteure l’associe au riche jeu des analogies qui traverse le texte. L’« étude passionnelle » que se veut le roman n’est alors plus uniquement celle de son personnage principal, mais celle de la ville dans son ensemble et, à travers elle, du texte. Le fétichisme permet de saisir les correspondances qui forment le réel, le cheveu sous-tendant ce tissage des éléments entre eux, de même que la dentelle, dont l’auteure montre dans des pages éclairantes, qu’elle est une figuration du texte chez Rodenbach. Le « pervers » change alors de statut : « Le fétichiste n’est pas un individu coupé du monde par ses actes et que la science chercherait à écarter encore plus — au contraire : c’est celui qui, pris du démon de l’analogie, perçoit les liens entre les choses et la ville, s’attachant aux objets pour que quelque chose demeure malgré la mort » (p. 346).
17Ce réseau d’analogies au sein de l’œuvre est ensuite étendu, par l’élargissement de ce jeu de tissage, à d’autres textes. La filiation capillaire unissant Baudelaire, Mallarmé et Maupassant permet la mise en évidence d’une constellation de « luxures nordiques », qui associe, par intertextualité, Bruges-la-Morte, mais aussi Le Carillonneur du même Rodenbach, ainsi que Monsieur de Bougrelon de Lorrain. L’analyse de la scène dite du « boudoir des mortes » dans ce dernier roman, où des robes anciennes voient leurs propriétaires ressuscitées par la force évocatoire de la parole, permet de mener à son terme cette réflexion sur le pouvoir fétichiste du langage en montrant que le « vrai » fétiche est en définitive le mot : « C’est le dire qui conjure l’absence ultime » (p. 354). Par le pouvoir du langage, les analogies résument le « tissage analogique » (p. 356) du monde et entrent en échos les unes avec les autres, comme les textes. Si le fétichisme est une mise au jour des liens du réel, alors l’intertextualité devient une forme de jeu fétichiste.
18Ce jeu trouve sa réalisation la plus aboutie dans « la bibliothèque des fétiches », collection sérielle d’objets que les médecins diagnostiquent chez leurs patients. Il s’agit d’un véritable « catalogue mémoriel » (p. 358), dont chaque item réactive à volonté le souvenir des circonstances de son acquisition. Cette mise en série des fétiches constitue une composante importante de l’imaginaire entourant la « perversion », que l’on retrouve dans de nombreux cas médicaux ou littéraires. Elle devient ainsi métaphore d’un savoir sur le fétichisme, faisant de ce dernier « une accumulation non pas tant d’objets que de de textes sur lui : […] un amour textuel inscrit dans un réseau intertextuel » (p. 360). Pour en illustrer le fonctionnement, Martina Díaz Cornide fait une incartade dans le champ cinématographique pour commenter de manière fort convaincante l’adaptation par Buñuel du Journal d’une femme de chambre et la fameuse scène des bottines, qui expose visuellement le lien étroit entre fétichisme et culture livresque.
Lecteur fétichiste
19La dernière partie s’interroge sur « les reliques du fétichisme », c’est-à-dire sur l’héritage des notions dégagées par Binet et ses confrères, et la survivance de certaines considérations. De Freud au DSM-5 en passant par Lacan, le retour systématique des mêmes conceptions et questionnements permet à l’auteure d’affirmer que « la définition du fétichisme oscille peu scientifiquement depuis sa constitution : qu’elle ne cesse en outre de poser les mêmes problèmes d’établissement de la normativité érotique, de catégorisation nosographique et de délimitation du pathologique » (p. 380). Un bref passage en revue de créations artistiques contemporaines démontre que, s’il n’y a plus guère aujourd’hui d’opposition véritable entre médecine et art autour de la question du fétichisme, ce dernier est traité comme « une subversion esthétique valorisée » (p. 383), rôle que lui reconnaissait déjà la littérature décadente. Cette stabilité relative de la notion permet de conclure que, davantage que sur une pathologie spécifique, les discours autour du fétichisme renseignent sur « notre rapport aux choses et à l’amour » (p. 384), tant à la Belle Époque qu’aujourd’hui.
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20La Belle-Époque des amours fétichistes constitue donc un ouvrage critique utile et nécessaire, permettant de combler le saut théorique trop répandu consistant, dans les historiques de la notion de « fétichisme », à passer trop rapidement de Binet comme initiateur à Freud comme modernisateur, sans s’intéresser aux riches développements que connaît le terme entre ces deux figures. Le livre de Martina Díaz Cornide a aussi le mérite de valoriser des ouvrages méconnus et de donner un éclairage novateur à des pages véritablement classiques, en les replaçant au sein d’un riche réseau intertextuel, unissant tant médecine et littérature que les œuvres littéraires entre elles, créant ainsi des filiations insoupçonnées. Il permet enfin, au fil de son riche parcours, de se détacher du fétiche en tant qu’objet matériel pour livrer une interrogation poussée sur les esthétiques fin-de-siècle, mais aussi sur la langue, ses figures, ses réseaux analogiques et sa puissance évocatoire, démontrant ainsi l’efficacité et la richesse du fétichisme en tant qu’outil d’analyse littéraire. On ne peut dès lors que regretter que, au mépris de toute chronologie, B… n’ait pas dérobé au libraire l’ouvrage de Martina Díaz Cornide, qui lui aurait à coup sûr dévoilé toute la richesse de sa condition de fétichiste.