Que peuvent les « formes brèves » ?
1Les « formes brèves » qu’évoque une certaine tradition critique semblent avoir le vent en poupe, à en juger par le nombre de publications récentes, souvent marquantes, qui leur sont consacrées1. Ce volume collectif coordonné par Élisabeth Gavoille et feu Philippe Chardin trouve naturellement sa place dans ce regain d’analyse ou de théorisation du bref, il en forme de toute évidence une pièce majeure, centrée en l’occurrence sur la notion de pouvoir, comme le titre l’indique nettement.
2Il faut savoir gré à Élisabeth Gavoille d’avoir conduit le processus éditorial jusqu’à son terme, alors même que les circonstances étaient particulièrement tragiques : la tâche devait être éprouvante, mais le service rendu à la communauté scientifique est considérable. C’est dire d’emblée qu’on ne peut lire cet ouvrage qu’avec gravité et émotion.
3Les contributions réunies ici explorent un domaine dont l’empan géographique, chronologique et même générique est très large, des sentences de Sénèque à la poésie contemporaine, en passant par les nouvelles d’Edgar Poe ou encore les observations grammaticales et lexicologiques. Sans être omniprésents, les moralistes classiques sont plus d’une fois sollicités dans le volume, ce qui semble normal compte tenu de l’intimité du lien qu’ils ont su imposer avec la brièveté : « la forme du fragment […] a partie si étroitement liée avec l’écriture des moralistes2 ».
Apports épars
4On peut glaner bien des pistes stimulantes au fil de l’ouvrage, de façon délibérément éparpillée, ce qui est une façon de rendre hommage au charme propre de la disparate des « formes brèves ». Dans le domaine moral, Pascale Paré‑Rey suit minutieusement le parcours intertextuel d’une sentence constamment réécrite et réinterprétée au fil des siècles, et montre de façon probante que « chaque citateur s’empare de sa plasticité pour l’adapter à son propos, dans une démarche d’intégration au nouveau contexte plus ou moins forcée » (p. 64) ; il est certain que les moralistes classiques, à leur tour et à leur corps défendant, en ont souvent fait les frais… Étienne Wolff rappelle utilement l’orientation essentiellement négative des Disticha Catonis, qui « invitent à faire telle ou telle chose ou plus souvent mettent en garde contre telle ou telle façon d’agir » (p. 67). On peut penser que c’est, sinon un universel, au moins une tendance récurrente du discours moral en général : « le devoir fait […] des morphèmes négatifs son langage propre3 ».
5Daniel Bilous constate pour sa part que « gnomisme et brièveté ont toujours été liés » (p. 201), alors même que ce lien unanimement perçu comme nécessaire ne semble pas aller de soi : pourquoi une vue générale devrait‑elle forcément s’exprimer en peu de mots ? Est‑ce affaire de mnémotechnie, souci d’expressivité, recherche d’une frappe saisissante ? Ou bien faut‑il concevoir une raison plus profonde, en vertu de laquelle le genre pratiqué n’aurait rien d’arbitraire ? Philippe Chardin, comme en écho à ces questionnements, suggère que les « formes brèves » possèdent une expressivité particulière qui les imposerait pour traiter en toute cohérence d’un référent qui est lui‑même mouvant et éclaté : « ce sont […] les recueils de formes brèves qui sont le mieux à même d’exprimer la diversité, la richesse, le caractère incompréhensible et contrasté de l’existence humaine » (p. 326). Il fait ici référence aux nouvelles, mais ce qu’il dit s’applique à merveille aux œuvres des moralistes classiques, à en croire les spécialistes : Louis Van Delft évoque par exemple « la matière entre toutes ondoyante et fuyante des moralistes4 », et ajoute qu’une « écriture en éclats » traduit un « cosmos éclaté »5. Et Jean Starobinski notait déjà : « tout se passe […] comme si la diversité et la contradiction de l’expérience humaine ne pouvaient se formuler qu’au moyen d’une écriture ponctuelle, fragmentaire6 ».
6Bernard Roukhomovsky propose encore de voir dans le titre complet, si tortueux et si souvent commenté7, des Réflexions ou sentences et maximes morales de La Rochefoucauld « une formule de compromis » (p. 89). Il explique surtout que l’analyse morale que conduit La Rochefoucauld intègre des considérations sur la structure de la langue, particulièrement du lexique : « le travail de sape qui s’y effectue de part en part affecte au premier chef les catégories langagières » (p. 91). C’est bien le signifié conventionnel des mots qui est mis en cause, dans un soupçon généralisé et vertigineux : les mots ne sont‑ils pas biaisés, voire mensongers ? Le mot vertu, par exemple, est‑il autre chose qu’un masque complaisant ou un écran de fumée ? Mais alors comment faire pour parler des mœurs tout en prenant ses distances avec ce que semble impliquer le vocabulaire employé ? Ce questionnement métalinguistique, inévitable, rend plus difficile encore la pratique de l’analyse morale. Pierre‑Yves Gallard parvient aux mêmes conclusions au sujet de La Bruyère, chez qui il décèle une « volonté de lever le voile mystificateur dont les mots recouvrent le réel8 ».
7La pratique de la brièveté ne se limite toutefois pas à l’analyse morale, même si elle y trouve manifestement son champ d’application privilégié. Amandine Cyprès explique ainsi que « la concision a souvent été jugée intrinsèque à la définition même du poétique » (p. 217), et l’on peut être intrigué par ce rapprochement qui n’a rien d’objectivement évident : jusqu’à preuve du contraire, une œuvre ample et copieuse comme Les Chants de Maldoror est loin d’être dépourvue de charme spécifiquement poétique. Certains poètes semblent donc confondre leur conception personnelle de la poésie et l’essence même du genre.
8Quant à la nouvelle, Stéphanie Carrez nous apprend que selon Julian Hawthorne, « les Américains […] sont passés maîtres dans l’art de la forme brève » (p. 278), qui est censée être « plus adaptée à la jeune nation américaine » (ibid.) pour des raisons historiques : « la discontinuité est présentée comme une caractéristique culturelle qui explique la prévalence du genre de la nouvelle aux États‑Unis » (ibid.). Il est piquant de noter que pour Bouhours, ce sont au contraire les Français qui ont un lien privilégié avec la brièveté, ce qui tiendrait au caractère propre de la nation plutôt qu’aux aléas des événements historiques9. Stéphanie Carrez ajoute, à notre grande surprise, que les critiques américains ont parfois poussé le chauvinisme jusqu’à l’inculture : « dès la fin du [xixe] siècle, l’idée que la nouvelle est non seulement le genre américain par excellence, mais également que ce genre est né aux États‑Unis et que les Américains en sont les maîtres est devenue un cliché » (p. 278). Donc Boccace, Cervantès ou Marguerite de Navarre sont américains... En d’autres termes, est finement capté ici ce qu’il faut bien appeler un imaginaire collectif des genres littéraires ; explorer un tel imaginaire, sans en être partie prenante, est toujours stimulant et éclairant.
Le paradoxe de la brièveté
9Les différentes communications réunies dans le volume sont pourtant unifiées par certaines idées transversales, au premier rang desquelles figure le constat d’un paradoxe interne à la notion même de « forme brève ». Il semble qu’une tension, voire une apparente incompatibilité, se manifeste entre la maigreur du signifiant et l’ampleur du signifié : « cette forme qui apparaît d’emblée comme brève est pourtant très riche de sens », note par exemple Pascale Paré‑Rey (p. 53). Une immensité se loge ainsi, contre toute logique géométrique, dans un espace exigu. Ce paradoxe de l’« économie sémiotique10 » entre sans doute pour une large part dans la fascination que peut susciter sur le lecteur moderne la pratique de la brièveté : n’est‑ce pas le mystère même qui nous séduit ici ? On peut penser, avec Amandine Cyprès, que « la brièveté ne réside pas dans la dimension de l’objet, mais dans son efficience » (p. 217) : il ne suffit pas qu’une unité textuelle soit physiquement courte pour être perçue comme brève, il faut encore que s’y loge, d’une façon ou d’une autre, une suggestivité impressionnante ou un appel de sens inépuisable.
10Pour réduire le paradoxe, les contributeurs du volume proposent tous la même explication, qui a déjà été souvent formulée par le passé et dont la pertinence semble peu contestable : « le lecteur se fait exécuteur du texte, acteur, auteur11 ». En d’autres termes, la « forme brève » s’adosserait par nature à un principe de coopération qui consiste à en appeler au lecteur pour prolonger indéfiniment ce qui est effectivement dit. « Le bref vise aussi à produire du long », explique par exemple Élisabeth Gavoille : « donner à penser, fournir le thème à un développement réflexif, à une rumination spirituelle pour approfondir le travail sur soi » (p. 48). À la tension entre le bref et le long se greffe un contraste de la clôture et du prolongement, selon Gloria Bossé‑Truche : « la sentence (ou maxime) de l’emblème […], si elle est formulation définitive, […] invite aussi au prolongement d’une méditation personnelle » (p. 135). C’est à peu près ce que Will Moore écrivait déjà au sujet des Maximes de La Rochefoucauld : elles « paraissent définitives, mais sont en réalité une invite à poursuivre la réflexion12 ». Bernard Roukhomovsky est alors conduit à esquisser un rapprochement entre les « formes brèves » et la figure que les rhéteurs appellent réticence, ou encore à y déceler une forme de sous‑entendu subtil : « toute maxime convie son lecteur à une méditation comprise […] comme appropriation de ce qu’elle donne à penser sans le dire – de la vérité qu’elle énonce incomplètement mais contient néanmoins tout entière » (p. 86). Les connecteurs argumentatifs de concession, dans ces différentes formules, montrent bien qu’un paradoxe fondamental affleure ainsi. Par voie de conséquence, la séparation théorique entre production et réception du texte est nécessairement brouillée : Amandine Cyprès parle de « pensées, opinions, créations que [le lecteur] ne pourra nier puisqu’il les a lui‑même en partie élaborées, actualisées » (p. 220). Qui parle dans la « forme brève » : l’auteur ou le lecteur ? Les mots ou le silence ? Le noir de l’encre ou le blanc de la page ?
11Ces questions, qui semblent particulièrement aptes à séduire notre sensibilité moderne, hantaient déjà la pensée classique. Amandine Cyprès estime que « le xviiie siècle français a semble‑t‑il parfaitement saisi l’importance de cette coopération avec le lecteur » (p. 217). Elle en veut pour preuve une citation de Voltaire : « les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux‑mêmes la moitié ; ils étendent les pensées dont on leur présente le germe » (ibid.). Rousseau écrit de même : « Il vaut mieux laisser quelque chose à deviner au lecteur13. » Mais Voltaire et Rousseau ne font ici que reprendre des idées qui circulaient sous une forme parfaitement explicite dès le xviie siècle. Descartes écrivait déjà : « [ces idées] seront bien plus vôtres, s’il vous faut user d’un peu de réflexion pour les concevoir, que si vous les trouviez ici mieux expliquées14 ». La Fontaine pense lui aussi que l’exhaustivité est à proscrire dans la rédaction : « […] il faut laisser / Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser »15. Ce précepte peut être mis en relation avec les règles de la conversation honnête telle qu’on la conçoit au xviie siècle : « Il y a de l’habileté à n’épuiser pas les sujets qu’on traite, et à laisser toujours aux autres quelque chose à penser et à dire16. » L’abbé d’Ailly ne dit pas autre chose : « le secret de plaire dans la conversation est de ne pas trop expliquer les choses, les dire à demi, et les laisser un peu deviner17 ». Une écriture de l’esquisse se dévoile ainsi ; on peut y voir, conformément au titre du volume, une « stratégie » psychologiquement habile.
12La « forme brève » est alors une parole qui stimule une autre parole, un discours complexe, polyphonique, dont une portion significative est toujours en suspens, virtuelle et fluctuante. Le lecteur, intimement sollicité pour prolonger à sa façon ce qui est physiquement dit, ne saurait renier légitimement sa responsabilité dans l’élaboration active du sens. C’est pourquoi aussi les fluctuations considérables que subit l’interprétation des moralistes classiques, en particulier, sont en quelque sorte inévitables, imposées par les règles du genre. Même le contresens objectif est, sinon encouragé, au moins autorisé par ce caractère éternellement lacunaire et disponible du texte.
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13On pourrait certes regretter quelques menues imperfections dans ce beau volume. Stéphanie Carrez va peut‑être un peu vite en notant que « le critère de la longueur est toujours utilisé de nos jours comme définitoire du genre [de la nouvelle] » (p. 278) : comment expliquer alors que Stendhal présente explicitement La Chartreuse de Parme comme une nouvelle et non comme un roman ? La bibliographie du volume est qualifiée de « sélective » (p. 329), ce qu’on peut parfaitement comprendre ; mais certaines absences restent gênantes18. On peut regretter surtout que la légitimité de la notion même de « forme brève » ne soit jamais vraiment questionnée, comme si elle allait de soi ; or, cette notion semble de plus en plus suspecte ou imprécise aux yeux des théoriciens19. Mais c’est bien peu de chose et ce livre reste important et globalement convaincant. Sans rénover du tout au tout l’analyse critique des « formes brèves », il en reprend et en développe avec justesse des aspects majeurs. On ne saurait trop en conseiller la lecture à tous ceux qu’intéressent la notion de brièveté et l’entreprise des moralistes classiques.