Jean Ricardou : Sous les pavés la page
1À sa mort survenue accidentellement sur une plage de Cannes en juillet 2016, quelques jours avant d’assurer comme chaque été depuis 1989 à Cerisy l’animation d’un vingt‑huitième séminaire de textique, les ouvrages de Ricardou avaient depuis fort longtemps déserté les étals des libraires. À l’exception de Le Nouveau Roman1 qui demeure un ouvrage de référence, son œuvre de fiction — romans et nouvelles initialement publiés aux Éditions de Minuit et dans la collection « le Chemin » chez Gallimard — ne recevait depuis les années 1980 que très peu d’échos. Ressusciter ces livres disparus, c’est offrir l’occasion de (re)découvrir aujourd’hui, non seulement une œuvre dans son ensemble plutôt méconnue2 mais encore, vis‑à‑vis de ses illustres contemporains (de la Nouvelle Critique à Tel Quel et au Nouveau Roman), une façon singulièrement autre de concevoir et d’exercer l’écriture.
Entre présence & absence
2Avant d’aborder Problèmes du Nouveau Roman (1967) et Les Lieux‑dits (1969), on ne peut se dispenser d’évoquer les nombreuses publications posthumes qui depuis trois ans escortent cette Intégrale3. À l’invisibilité d’une œuvre à la fois multiforme et considérable succède aujourd’hui une avalanche de parutions, en tout une douzaine, qui mêle rééditions, recueils d’entretiens et de conférences, un volume d’hommage, plusieurs inédits dont trois volumes et deux longues études de textique. Cette effervescence éditoriale est d’autant plus étonnante qu’elle contraste avec une remarquable réticence, depuis fort longtemps de la part de Ricardou, à publier ses nombreux travaux. Hormis deux ouvrages qui relevaient strictement de la textique, Intelligibilité structurale du trait et Grivèlerie parues en 2012 aux Impressions nouvelles, il faut remonter aux années 1988‑89 pour retrouver trace de livres publiés : un dernier recueil de nouvelles, La Cathédrale de sens, et un bref essai, Une maladie chronique, consacré aux « problèmes de la représentation écrite du simultané ». L’ébullition actuelle tranche avec une façon de faire qui, en matière éditoriale, ressemblait davantage à un refus volontaire de « publier pour publier », remettant sans cesse aux calendes toute initiative intempestive.
3Parmi cette kyrielle d’ouvrages, on peut discerner, outre les quatre premiers tomes de l’Intégrale Ricardou, deux ensembles : d’une part, toujours aux Impressions nouvelles, trois volumes inédits d’Intellection textique (2017) qui correspondent à la dernière évolution du socle théorique refondu en 2016 suivis, dans la même collection « Textica », de deux livres inachevés qui en sont l’application pratique : Intelligibilité structurale de la page (2018) et “Salut” aux quatre coins, Mallarmé à la loupe (2019)4 ; d’autre part, un volume de plus de 600 pages, Du Nouveau Roman à la textique qui reprend 29 conférences, dont trois inédites, présentées entre 1964 et 2015 lors de colloques à Cerisy5. S’ajoutent encore deux recueils : l’un, Un aventurier de l’écriture se compose d’ultimes entretiens accordés entre 2013 et 2016 par Ricardou à un universitaire, Amir Biglari6 ; l’autre, le seul qui ne soit directement de la plume de l’écrivain, Présents de Jean Ricardou7, rassemble divers hommages rendus en 2017 au Collège international de philosophie. Enfin, en août 2019 à Cerisy, un colloque dédié à l’auteur des Révolutions minuscules a réuni à la fois des écrivains, des plasticiens, des traducteurs, d’anciens compagnons de route de l’époque des revues Conséquences et Texte En Main, des spécialistes des ateliers d’écriture, de Roussel et de Perec ainsi que, de tous bords, divers texticiens8.
Raisons d’une éclipse
4À la suite d’une longue période de relatif silence, faut‑il se réjouir de cette soudaine abondance ? Est‑elle un prélude à une renaissance ou reconnaissance posthumes ? Est‑ce le signe que « les temps changent9 » ? S’il est trop tôt pour le dire, l’on peut toutefois noter que, depuis les années quatre‑vingt, l’œuvre ricardolienne n’a guère retenu l’attention de la critique, qu’elle soit académique ou journalistique10. Comparée aux éminentes destinées qui auréolent nombre de ses contemporains, que ce soit du côté du Nouveau Roman (Duras, Robbe‑Grillet, Sarraute, Simon) ou de la théorie littéraire (Barthes, Genette, Kristeva, Todorov), la fugace notoriété de Ricardou s’est entre temps réduite comme une peau de chagrin. Sans doute, cette disparition prématurée de l’univers des Lettres ne fut point totale, ne serait‑ce que par ses fonctions de Conseiller à la programmation et à l’édition à Cerisy et par ses interventions régulières aux colloques qui s’y tenaient « hors toute institution ». Aussi, l’annuel séminaire, s’il restait confidentiel, n’en a pas moins donné lieu à l’ouverture d’études de textique dans deux universités (Nantes et Toulon)11.
5Toutefois, selon quel « sépulcral naufrage » cette œuvre à maints égards remarquable a‑t‑elle pu sombrer dans tel anonymat ? On pourrait longuement s’interroger sur les raisons de cette éclipse : la rareté des publications, l’air du temps, l’avènement d’une ère « post‑littéraire », le reflux de la théorie (« à l’heure du reflux des théories esthétiques », constatait Le Monde dans son bulletin nécrologique12) ; voire le caractère dit « terrorriste » d’une théorie qui refusait toute compromission, le rejet des institutions, les virulentes et récurrentes charges contre l’université et la République des professeurs, les attaques répétées, souvent incomprises, contre certaine position d’« auteur » admise par les Nouveaux Romanciers et leurs exégètes, le combat incessant contre « l’idéologie dominante » et la toute puissance du couple « expression‑représentation » auquel sont massivement inféodées nos conceptions de l’écriture et de la lecture. Quant aux œuvres de fiction, elles tombent sous le coup d’une imparable condamnation : souvent taxées d’« illisibilité13 », ce qualificatif fonctionne comme un véritable opérateur de censure qui fit déjà preuve de sa pernicieuse efficace aux pires heures du poujadisme journalistique qui stigmatisait les débuts du Nouveau Roman.
6Une autre raison de cette longue éclipse est liée au sort de ce mouvement. Avec la disparition de ses derniers représentants, celui‑ci traverse une période de moindre intérêt. Or les résumés nécrologiques l’ont ressassé, on ne retient souvent de l’œuvre ricardolienne que sa phase néo‑romanesque, de plus réduite à son seul versant théorique. D’un côté, l’engagement telquelien (1962‑1971) passe pour un anodin préambule tandis qu’à l’autre bout l’aventure textique reste prudemment effleurée et que celle, centrale, du Théâtre des métamorphoses (1982) est savamment négligée.
L’invention du roman polydiégétique
7C’est un des mérites de cette Intégrale Ricardou que de permettre ainsi de reévaluer l’œuvre de fiction restée dans l’ombre de la théorie. Après les deux premiers tomes qui gravitaient autour de L’Observatoire de Cannes (1961) et de La Prise de Constantinople (1965), les tomes 3 et 4 offrent aujourd’hui l’occasion de mettre en regard le premier recueil d’essais, Problèmes du Nouveau Roman avec un troisième roman, Les Lieux‑dits. Force est lors de constater qu’à l’orée d’une aventure qui va se poursuivre sur plus d’un demi‑siècle, ce qui ressort, c’est, dans un va‑et‑vient qui a été avant tout « pratico‑théorique », la précédence et la prééminence de l’écriture romanesque :
[…] le désir de comprendre, notamment ce qui advenait avec certains ouvrages romanesques, m’a toujours empreint, ce qui explique la publication, en parallèle pour ainsi dire, à celle de mes romans, de plusieurs livres consacrés à une réflexion […]. Et ce désir pourrait bien être demeuré impérieux ensuite, ce qui explique, n’ayant aucunement renoncé à l’activité de comprendre, la rédaction de mes ultérieurs volumes théoriques14.
8Dans cette perspective, il semble difficile d’aborder Les Lieux‑dits sans revenir sur La Prise de Constantinople (prix Fénéon 1966). Cet ouvrage, novateur à bien des égards, correspond à un tournant majeur dans l’évolution du Nouveau (Nouveau) Roman. En particulier, il ne fut pas sans effet sur cette phase de l’œuvre robbe‑grilletienne à partir de La Maison de rendez‑vous (1965) et sur la manière simonienne des années 70. Aussi, on ne peut guère dissocier la conception et les principes gouvernant l’écriture de La Prise de la réflexion qui se déploie entre 1960 et 1967 dans le recueil théorique. Sans être toujours explicites, s’y rencontrent maints auto‑commentaires rétrospectifs ou prospectifs : ainsi de ces deux pages à la fin de « L’histoire dans l’histoire » imaginant une nouvelle forme de mise en abyme, dite textuelle, et non plus seulement fictionnelle qui, dans un « livre singulier », contesterait, outre le « temps de la fiction », la « chronologie du livre, l’ordre successif des feuillets » (p. 185‑6). D’où un dispositif qui ne laisse pas d’intriguer puisque se présente, sur les deux faces opposées de la couverture, un double titre : La Prise/La Prose de Constantinople. Cette correspondance inscrivant à ces antipodes un couple de paronymes ne va pas sans rappeler un des « procédés » initié par Roussel dans ses Textes de grande jeunesse ou textes‑genèse15. À la différence près que cette symétrie est transposée de l’espace du texte (première et dernière phrase) à celui du péritexte, déplacement qui est d’importance. Car il se double ainsi d’une seconde opposition qui distingue entre un titre thématique (la « prise » suscitant, à la manière d’un récit historique, une idée de conquête) et un titre rhématique16(la « prose » évoquant, avec son complément, un style d’écrit qui pourrait ne point être dénué d’un certain byzantinisme).
9À l’image du Roussel de Comment j’ai écrit certains de mes livres, Ricardou fournit, mi‑analyse mi‑récit auto‑génétiques, une longue étude « La fiction à mesure » qui explique les « principes de [l]a fabrique » du roman : dans la mesure où celui‑ci « ne saurait guère obtenir sa fiction qu’en évitant toute entité antécédente à reproduire, il ne peut au départ se bâtir que sur un rien17». Ainsi, en renouant avec le fameux projet flaubertien et à l’instar du poème « Salut » de Mallarmé qui ouvre le recueil des Poésies, c’est littéralement à partir du vocable « rien » que naît, dès l’incipit, la prose (t. 4, p. 181). À suivre cette auto‑analyse d’un genre « mixte », dans lequel les considérations théoriques semblent surgir d’un récit rétrospectif disons « autographique », il s’ensuit clairement aujourd’hui que cet ouvrage de 1965 prélude à tout un mouvement post‑néoromanesque, généralement associé au groupe de l’Oulipo, qui promouvra dans le récit en « prose », par‑delà les frontières du genre poétique, l’écriture à contraintes théorisée ensuite par les écrivains liés à la revue Formules18.
10Loin d’une forme canonique, ces règles d’écriture auto‑imposées à partir desquelles s’invente la fiction ne sont davantage issues du hasard ou d’une sélection arbitraire. Si une grande part des composantes fictionnelles s’élabore en fonction de précises astreintes numériques ou anagrammatiques, ce matériau initial s’impose en quelque sorte de lui‑même : ces « générateurs » de fiction s’établissent en partie sur la base graphique et phonique du nom du signataire : « Jean Ricardou ». Or, envers tout contre‑sens qui assimilerait ces procédures d’autogénération à quelque « narcissisme », le choix de cette base patronymique procède d’une stricte raison matérielle. À partir du moment où un texte se trouve « impérieusement conditionné » par un protocole de diffusion l’inféodant, notamment, aux « diverses inscriptions » (emblèmes éditoriaux, nom du signataire) trônant sur une couverture, une façon de le subvertir, c’est de retourner la situation en « textualisant » ce « hors‑texte ». Il s’agit de tirer parti de ces contraintes péritextuelles, en quelque sorte, prédéterminées. À la manière de Poe qui, dans Le Scarabée d’or, utilisa le titre du journal auquel le conte était destiné, les données péritextuelles que constituent les emblèmes éditoriaux (en l’occurrence l’étoile à cinq branches et la lettre M de Minuit) peuvent, non moins que le nom de l’auteur, être intégrées à l’élaboration du texte19. Ainsi, à la manière de l’art in situ, cette intégration du péritexte au procès romanesque n’a d’autre raison que de tirer les conséquences du lieu matériel où se présente le texte.
11La Prise de Constantinople fraye non moins la voie d’un nouveau type de composition : celle du « roman polydiégétique »:« soit un texte qui combine plusieurs “récits” ancrés dans des univers spatio‑temporels a priori incompatibles20 ». Elle sera poursuivie par Simon, notamment dans Triptyque (1973). Vingt‑cinq ans après La Prise, Ricardou usera du terme de polydiégétismepour rendre compte du récit alterné motivé parla représentation d’événements simultanés dans Le Sursis et de Vol de nuit21. Toutefois, dans les romans de Sartre ou de Saint‑Exupéry, les séquences synchrones participent d’une même diégèse. En dépit des ruptures suspensives que provoque chaque alternance, une même « histoire » noue ces actions simultanées advenant en divers lieux. Or, La Prise se distingue manifestement de ces romans « sursitaires22 » qui restent en fait monodiégétiques. De façon plus radicale, non seulement s’y enchevêtrent et se contestent mutuellement des séries foncièrement hétérogènes — autrement dit « fictionnellement » incompatibles selon une stricte logique représentative — mais ces histoires relèvent en outre de genres divers : s’entremêlent ainsi une fiction médiévale (la Quatrième croisade), une fable au présent narrant des jeux d’enfant et une aventure d’exploration vénusienne qui relève de la science‑fiction.
Romans à contraintes : de La Prise aux Lieux‑dits
12Ce troisième roman diffère autant de La Prise que celui‑ci du précédent. L’Observatoire de Cannes était un pur roman descriptif qui portait à son comble, de façon absolutiste, certaine voie tracée par les premiers récits de Robbe‑Grillet ou d’Ollier : « un roman qui se formerait exclusivement par le jeu créateur de la description » (t. 3, p. 84). À son tour, Les Lieux‑dits ne poursuit pas le type de composition de La Prise. Il s’offre selon une lisibilité moins renversante : un seul récit, et non plusieurs, semble ici « travailler un seul livre23 ». Toutefois, cette apparente concordance du livre et d’un cadre spatio‑temporel plus stable et homogène subit mainte autre manœuvre qui sape subrepticement l’hégémonie virtuelle d’un récit unitaire. À la belligérance diégétique se substitue un conflit générique déclenchant une « guerre des lectures ». Ainsi, au cours de la traversée méthodique d’un paysage allégorique fait de huit localités distinctes, deux voyageurs, Olivier et Atta, en viennent à se rencontrer, s’unir puis à rivaliser donnant lieu, dans les ultimes pages à un strip‑tease alphabétique puis à un supplice érotique. De proche en proche, ils prennent part aux querelles quant à l’origine des toponymes : controverses étymologiques qui privilégient tour à tour leur dimension littérale ou référentielle. Entre les mots et les choses, qu’est‑ce qui précède ? Ou encore « les mots sont[‑ils] la provenance des choses » ou bien « les dénominations des lieux traduisent[‑ils] « une donnée antécédente » (p. 31, 40). Le personnage féminin, Atta, que semble déterminer son nom palindromique, est davantage prédisposé à une lecture au ras des lettres qui pourrait échapper à toute « illusion référentielle ». Les deux voyageurs incarnent ces polarisations génériques en quelque sorte doublées par leurs différences sexuelles proposant ainsi des modes distincts de lecture. Selon une syllepse se superpose à la problématique des genres (narratifs) celle du genre (gender). Le nom « Atta » évoque aussi une variété de fourmis amazonienne, dite « coupe‑feuilles », qu’elle passe le plus clair de son temps à étudier. Et comme le pointait une critique, par ailleurs hostile, d’époque : « comment ne pas reconnaître dans ces fourmis qu’on examine à la loupe le noir troupeau des mots 24» ? Ce sont les « feuilles du livre » qui sont par la lecture la proie d’une linéaire consumation ainsi que les colonnes de fourmis savamment incendiées au moyen d’une loupe. Comme l’annonce le prière d’insérer original (non repris dans L’Intégrale), à travers ces diégétiques lectures antagonistes, c’est à l’intérieur du texte même qui les intègre que se noue un conflit des genres : « Un guide pour touristes se métamorphose en fiction romanesque et un voyage en explication de texte ».
13Dès lors si, à la manière d’un guide se destinant à un lecteur‑voyageur, les huit chapitres dispensent des informations sur chaque localité, le lecteur extradiégétique — vaquant à l’image des protagonistes d’un lieu à l’autre mais un cran au‑dessus et donc au fil et au ras du texte — en vient à tirer les leçons des controverses qui, en la fiction, s’exposent sur « le conflit linguistique opposant ceux pour qui les choses sont à l’origine des mots et ceux pour qui les mots sont la provenance des choses25 ». En voyageant dans le livre, ce lecteur entend que ces diverses bourgades tirent nombre de leurs particularités des singularités offertes, d’un biais ou d’un autre, par leur toponyme. En passant de l’univers de la fiction à la narration qui l’instaure, il peut non moins observer qu’il en va de même de la constitution du texte qui leur est consacré : « Suivant une décision irrévocable, la prose de tout chapitre se trouve infléchie par le nom qui en forme l’enseigne » (p. 78). Autrement dit, chacun des titres capitulaires correspondant au nom des lieux visités joue un rôle de« générateur ».
14Cet affrontement nodal s’affiche encore une fois par un « titre double » : le sous‑titre rhématique, « petit guide d’un voyage dans le livre », met en cause le titre général Les Lieux‑dits, l’empêchant « de parler trop haut et de cacher le texte26 », révélant ainsi son caractère déjà mixte (Les Lieux/dits). Le conflit qui anime ce « voyage au centre du texte » n’est pas sans résonnance avec les questions abordées par Michel Foucault dans Les Mots et les choses paru trois ans avant. Il annonce encore les débats qui vont opposer les partisans d’une lecture référentielle (biographique ou documentaire), notamment des romans de Simon, à ceux qui préfèrent accorder toute leur attention aux réseaux et agencements qui relient tissulairement les diverses composantes, matérielles ou idéelles des textes. Ricardou en énonce déjà le principe dans Problèmes du Nouveau Roman : « La valeur d’un ouvrage se mesure non point à la ressemblance des êtres fictifs avec les choses mêmes, mais à la spécifique cohérence des signes qu’elle assemble » (p. 89). C’est cette constitution relationnelle du récit qui transforme la lecture. Dans un entretien de 1970, il invoque « une esthétique de la relation » : si écrire c’est « établir un maximum de relations », un texte « se passe toujours au moins à deux endroits : là où l’on est et là où il faut être aussi pour voir la relation » (p. 165‑6). Ce qu’il précisera encore dans Le Nouveau Roman : « lire, c’est explorer les relations spécifiques par lesquelles sont liés les éléments d’un texte » (p. 79). Bref, lire, c’est lier et le lecteur se fait agent de liaisons.
15Si La Prise s’élaborait initialement à partir de « l’aptitude productrice » d’un vocable jouant au plan du signifiant (selon diverses « permutations » grammatiques du mot « rien »), Les Lieux‑dits s’organise en fonction de « l’activité ordinale » d’un vocable lié « à un travail d’acrostiche ». Le récit progresse à partir d’une ordination alphabétique :
Les huit chapitres des Lieux‑ditsobéissent à l’ordre alphabétique mais une plus attentive lecture révèle, de ce classement, qu’il est la conséquence d’un acrostiche diagonal : Bannière, bEaufort, beLarbre, belCroix, cendRier, chaumOnt, hautboIs, monteauX (t. 4, p. 181).
16Ainsi, selon une base numérique (à nouveau, le huit), une grille d’octonymes croisés assigne ses « directives à la fiction » et, chapitre après chapitre, dans le parcours obligé de ces localités, tout converge vers ce lieux central, Belcroix, dont le nom désigne à la fois sa position cardinale (comme figure du croisement) et un principe d’écriture (l’intersection ou la « surdétermination » des éléments sélectionnées pour bâtir la fiction qui doivent « croiser » ou réunir divers caractères concordants). C’est ce faisceau de contraintes qui programme le « conflit » générique qui oppose une lecture « touristique » à une lecture « rhétorique ». Bref, sous la façade d’un seul, se superposent au moins deux livres antagonistes : « le livre est fait de la lutte d’au moins deux livres: un récit de voyage, un guide touristique27 ». Mêlant les registres et les genres (du terre à terre guide touristique au conte de détection à la façon de Poe jusqu’à se transformer en quête allégorique ou en fable de la lecture), le tout devient une vaste parodie.
17Dans Le Nouveau Roman, c’est au chapitre de la mise en abyme que Ricardou auto‑commente la réflexivité à l’œuvre dans Les Lieux‑dits, réflexivité de premier degré, selon en quelque sorte des métaphores métatextuelles (ainsi de la première phrase du livre dont il se fait ailleurs l’exégète), mais aussi de « second degré » quand certains passages de la fiction se prolongent et se relancent en prodiguant des sortes d’auto‑lectures internes de ses fonctionnements. Ce n’est guère un hasard si, dans Le Récit spéculaire, Dällenbach consacre à ce roman tout un chapitre intitulé justement : « Réflexion totale (Les Lieux‑dits)28 ». Cependant, qu’il s’agisse des récits de fiction ou des positions théoriques, on ne saurait réduire la poétique ricardolienne à cette seule dimension apparemment autotélique. Ces multiples auto‑commentaires, auto‑représentations et mises en abyme jouent un rôle didactique. Problèmes du Nouveau Roman en soulignait le principe : « Comme tout roman comporte la pédagogie de la lecture qu’il exige, en façonnant la lecture de son lecteur […] » (p. 83). De plus, l’élément moteur qui anime le fonctionnement du récit est un principe foncièrement agonistique (illustré notamment par l’intrarécit Le Jardin des Oppositions) :
les fonctionnements de La Prise de Constantinople et des Lieux‑dits sont désignés, métaphoriquement, par les aventures qu’ils proposent. S’il s’agit, en les deux cas, d’évidents récits de guerre, c’est qu’ils proviennent, en les deux cas, d’une évidente guerre des récits29.
18 Et sous ces batailles des récits ou des genres, se rejouent d’ancestrales « guerres idéologiques ». Davantage, chaque thèse est, par son inverse, minée de l’intérieur et, non moins, celle défendue par des « doctrinaires qui voient le monde obéir au langage » (p. 78) :
[…] si peu qu’on les observe, les deux adversaires révèlent en eux‑mêmes, chacun, leur propre contestation. Il n’est pas de guide qui ne succombe au désir du langage […]. Quant au roman, pour occupé qu’il soit à inventer l’autonomie de son espace, il ne laisse d’utiliser en revanche, à chaque instant, des éléments du monde : tout paysage fictif s’établit par référence à de quotidiennes contrées (p. 76).
Du Nouveau Roman textuel au Nouveau Roman oulipien
19Malgré leurs différences, ce qui rapproche ces deux romans, c’est encore cette conception annoncée dès 1965 et reprise dans Problèmes du Nouveau Roman : « Est‑il exclu d’imaginer, en somme, un livre qui, d’une certaine façon, se composerait en se lisant lui‑même ? » (p. 145). De même, si Les Lieux‑dits ne va pas sans rappeler certains récits de Borges ou de Calvino, c’est encore à la suite de Roussel et de Queneau qu’avec La Prise il s’inscrit, dès les années 60, au départ d’une nouvelle phase d’exploration du roman à contraintes. Cette voie d’expérimentation où la fiction s’invente et se transforme sous la pression d’exigeantes directives formelles prendra tout son essor sous l’impulsion de l’Oulipo. Or, ce qui frappe aujourd’hui, c’est qu’un roman comme Les Lieux‑dits paraît la même année que La Disparition de Perec. Tel rapprochement offre un nouvel éclairage sur une œuvre que l’on envisage sous le seul angle du Nouveau Roman. Unilatérale, cette perspective masque la situation singulière qu’elle occupe historiquement au carrefour de plusieurs courants : entre Tel Quel, qui donnera lieu au « roman textuel » et les écrivains de l’Oulipo qui, en des domaines variés, deviendront les chantres de l’écriture à contraintes. Prospecteurs des infinies ressources qu’offrent, anciennes ou inédites, les contraintes qui décuplent les pouvoirs de l’affabulation, il apparaît mieux aujourd’hui que les romans de Ricardou partagent avec l’Oulipo de communs ressorts. D’une part, et avant que Roubaud en énonce le fameux principe, nombreux sont les passages des Lieux‑dits qui parlent des contraintes qui y sont à l’œuvre. D’autre part, dans le même volume, juste à la suite du roman, on peut relire aujourd’hui « L’impossible Monsieur Texte » qui annonce, ni plus ni moins, contre la critique valéryenne du romanesque, mais en exportant au récit en prose ses exigences poétiques, la voie du « roman nouveau » : il suffit de déplacer, par une « translation féconde », « du poème au roman » certaines « remarques valéryennes » pour que celui‑ci se fasse aussi « matérialiste » que son modèle et que le roman prenne « formellement en compte cette matière dont il est fait : le langage » (p. 125‑131).
Éléments de narratologie
20On ne saurait trop insister sur le caractère précurseur tant des trois romans que du premier recueil théorique paru en 1967 dans la collection Tel Quel au Seuil. Problèmes du Nouveau Roman rassemble divers articles, certains fortement remaniés, publiés à partir de 1960 dans les revues Critique, Médiations, Les Cahiers du cinéma et, pour trois d’entre eux, dans Tel Quel entre 1964 et 1966. Ainsi que le soulignait la quatrième de couverture, c’est en romancier que Ricardou abordait divers problèmes liés aux « nouvelles recherches romanesques » (Butor, Ollier, Robbe‑Grillet, Simon, Sollers) non sans faire appel à des textes annonciateurs de cette nouvelle modernité (Borges, Novalis, Poe et Proust). Les principales questions touchaient à la description créatrice, la métaphore « structurelle », les rapports entre fiction et narration, la mise en abyme et certaines différences sémiologiques entre roman et cinéma. Un leitmotiv relie ces diverses études articulant l’analyse toujours fine des textes à de précis principes théoriques anti‑réalistes et anti‑psychologiques : « la fiction asservissant beaucoup moins la narration qu’elle n’en est tributaire, et s’efforçant dès lors, à revers, allusivement, de la contester en la racontant » (prière d’insérer). Ce volume 3 de l’Intégrale réunit d’autres articles sur La Mise en scène d’Ollier, « Le scarabée d’or » de Poe30, « Fonction critique31 », ces deux derniers figurant dans le volume Théorie d’ensemble (1968) — florilège d’écrits telqueliens — puis dans Pour une théorie du Nouveau roman (1971). Reprenant dans un strict ordre chronologique les parutions originales, l’Intégrale rappelle ainsi l’effective proximité qui liait ces deux courants concurrents et bientôt disjoints : Nouveau Roman et Tel Quel. Cette coexistence permet aussi de relire Problèmes du Nouveau Roman à la lumière de cet article important, « Fonction critique » paru initialement dans Théorie d’ensemble et de mieux mesurer les implications et les enjeux politiques d’une théorie trop souvent réduite à ses prises de position littéralistes ou scripturalistes.
21On peut relire aujourd’hui ce premier recueil sous l’angle de ce nouveau champ de recherche qui s’ouvrait alors sous le nom de narratologie. Au début, dans le sillage des formalistes russes traduits et introduits par T. Todorov (Théorie de la littérature, 1965) et avant la parution de l’ouvrage fondateur de G. Genette, Figures III (1972), la narratologie en était à ses premiers rudiments. Entre temps, le numéro de Communications consacré à « L’analyse structurale du récit32 » (1966) fut un jalon essentiel avec notamment « Les catégories du récit littéraire » de Todorov et « Frontières du récit » de Genette. Les fameuses études de Barthes sur Robbe‑Grillet et « Vertige fixé » de Genette (Tel Quel, 1962) marquaient les liens qui associaient alors une part de la « Nouvelle Critique » au Nouveau Roman.
22Plusieurs essais de Problèmes du Nouveau Roman touchent à trois des aspects cardinaux du récit : la description, la mise en abyme,le temps de la narration. Pour se tenir ici à ce dernier aspect, le chapitre « Temps de la narration, temps de la fiction » — qui reprend une première intervention « Divers aspects du temps dans le roman contemporain » présentée trois ans plus tôt à Cerisy au colloque « Le temps33 » — prélude à deux des chapitres majeurs de Figures III sur la durée et l’ordre. Une section traite en particulier de la « vitesse de la narration ». Aussi, il conçoit pour la première fois les fameux schémas bi‑axiaux permettant de mieux saisir « plusieurs groupes de problèmes concernant les rapports du temps narratif et du temps de la fiction ». L’incipit précise d’emblée cette distinction capitale :
Si toute œuvre romanesque n’est pas indépendante de la narration qui l’instaure, alors sa temporalité doit être observée aux deux niveaux distincts qui déterminent respectivement le temps de la narration et le temps de la fiction (p. 161).
23Le prologue du livre définissait son « lexique propre » : « [L]a narration est la manière de conter, la fiction ce qui est conté ; l’une et l’autre déterminant les deux faces du langage ». Cette distinction est incessamment reprise au fil des essais. Ainsi, à propos de La Jalousie, la leçon à retenir serait que le livre « désintégrant le temps de la fiction, sauvegarde expressément le déroulement temporel de la narration » (p. 144). Et « en matière de récit », si le cinéma se sépare du roman, c’est que « la fiction est gouvernée par la nature des signes narratifs », ce qui remet en cause telle prémisse théorique selon laquelle « la fiction [serait] indépendante de la narration34 » (« Page, film, récit », p. 95). La conférence prononcée au colloque « Le temps » précède les articles de Todorov et de Genette du numéro 8 de Communications. La distinction narration/fiction qu’élabore Ricardou en 1964 ne recoupe pas exactement les oppositions entre discours et histoire (Todorov) ou discours et récit (Genette) qui vont ensuite s’imposer35 avant que ne se fixe la triade introduite dans Figures III qui distinguera trois sens de récit — histoire/ récit (discours narratif)/ narration (l’acte narratif producteur) — que reprendra Ricardou au début de Le Nouveau Roman. Ces distinctions fondamentales de l’épistémè structuraliste renouent évidemment avec celle des formalistes russes entre fabula et sjuzhet : pour Chklovski, « la fable n’est qu’un matériau servant à la formation du sujet », celui‑ci ne se confondant pas, en tant qu’« élaboration de cette fable » avec l’histoire ou la représentation des événements36. Et ce n’est guère un hasard si le chapitre sur le temps de la narration figure dans une section intitulée « Construction ». La définition de la narration (« la manière de conter ») alors proposée par Ricardou recoupe celle de discours de Todorov : « à ce niveau, ce ne sont pas les événements rapportés qui comptent mais la façon dont le narrateur nous les fait connaître ». Dans sa « synthèse » entre les formalistes russes (Chklovski et Tomachevski) et le structuralisme français, la distinction de Seymour Chatman de 1978 entre story et discourse (« l’histoire est ce qui [what] dans un récit est représenté [depicted], le discours le comment [how]37 ») rappelle non moins celle entre fiction et narration de Ricardou.
24Cependant, on pourrait arguer que, pour Ricardou, le concept alors proposé de « narration » n’est pas dénué par moment d’une certaine ambiguïté. En effet, le terme de « narration » ne dissocie pas suffisamment « l’acte narratif producteur » de l’énoncé narratif (la distinction narration/récit dans la triade de Genette de 1972). La « narration » ne s’entend pas simplement comme son produit, le « discours narratif » mais implique, synonyme alors du terme « écriture », le processus de composition : « la démarcation du fabriquer et du dire nous semble fondamentale ». Il recoupe tantôt celui plus statique de « discours » ou « récit » (soit le « texte narratif » en ce qu’il est le produit du processus de narration), tantôt celui plus dynamique d’« écriture ». Et c’est la distinction entre « fiction » et « écriture » qui prend à l’occasion le relais : « Loin de se servir de l’écriture pour présenter une vision du monde, la fiction utilise le concept de monde avec ses rouages afin d’obtenir un univers obéissant aux spécifiques lois de l’écriture » (p. 43). Quelques lignes plus bas, Ricardou énonce le « retournement » qui fonde sa conception « scripturaliste » : « La fiction ne reflète point le monde par l’intermédiaire d’une narration ; elle est, par un certain usage du monde comme la désignation à revers de sa propre narration ». D’où découlera le leitmotiv esthétique qui, selon diverses variantes, sous‑tend l’ensemble des démonstrations : « la fiction se développe comme allégorie de l’écriture qui l’érige » (p. 46) ; « la fiction » dans son fonctionnement quotidien est « cet hybride curieux, empêché […] de représenter exactement les fonctionnements qui l’instaurent » (p. 51) ; ou encore en exergue à « Un ordre dans la débâcle » sur La Route des Flandres : « Si, comme nous le supposons, une fiction se développe notamment de manière à représenter la narration qui l’érige […] » (p. 59). À partir de là s’échafaude ce qui sera assimilé, en l’ère post‑structuraliste, à une conception strictement auto‑réflexive et autotélique du récit et, plus largement, de la littérature.
25Or, non loin d’un double contre‑sens, ce serait encore escamoter deux choses. La première : il ne ressort aucunement, de la conception ricardolienne, que les événements racontés pré‑existeraient à l’acte narratif. Car, s’agissant précisément de fiction et non d’« histoire », il n’est nulle part question, tout au contraire, de la « rapporter » ou encore de la « relater ». La fiction ne saurait ainsi être assimilée à la notion de fable des formalistes : « ce qui s’est effectivement passé38 ». La seconde, c’est que loin de relever d’une conception de l’histoire dérivée de Benveniste et impliquée par celle de récit historique, le concept de fiction suppose, tout à l’inverse, celui d’invention : il n’y a aucune finalité (autotélique) pour la fiction à seulement (auto)représenter les « moyens » (le langage écrit, le processus de narration) à partir desquels elle s’élabore. Puisque à exposer les ressources qui la font advenir, loin d’être une fin, la fiction est, dans la logique des contraintes qui président à sa génération, une conséquence : ainsi, dans Le Voyeur, récit foncièrement « lacunaire », si un « tableau », révélateur d’une scène censément élidée, « représente la structure du livre », c’est que « l’ensemble de la fiction n’est en conséquence que la dramatisation de son propre fonctionnement » (p. 184, nous soulignons). Force est d’en prendre la mesure : par delà certain leitmotiv théorique, sautent aux yeux aujourd’hui les différences foncières qui séparent, tant aux plans de leur composition que des aventures représentées, les trois premiers romans de Ricardou.
Fictions & réflexions
26Les quatre premiers volumes de l’Intégrale déjouent ainsi une idée reçue plutôt tenace : celle d’une œuvre réduite à son seul versant théorique de plus circonscrite au seul courant néo‑romanesque ou, encore, l’image d’un Ricardou pur théoricien du texte à la façon du Barthes structuraliste ou, comme le suggère Fanny Lorent en prenant « le risque d’un raccourci grossier, à ce qu’on pourrait nommer une sorte de radicalisation du “premier Barthes”39 ». Certes, en poursuivant jusqu’au bout la voie délaissée par l’auteur d’Incidents, Ricardou a sans doute exploré toutes les potentialités du textualisme. Surtout, à l’instar des mal nommés formalistes russes, en particulier Chklovski et Tynianov et à la différence des principaux critiques et poéticiens des années 60‑80, sa recherche théorique reste indissociable de l’exercice de la fiction, participant de l’intérieur à l’invention de nouvelles formes romanesques.
27Au colloque Claude Simon de 1974, Ricardou bat en brèche l’endémique « coupure institutionnelle de la pratique et de la théorie40 ». Il dénonce ces deux personnages complices et complémentaires vis‑à‑vis du texte que sont l’Auteur et le Professeur : « D’une part, exempt de théorie, l’auteur : celui qui fait, mais ne sait rien. D’autre part, exempt de pratique, le professeur : celui qui sait, mais ne fait rien ». Sous le nom de « grecque productrice », le romancier entend lutter contre cette « parcellisation du travail » : « Loin de s’opposer dans un face à face irréductible, pratique et théorie sont les deux phases nécessaires du procès de production41 ». Ce parcours « en grecque » permet de sortir de l’isolement de chacun des domaines et de reverser alternativement les progrès accomplis de l’un vers l’autre et réciproquement : « avancées pratiques de la théorie » ou « avancées théoriques de la pratique ». Dans un entretien de 1991, il explique son cheminement à partir de cette conception foncièrement dialogique de l’écriture :
D’abord un volume expérimental, puis une phase de réflexion qui s’efforce d’en saisir les implications et les conséquences, même si, pour des motifs sur lesquels je passe, d’autres livres que les seuls miens doivent être alors sollicités. La prise de Constantinople, en 1965, puis Le théâtre des métamorphoses, en 1982, ont formé les deux principales expériences qui ont chacune ouvert, pour moi, une longue période théorique42.
28Bref, ce qui anime cette œuvre depuis le début, c’est de mener de front deux sortes de « pratiques » conçues comme indissociables selon une logique où le pôle théorique n’est pas nécessairement prédominant : ainsi qu’en témoignent aussi les premières nouvelles parues au début des années soixante dans Tel Quel et la Nouvelle revue française43.
Du « mixte » à la textique
29On notera toutefois l’infléchisssement de cette opposition entre « pratique » et « théorie » formulée en introduction au colloque Claude Simon. Depuis, dans le sillage de Valéry et de son exégèse derridienne44, il appert d’évidence qu’à l’instar de la philosophie, la théorie, aussi, cela s’écrit. Au même titre que l’écriture de textes de fiction, la théorie n’en est pas moins, avec ses spécificités, une « pratique ». Toute avancée conceptuelle est foncièrement tributaire de son caractère écrit et des manières d’écrire. Ainsi, les séminaires de textique devenaient de véritables ateliers d’écriture … de la théorie, mettant en quelque sorte en pratique ce que Derrida avançait, à suite de Husserl, de l’écriture de la science :
l’écriture n’est pas seulement un moyen auxiliaire au service de la science — et éventuellement son objet — mais d’abord, […] la condition de possibilité des objets idéaux et donc de l’objectivité scientifique. Avant d’être son objet, l’écriture est la condition de l’epistémè45.
30Comme la fiction, la conceptualisation progressait « à mesure », pas à pas, mot à mot : les concepts s’inventaient et s’affinaient sous les contraintes même de l’écriture théorique selon de précises procédures réfléchies : parallélismes et ordination syntaxique raisonnée, alinéas monophrastiques, articulation inter‑paragraphique, etc.. Il devenait inconcevable de bâtir une théorie qui soit dissociée des fonctionnements et des potentialités issus de ses « objets » mêmes qui, vis‑à‑vis de ses « moyens » propres, présentent la particularité d’être isomorphes : l’écrit et l’écriture offrant en pratique les conditions, le terrain même de leur exploration théorique.
31Dans cette perspective, Le Théâtre de métamorphoses46 marque un tournant : deux pratiques s’affrontent donnant lieu à deux registres antagonistes, fiction et théorie, chacun s’imposant tour à tour selon une lutte de pouvoir incessante qui devient le moteur de leur croisement. Bref, une fois de plus se dispose une guerre des genres et des lectures. Désormais, cette concurrence ne se produit plus de façon disjointe, selon une alternance d’ouvrages distincts qui donnerait l’illusion d’un rapport de succession ou de précédence. Cette fois, le conflit est ouvert. Et c’est un même espace, une même arène, au sein d’un même volume que le duel prend place et s’organise, jouant ostensiblement de ce que Barthes appelait la « division des langages47 ». Ni fiction ni théorie, leur belligérance donne lieu à un genre « indécidable48 » : « Loin d’être un « mélange (un simple recueil d’éléments disparates) : il est un mixte (un précis tissage de composants divers » (prière d’insérer).
***
32C’est cette expérience du Théâtre de métamorphoses qui, ouvrant des voies nouvelles, explique à partir du milieu des années quatre‑vingt l’accession à une nouvelle discipline, la textique. La notion de « littérature » ayant aux yeux de Ricardou perdu toute pertinence ou validité, si l’axe « théorique » se déporte du texte littéraire — considéré dès Problèmes du Nouveau Roman dans ses fonctionnements (p. 136) et selon le point de vue de sa fabrique —, vers des objets plus génériques que sont l’écritsous toutes ses formes — littéraires certes mais non moins ordinaires et dans une conception élargie et une extension beaucoup plus large que ne l’admet son sens usuel — et les opérations qui le font advenir, autrement dit l’écriture, c’est que ces deux objets constituent le sol et le ferment communs à ces deux pratiques que sont la fictionet la théorie. Avec la textique, les recherches excèdent alors les seuls champs investis par la Nouvelle Critique ou la Poétique.