Pour en finir avec l’Amour courtois
1De quoi l’Amour courtois est‑il le nom ? L’imaginaire collectif a depuis longtemps adopté la vision sublime et raffinée qu’en proposait Gaston Paris, l’inventeur de l’expression au 19e siècle. Pour l’illustre médiéviste, l’amour courtois se définissait comme une passion « illégitime » dans laquelle « l’amant est toujours devant la femme dans une position inférieure » et doit accomplir « toutes les prouesses imaginables » « pour être digne de la tendresse qu’il souhaite1 ». Cette définition a peu ou prou évolué auprès du grand public, et on ne s’étonnera pas de retrouver dans les manuels scolaires de l’enseignement secondaire une présentation de « l’idéal amoureux » ainsi formulée : « La fin’amor (“amour parfait” ou “amour courtois”) place l’homme en position d’infériorité par rapport à sa dame. Celle‑ci n’est plus une proie à conquérir mais le “suzerain” du poète‑chevalier, qui joue le rôle de “vassal” et doit prouver son amour pour obtenir les faveurs de la dame2 ». Sans être tout à fait fausse, cette vision de l’amour courtois peut paraître réductrice, puisqu’elle ne peut s’appliquer qu’à quelques textes médiévaux (et notamment au Chevalier de la Charette). C’est pourquoi, en 1989, Rüdiger Schnell proposait d’élargir le concept à l’ensemble des « discussions courtoises sur l’amour3 », définition extensive qui prend alors le risque de diluer l’amour courtois dans un ensemble hétérogène de textes. Le court mais dense ouvrage d’Alain Corbellari, Prismes de l’Amour courtois, qui prolonge son article « Retour sur l’amour courtois4 », vient en quelque sorte proposer une voie médiane susceptible de « résoudre le dilemme Paris‑Schnell ». « Essai de mise en système des variétés particulières prises par l’amour courtois », pour reprendre les mots de l’auteur, l’ouvrage se propose de redéfinir la notion dans sa variété, mais également, et ce n’est pas son moindre intérêt, d’en examiner les métamorphoses depuis les œuvres du Moyen Âge jusqu’à ses plus récentes réécritures et relectures (rappelons qu’A. Corbellari est un spécialiste de la réception de l’imaginaire médiéval dans la modernité). C’est finalement à un double parcours de définition et de révision des préjugés qu’invite l’auteur dans cet ouvrage au style alerte, invitation enthousiaste à « relire modestement les textes pour connaître notre histoire », qui n’est pas sans rappeler le célèbre essai de Régine Pernoud Pour en finir avec le Moyen Âge5.
Un précis d’histoire littéraire
2La première, et plus longue, partie du livre se présente comme un panorama de la littérature « courtoise » qui voit la définition commune mise à mal par la réalité des textes. Ainsi, l’idée selon laquelle l’amour occidental serait une conception née au xiie siècle avec les troubadours est largement égratignée par l’auteur, qui rappelle notamment que les poètes grecs ou romains ont eux‑mêmes pu composer des textes dans lesquels le sentiment amoureux pouvait être sublimé (qu’on pense à Sappho ou à Ovide). Sans s’attarder sur l’épineuse question des origines de la poésie des troubadours (et plus particulièrement de la possible inspiration arabe), l’auteur préfère montrer que les premières pièces qualifiées de « courtoises » sortent en partie du cadre que l’on assigne habituellement au genre. Les analyses succinctes des poèmes de Jaufré Rudel (« Lanquan li jorn ») et de Bertrand de Ventadour (« La Lauzeta »)6 permettent tour à tour d’examiner certaines thématiques courtoises (le désir amoureux, le Renouveau lié au printemps, le besoin de chanter), mais aussi les trois registres de ces chants amoureux : trobar leu (léger, simple), ric (riche, orné) ou clus (obscur). La diversité affichée par ces poèmes met à mal une vision trop restrictive de l’amour courtois. Ainsi, la passion n’est pas forcément perçue négativement et la relation entre le poète et la dame n’est pas condamnée à demeurer platonique. Cette diversité se retrouve dans les romans médiévaux. Si Lancelot répond parfaitement à la définition désormais classique de la fin’amor, avec une dame imposant à son amant d’innombrables épreuves marquant sa valeur, les autres romans de Chrétien de Troyes, pour ne citer que ceux‑là, affichent un tout autre visage de l’amour courtois. La cour faite à la dame peut ainsi être réduite à une portion très courte du texte (qu’on pense au Chevalier au lion ou à Érec), le roman s’intéressant davantage au maintien de l’équilibre amoureux entre prouesse et constance. C’est parce que l’équilibre est brisé que le héros doit partir en quête d’exploits ; mais la dame reste accessible et l’amour légitime. On est loin ici du fantasme courtois de l’histoire d’amour tragique et sublime. Reste le cas très particulier de Tristan et Iseult (l’auteur parlant d’ailleurs de « l’exception tristanienne »), texte complexe à plus d’un titre du fait de ses lacunes et des divergences entre traditions. Il est difficile dans ces conditions de juger d’une des rares histoires d’amour qui finissent mal de la littérature médiévale. En définitive, loin d’être d’essence homogène, l’amour courtois montre des discours opposés sur la passion. C’est ainsi qu’à l’histoire tragique des amants de la Cornouaille, Chrétien de Troyes oppose, sur une trame symétrique, l’histoire heureuse de Cligès. Les Lais de Marie de France peuvent apparaître comme le meilleur exemple de cette diversité : à chaque histoire correspond sa conception de l’amour. La seule règle commune serait alors « Fay ce que voudra ».
Essai de formalisation & métamorphose du genre
3Si « les auteurs médiévaux sont [...] essentiellement en désaccord sur le type d’amour qu’il convient d’illustrer par la littérature » (p. 73), quels sont donc les différents visages de l’amour courtois ? L’auteur propose de distinguer trois types constitutifs : la fin amor (lié au secret et à l’incomplétude, selon le modèle canonique du Chevalier à la Charette), la fol amor (lié à la mort et au scandale comme dans une partie de l’histoire de Tristan et Yseut) et enfin la bone amor (lié au mariage et à la légitimité, cas de la plupart des romans médiévaux). Présentée sous la forme d’un schéma triangulaire (p. 80), cette déclinaison de l’amour courtois a le mérite de proposer une définition qui ne serait pas purement restrictive et qui réhabiliterait la diversité de la production médiévale. De fait, ce modèle ne se veut pas statique, mais envisage les lignes de tension de la thématique amoureuse avec lesquelles les auteurs médiévaux ont eu à composer. Il serait ainsi caricatural de réduire l’œuvre de Chrétien de Troyes à celle d’un défenseur de la bone amor légitime (pensons au personnage de Gauvain). De plus, l’amour courtois évolue rapidement au cours du xiiie siècle, victime de quatre formes de contestation : matérialiste (avec le rabaissement obscène effectué par les fabliaux), religieuse (l’Église se réappropriant certains codes courtois dans la promotion de la Vierge tout en condamnant l’idéalisation des amours terrestres), misogyne (avec pour exemple la célèbre description de la femme à la laideur insurpassable du Jeu de la feuillée d’Adam de la Halle) et langagière (le discours courtois étant présenté comme une rhétorique artificielle dans La Dame sans mercy d’Alain Chartier). Affaibli, l’amour courtois ne cesse pourtant de « renaître de ses cendres » de la fin du Moyen Âge à nos jours, comme cherche à le montrer l’auteur dans un nouveau panorama de la littérature amoureuse. De Machaut à Breton, en passant par Ronsard ou Stendhal (avec, pour ce dernier auteur, un intéressant parallèle entre les trois types d’amour définis dans De l’Amour et celles proposées par A. Corbellari), les écrivains ne semblent avoir eu de cesse de reprendre — peut‑être à leurs corps défendant — les motifs courtois. Ce qui ne signifie pas que l’héritage courtois ait été parfaitement assimilé par le monde contemporain. L’auteur revient en effet longuement sur quelques‑unes des réceptions critiques qui en ont forgé l’image actuelle. La plus prégnante est certainement celle de Denis de Rougemont qui voudrait que la grande trouvaille des poètes médiévaux soit « l’amour réciproque malheureux7 », lecture qui méconnaît la plupart des textes médiévaux pour ne s’attarder que sur « l’exception tristanienne ». Ce qui ne signifie pas pour autant que Tristan et Iseut soit mieux compris des critiques, comme le montre la lecture anhistorique et désinvolte de Michel Clouscard8 sur lequel s’attarde l’auteur.
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4Si Rimbaud appelait à réinventer l’amour, Prismes de l’Amour courtois nous invite à réinventer notre regard sur l’amour courtois. Et qu’importe que le concept soit devenu « fourre‑tout » pour le public : Alain Corbellari montre bien qu’il l’était déjà au Moyen Âge, et que c’est même cette variété qui fait la richesse d’un concept qui reste en grande partie à redécouvrir. Espérons donc qu’à travers cet ouvrage le message soit entendu au‑delà des happy few qui ont un accès direct à la littérature médiévale.