Cerisy, 40 ans plus tard
1Cet épais volume comporte les actes du colloque qui s’est tenu à Cerisy‑la‑Salle, du 12 au 19 juillet 2016, sous la direction de Jean‑Pierre Bertrand et Valérie Stiénon. Pas moins de trente contributions sont ici réparties en cinq thèmes (« Savoirs », « Écritures », « Images », « Romans » et « Sensibilités »).
2Elles présentent une réactualisation de ce qui avait été entrepris il y a quarante ans, lors du premier colloque de Cerisy consacré à Barthes (dirigé par Antoine Compagnon), astucieusement intitulé Prétexte : Roland Barthes1. Lors de ce premier colloque de 1977, Barthes était présent ; il pouvait répondre aux contributions des participants. Comment alors justifier la pertinence d’un nouveau colloque à Cerisy sur Barthes, près de 40 ans après le premier ?
3Dans sa présentation, Jean‑Pierre Bertrand propose quelques éléments de réponse. Il explique ainsi que « la distance qui nous sépare du premier colloque cerisyien nous le fait voir autrement » (p. 13). Également, les chercheurs ont désormais à leur disposition des sources supplémentaires, du fait d’une édition remarquable de ses œuvres complètes, ainsi que de nombreux textes inédits qui sont parus. La volonté qui a guidé la démarche d’un deuxième colloque est donc celle de « jeter sur l’œuvre et la pensée de l’écrivain un regard d’actualité » (p. 14), enrichi des matériaux nouveaux. Riche, ce colloque l’a indéniablement été, tant par la diversité des zones géographiques des chercheurs mobilisés que par l’interdisciplinarité de leurs contributions.
Le continuum de l’œuvre
4J.‑P. Bertrand met un point d’honneur à ce que ce colloque se situe sous le signe de la continuité – d’où le titre du présent ouvrage. Il souhaite que le parcours de Barthes soit appréhendé dans son unité, par‑delà les oppositions arbitraires entre un « premier Barthes » et un « dernier Barthes », et les interrogations du type « lequel a été le bon ? ». Il s’agit donc de lire son œuvre sur le mode du continuum, ce qui n’interdit pas de penser les inflexions indéniables de sa pensée. Ces contributions veillent donc à « remettre sur le métier l’ensemble de l’œuvre en cassant ce qui pouvait l’atomiser pour des besoins de didactique scolaire » (p. 15).
5Il est question de « considérer ce qui revient » (p. 273), d’étudier les modèles récurrents et les obsessions répétées ; bref, le fameux « ça revient en spirale » de Barthes. Cécile Raulet étudie les implications de ce motif de la spirale2 : « la dynamique impliquée par la spirale conjoint déplacement et continuum » (p. 274), car si des lieux de pensée (des topoï) se répètent sous sa plume, ce n’est jamais à l’identique. Ce thème de la spirale parcourt toute l’œuvre de Barthes, d’abord sans être forcément nommé, puis en s’instiguant après les années 70 comme un véritable mot d’ordre éthique et esthétique, en ce qu’il représente « la possibilité d’une prise en main pour faire revenir autrement et non plus faire simplement le constat que des choses reviennent ». Cécile Raulet parle de déport conscient pour qualifier cette « tactique allant contre la fatalité de la répétition mais qui, opérant par retournements, ne détruit rien » (p. 295).
6Vincent Jouve choisit également de se concentrer sur ce qu’il y a de constant et de répétitif dans l’œuvre de Barthes, en s’intéressant à la question de la bêtise, qui a traversé les interrogations barthésiennes, des Mythologies au Roland Barthes par Roland Barthes lui‑même. Il y a un empressement répété de Barthes à se distancer de toute forme de bêtise – la « bêtise en tant qu’ignorance de sa propre existence ». La critique de la bêtise se cristallise autour de trois déclinaisons : fatigante, aliénante et violente, elle concerne « la doxa (qui s’enracine dans le préjugé) ; le discours militant (assertif et péremptoire) ; la Science ([…] discours paranoïaque, enfermé dans ses convictions) » (p. 209). Vincent Jouve lit les différentes stratégies discursives (l’écriture fragmentaire, l’emploi volontairement vague de termes très généraux, comme Nature ou Imaginaire, l’ordre alphabétique, etc.) mises en place par Barthes comme autant de moyens de contrer cet écueil.
Distance & (dés)engagement en question
7Il y a chez Barthes, on le sait, le fantasme toujours latent de se retirer, de vivre non pas hors de la société, mais à côté. C’est largement le sujet de Comment vivre‑ensemble ?3 et de sa théorisation de l’idiorrythmie4. Si ce fantasme devient particulièrement explicite à la fin de sa vie, on peut en trouver des traces tout au long de son œuvre. V. Stiénon questionne la relation de Barthes à l’(in)actualité, en mobilisant un matériau original, celui de la chronique. Ce qu’elle appelle la chronique, ce sont les nombreux articles et textes de commande que Barthes a dirigés. Entre 1942 et 1980, Barthes n’en a rédigé pas moins de 330, ce qui rappelle « la dimension intrinsèquement circonstancielle de l’écriture barthésienne » (p. 247). Pourtant, à mesure que le temps passe, Barthes raréfie ses contributions, répond moins aux commandes. Après les années 70, ses chroniques sont de moins en moins politiques et se présentent sous forme brève et fragmentaire. Cela est exemplaire du rapport mouvant de Barthes à la quotidienneté, entre prises de position (ténues, non‑militantes), et volonté de retrait des affaires courantes.
8Ce rapport ambivalent et timoré de Barthes au pouvoir s’illustre également dans sa façon de concevoir l’enseignement. Charles Coustille montre qu’en tant que professeur, Barthes a toujours voulu éviter la position de surplomb et d’autorité qu’entrainait sa fonction. Contre cette gêne à l’égard de l’autorité, Barthes aurait voulu « enseigner hors de tout rapport de domination et de toute conflictualité » (p. 108). C’est pour cette raison que certains de ses cours, comme La Préparation du roman5, peuvent être compris comme l’exploration de « la possibilité de prononcer une méta‑parole, un discours sur son propre discours, par lequel il pourrait s’excuser de la violence de la situation » (p. 113). S’il était conscient de la dimension potentiellement productive du conflit entre l’enseignant et l’élève, il tenait avant tout à ce qu’« ils ne doivent en aucun cas éclater, ni même être visibles » (p. 127). La contribution de Matthieu Messager, qui porte sur le rapport de Barthes à la méthode, témoigne également de sa volonté de distancer de la position de surplomb du discours assertif du scientifique. Après les années 70, cette volonté de « maîtrise non savante de son discours pédagogique » (p. 133) se mut en un véritable « contre‑méthodisme » (p. 137).
9Cette difficulté à être avec les autres qui peut se lire également dans la contribution de Anne Herschberg Pierrot, qui s’intéresse au séjour (effectué à contrecœur par Barthes) en Chine, en pleine période maoïste, avec Sollers et d’autres. Barthes a mal vécu la vie en collectivité imposée de ce voyage, et toutes les formes de mondanités qui allaient avec. En conséquence, il a été très difficile pour lui de produire un écrit de cette expérience. Seul un journal, au départ non destiné à la publication, a laborieusement vu le jour : les Carnets du voyage en Chine. Seule une écriture individuée, faite de notation au jour le jour, véritable « phénoménologie du quotidien » (p. 584), lui a permis de dépasser l’impossibilité à rendre compte de ce voyage. Plutôt qu’un compte‑rendu académique sur la Chine, Barthes a privilégié la notation, expression de la « conscience cénesthésique du monde » pour dire « son expression de malaise » (p. 596).
10Francesca Mambelli aborde la question de l’engagement de Barthes du point de vue de la politique. Il a souvent été agacé au cours de sa vie par le militantisme bruyant. Il « craint que la multiplication des formes d’engagement politique des auteurs (déclarations, pétitions, revues…) ne fasse oublier aux écrivains qu’il est possible d’inscrire le souci de comprendre et de transformer le présent à même l’œuvre » (p. 68). Barthes prône un engagement de la forme, au niveau du discours. Il est convaincu que « l’engagement politique de l’œuvre serait politiquement plus efficace que celui de la personne de l’écrivain » (p. 68). Barthes est loin d’être inattentif aux formes de la vie sociale et politique6 ; seulement, chez lui, cela passe par le désir d’un retour à la rhétorique, seule « capable de contenir un engagement, et non seulement de le déclarer » (p. 89).
Émotivité, affectivité, sensibilité
11Un des apports majeurs de ce colloque est l’attention portée au versant de l’affectivité dans l’œuvre de Barthes. Si le thème qui « a traversé les interventions de Cerisy – on ne s’en étonnera guère – est celui du langage » (p. 11), le second est beaucoup plus centré sur l’émotion. On ne peut que saluer ce choix heureux, car elle occupe une place centrale dans l’œuvre de Barthes. L’auteur s’est souvent livré sur ses douleurs ou ses joies, et il a beaucoup écrit sur son univers sensoriel et subjectif. Marie Gil, auteur d’une biographie remarquée sur Barthes7, interroge la façon dont il conçoit la musique comme un texte particulier, en tant qu’« exemple unique de glissement perpétuel du signe vers le signifiant » (p. 549). Ses écrits sur la musique sont lieu de l’affirmation d’un goût, et du ferme « rejet du général » (p. 550) : la musique, pour lui, n’est que la musique qu’il aime. Il n’y a qu’en son sein que peut se développer cette « éthique de la perte » qui lui est chère. L’autre musique, celle qu’il n’aime pas, il ne lui « manque rien : elle est pleine, expressive, grégaire » (p. 550). Il y a la musique (l’ineffable, la déprise, le manque) et le reste.
12C’est également sur l’aptitude de Barthes à être affecté par la vie extérieure que porte la contribution de Patrizia Lombardo. Elle retrace le parcours de Barthes vis‑à‑vis de l’affectivité : « d’abord connoté[s] par une grande méfiance, par l’horreur du pathos », l’affect et les émotions occuperont plus tard « une place importante dans sa pensée » (p. 610). Ainsi, si « expressivité », « émotion » et « pathos » étaient au départ pour Barthes des synonymes, relevant de « l’hypocrisie de l’art bourgeois » (p. 613), un déplacement à lieu à partir des années 70. Le revirement a lieu quand Barthes souligne que « le refus du pathos ne s’oppose pas à l’émotion, mais respecte le sentiment, l’émotion vraie » (p. 620). C’est en fait au sentimentalisme, écœurant et impudique qu’il s’en prend. Barthes veut faire de la tendresse et de l’empathie les valeurs‑moteurs de son roman à venir : la Vita Nova se veut comme un roman du pathos, un hommage au souvenir des personnes qu’il a aimées – sa mère en tête.
13Très originale, la contribution de Pierre Saint‑Amandporte sur la façon dont le fantasme occupe le jeu de l’écriture barthésienne. Si l’érotisme est présent dans nombre de ses écrits, Barthes met un point d’honneur à éviter de « tomber dans l’érotisme autoritaire et doctrinal » (p. 637). Barthes met entre lui et le sexe une distance : « devant les formes de sexualité normalisée en actif et passif, masculin et féminin, Barthes souhaitait l’apparition du Neutre, valeur nouvelle qui irréaliserait selon lui les antinomies et le binarisme qui restreint l’expérience sexuelle » (p. 634). La sexualité envisagée selon le Neutre est déliée de la génitalité ; elle repousse le contact négatif et agressif au profit d’une éthique de la nuance et de la tendresse. Le Neutre, c’est la diffraction des deux genres : non pas masculin et phallique, ni plus féminin, mais une sexualité « courante » (p. 635) et une « érotique horizontale » (p. 636). Il s’agit de brouiller le paradigme, de prôner un érotisme alternatif, qui redonne la part belle à l’épanouissement de la sentimentalité et de la tendresse.
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14Les questions qui ont motivé Jean‑Pierre Bertrand et les autres contributeurs à faire ce deuxième volet cerisyien étaient les suivantes « où en sommes‑nous de Barthes ? Que lisons‑nous encore de lui ? » (p. 14). On l’a vu, le point central de cet ouvrage était de répondre à ces questions par l’affirmation d’un continuum : « le propos de notre rencontre était donc de considérer l’œuvre comme un ensemble cohérent, parcouru, certes, par des inflexions et des revirements, mais remarquable surtout par sa continuité et ses fidélités » (p. 15). La pensée de Barthes trouve sa cohérence à travers la continuité – celle, aussi, des déplacements, des détournements, voire des reniements, comme toute pensée qui progresse. Si on peut regretter parfois le manque de connexions entre les contributions – cela tient surtout à l’épaisseur de l’ouvrage ‑, il n’en reste pas moins qu’il réalise la prouesse de ne pas être qu’un « Cerisy bis ». Par ailleurs, l’actualité de la recherche autour de Barthes semble ces dernières années se raviver, grâces à des publications stimulantes (comme la monumentale biographie de Tiphaine Samoyault8) ou novatrices (on peut lire Roland Barthes. Création, émotion, jouissance9, sorti il y a peu).