L’Invisible apparu.
1Der Teufel und sein Grossmutter de Lou Andreas-Salomé publié, pour la première fois, en 1922 chez Eugène Dieterichs à Iéna, est enfin accessible en français, par les soins de Pascale Hummel qui donne aussi au texte une riche annotation et une substantielle postface. C’est une copie de l’exemplaire conservé à la Staatsbibliothek de Berlin dont se sert la traductrice, déjà auteur d’une quinzaine de livres dont Regards sur les études classiques du XIXe siècle1, Histoire de l’Histoire de la philologie2, La Maison et le chemin3. Philologue et historienne de la philologie, Pascale Hummel associe pour la première fois son nom à celui de Lou Andreas-Salomé.
2Présenté aux Éditions ENS de la rue d’Ulm, l’ouvrage offre une reproduction de la page titre de l’œuvre originale, placée en début du livre, et une autre d’un manuscrit, à la suite des notes du traducteur après le texte en page 55. Dans cette dernière, on peut voir un diable aux pieds crochus, à la tête surmontée de deux cornes et aux ailes de chauve-souris tenir une lance face à face à un petit humain en longue robe et aux cheveux pris dans un serre-tête avec à bout de bras ce qui pourrait être une lampe. La page où se trouve cette seconde reproduction porte au verso trois citations : deux sont de Lou Andreas-Salomé, l’autre d’Apulée. À cet endroit se trouve la séparation entre le texte de Lou Andreas-Salomé et celui de Pascale Hummel Le sens endormi. Une bibliographie, contenant uniquement les références utilisées pour le présent ouvrage, renvoie pour une bibliographie exhaustive à l’ouvrage de Stéphane Michaud : Lou Andreas-Salomé, l’alliée de la vie, paru en 2000 aux Éditions du Seuil.
3Pascale Hummel regrette le manque d’imagination des « rares exégètes » qui se sont aventurés à commenter ou résumer le texte, et note au passage l’incompréhension surprenante de S. Michaux qui, « s’il appréhende correctement la vie (qu’il ne cerne pas complètement toutefois), peine de toute évidence à saisir tous les aspects de l’œuvre ». Il écrit dans Lou Andreas-Salomé, l’alliée de la vie, p. 259 : « Il arrive que le plaisir de s’adresser aux enfants et de les mettre en scène se perde dans une féerie trop immédiatement enrôlée au service des découvertes freudiennes. La caricature, l’excès règlent ainsi une comédie philosophico-burlesque que l’on croirait parfois inspirée d’Ubu, Le Diable et sa grand-mère. » (p. 69). Or, selon Pascale Hummel il s’agit d’un motif décliné dans trois œuvres de l’auteur (Le Diable et sa grand-mère, La Cape magique, L’Heure sans Dieu), celui de la « petite âme ou petite fille en quête de Dieu ou du sens magique du monde » (p. 69). Hummel convoque à ce sujet une autre œuvre de Lou Andreas-Salomé : Création de Dieu : « Plus le dieu reste, dans ses traits isolés, théoriquement indéterminé, mieux il est en mesure, sans perdre forme ni contour, d’abriter en lui ce qui est en pratique le plus déterminé et ce que chaque individu a de plus particulier, comme sous un manteau immense qui l’enveloppe complètement et dans lequel se dissimulent mille plis et replis » ; elle offre encore ce second extrait : « Parce que le corps vivant de Dieu reste privé d’âme, on le voit, sans se sentir autrement concerné, émerger çà et là avec des contours toujours plus incertains dans des manières de voir et des conceptions du monde où il joue encore un rôle. » Deux extraits cités à la page 69 qui mettent en lumière la complexité de la figure du diable dans le texte présent.
4Une première lecture de Le Diable et sa grand-mère laisse pantois et incrédule tout à la fois. Pantois par la richesse du souffle et des épithètes justes, utilisés généreusement ; et incrédule, car comment se peut-il qu’un texte qui défie tous les genres, un texte inclassable si ce vocable signifie encore quelque chose, soit resté si longtemps dans l’oubli — car Lou Andreas-Salomé n’est pas une inconnue, loin s’en faut ? Un texte qui peut être « déconcertant pour ceux qui regimbent à adhérer à la réalité de ce qu’on appelle le surnaturel » (p. 74). Déconcertant aussi car il décrit si bien ce que la plupart, incapables d’imaginer, se refusent à voir. Une sorte d’invisible qui crève les yeux mis en texte et « imagé » par l’auteur. Un texte où les didascalies nombreuses et précises forment la trame d’un scénario cinématographique, d’un livret d’opéra où l’horreur le disputerait à l’espérance pour finalement, vaincue, se coucher aux pieds de l’innocence.
5Le diable et Amette, la petite âme. Le diable s’ennuie en enfer où Amette arrive et voit les étoiles dans ce cloaque dont « l’acoustique infernale garantit l’effet » ce qui y résonne « ne rend ni son ni écho » (p. 61). Toutefois, les étoiles son insuffisantes à produire la lumière nécessaire à la vue. La vision d’Amette est intérieure. Elle voit l’invisible dans cet « enténèbrement, de cet empêtrement dans l’eau et le feu de l’enfer » dont elle espère sortir. « Comme ensorcelée » écrit Lou Andreas-Salomé en didascalie. Amette voit au travers du diable qui lui réserve un sort spécial : être semblable à Dieu. À ce sujet, Pascale Hummel note « le texte contient la formule latine d’origine biblique eris sicut Deus (Genèse 3.5) que Lou semble avoir emprunté à Faust (p. 54). Si Amette doit ressembler à Dieu, c’est qu’elle pourra faire la distinction entre le bien et le mal.
6L’enfant est Amette. Pascale Hummel choisit de faire les accords au féminin pour l’enfant-Amette car dans la seconde section, « Le diable et l’enfant », apparaît un autre enfant, un nourrisson. Les secrets de la beauté doivent rester cachés y apprend-on : « Même le cygne ne reste beau qu’aussi longtemps que le lac dissimule son gigotement, sans rien trahir de son attirail palmé (p. 15). Pour Lou Andreas-Salomé : « le ciel et l’enfer se meuvent côte à côte (p.15) » et les nourrissons n’ont rien à y faire. Les voir là est une erreur dont même le diable ignore comment elle a pu se produire.
7Les acolytes, des voix isolées, entourent le diable et lui donnent la réplique un peu à la manière d’un chœur d’opéra, presque wagnérien, selon Hummel (p. 67). Le diable n’est visible que dans l’obscurité. Dès que le jour paraît, sa forme ignée pâlit, mais la lumière vient de lui et non de Dieu. Quant aux poètes, ils ne sauraient être mêlés au commun du public.
8La spécificité de l’œuvre réside dans l’apport de la connaissance du cinéma muet qui venait de naître et dont l’auteur était friande, rapporte Pascale Hummel : « Le texte est construit comme un scénario et intègre tous les ingrédient du cinéma muet : dans cette section Le cri, il est presque tout entier au service de l’effet visuel, en même temps qu’il anticipe sur la liberté du cinéma parlant. La matière scénaristique est pléthorique voire redondante. La didascalie est aussi importante que le dialogue, et les intertitres (présents dans le texte sous la forme de rectangles ou d’encadrés) ajoutent un troisième niveau de lecture, en quelque sorte en surimpression, où le texte échappe à sa fonction de support dramatique pour devenir pure image, destinée au spectacle autant qu’à la lecture » (p. 71).
9Mais quelle misère pour le diable ! Lui seul doit détruire alors que les autres peuvent créer, ce dont il se désole amèrement. Les voix moquent le diable. Toutefois, la création est toujours bipolaire selon ce dernier. Le diable, fils aîné de Dieu implore presque sa grand-mère dont la voix retentit dans les montagnes environnantes pour l’inciter au retour en Dieu.
10Le diable se meurt. Toutefois, la petite fille l’a vu. Tout empli de repentance, le diable se dissout, conscient de sa disparition nécessaire. Réduit à la taille d’un enfant et blotti dans une faille de roche, il se lamente de sa solitude, regrette que personne ne le pleurera à l’instar de son frère mort sur la croix. L’intimation de « rentrer chez Dieu » domine.
11Amette, quant à elle, « blottie dans un giron », s’éveille au bord d’un lac et s’interroge sur ce voyage au cœur des ténèbres. Où a-t-il commencé et comment s’est-il terminé ? Dans toute sa largeur, la surface du lac « reflète l’image d’une femme, tenant sur ses genoux son fils mort » (p. 48). Les questions affluent à la vue de cette pieta : « La surface comme ultime profondeur ? Peut-être seulement un jeu de reflet, voltigeant devant les yeux ? – Ou alors : reflet, où se réalise, visible-invisible, quelque chose d’imperceptible à nos yeux de mortels ? » (p. 48). Quelle étrange nuit a-t-elle vécue. Et ce réveil que signifie-t-il vraiment ? Qu’essaie de nous transmettre Lou Andreas-Salomé par ce texte ? De tous les chemins aucun ne sort de la patrie, et tous mènent nulle part.
12Le postlude éclaire quelque peu la signification profonde avec la petite fille (espiègle) qui, elle aussi, se réveille blottie dans le giron de la vieille femme (indulgente et sage). Jeux de miroirs et mises en abyme. Tout ne serait-il qu’une expression du même tantôt sous une forme tantôt sous l’autre, mais toujours en dualité ?