Penser les intellectuels français, dans l'histoire & dans le monde
1Questionner les manières dont on peut penser les intellectuels et leurs histoires, voilà l'entreprise du volumineux ouvrage de François Dosse, paru en 2018 chez Gallimard. Le mot « intellectuel » recouvre ici, de manière générale, des auteurs, bien qu'une petite section soit réservée aux cinéastes de la Nouvelle Vague, aux peintres du Nouveau Réalisme ainsi qu'au domaine musical. La majorité des intellectuels présentés dans l'ouvrage ont pour dénominateur commun d’apparaître comme des écrivains prenant place dans le politique et la politique de leur temps, en aspirant à exercer une influence sur le peuple, leurs pairs intellectuels ou même sur les institutions et décideurs politiques. L’ouvrage nous fait connaître l'intellectuel à travers sa vie quotidienne, ses discussions avec ses collègues, son rapport aux luttes du peuple, ses rêves comme ses peurs. Ainsi l'histoire de Fr. Dosse se veut principalement politique, en replaçant l'intellectuel dans la cité ; cette « histoire intellectuelle » s’étend de la Seconde Guerre mondiale à la fin des années 1980, en se concentrant sur les réflexions des intellectuels autour de la libération et de l'émancipation.
2Une telle interrogation sur l'histoire des intellectuels n'est pas nouvelle chez Fr. Dosse. Elle remonte notamment à son ouvrage théorique de 2003, La Marche des idées1. La Saga des intellectuels français vient donc surmonter une difficulté méthodologique majeure afin de pouvoir penser les intellectuels.
3Attribuer le qualificatif « intellectuel » à des propos, des écrits ou même des images exige en effet de réfléchir à ce qui pourrait définir les liens d'un individu ou d'un objet intellectuel à une communauté nationale, aux classes sociales et politiques qui l'entourent ainsi qu'à des idées ou à des œuvres.
Une histoire marquée par l'« indétermination théorique »
4Écrire une histoire des intellectuels impose d'articuler une écriture de l'histoire, ou des histoires, à une poétique montrant les liens entre les œuvres individuelles dans une cohérence et une logique pertinentes pour les lecteurs2. C'est un enjeu présent dans l'ouvrage de Fr. Dosse qui, lui, fait référence à la notion de « génération intellectuelle », la plus à même de « ressaisir les pulsions collectives (t. II, p. 13). En effet, établir une poétique des œuvres semble avoir posé à l'auteur un souci d'« indétermination théorique » (t. II, p. 16). Celle‑ci implique de ne pas favoriser une « démarche purement interne qui ne prendrait en considération que le contenu des œuvres et des idées » ni « une démarche externe qui se contenterait d'une explication des contenus selon leur contexte » (ibid.). L'auteur a donc opté pour un « entrelacs d'approches multiples » (ibid.). Dans ses justifications méthodologiques que l'on ne peut malheureusement lire qu'en introduction du deuxième tome3, Fr. Dosse défend cette double approche internaliste / externaliste pour sa capacité à :
témoigner de la complexité des situations et [à] se dégager des relations causales étroites comme celle, par exemple, qui préside à une logique du soupçon réduisant l'autre à son positionnement social, spatial, ou à sa personnalité psychologique. (t. II, p. 16)
5Dans La Saga des intellectuels français, on retrouve effectivement les marques de cette démarche externaliste : ce sont des modes d'interaction entre les œuvres et leurs contextes politiques actuels et historiques qui sont sans cesse mis en lumière par l'historien. Aussi est‑il possible de constater les modes d'engagement face aux événements politiques, par le biais notamment des tribunes de revues. Il en va ainsi des positionnements intellectuels vis‑à‑vis de la collaboration avec les nazis. Fr. Dosse montre comment, au sein de Gallimard, la Nouvelle Revue Française, dirigée par Drieu la Rochelle, a collaboré avec les Allemands tandis que les Lettres françaises de Jean Paulhan publient les grands noms de la Libération comme Malraux et Gide (t. I, p. 79). Plus tard, la revue Les Temps modernes et à sa tête, Jean‑Paul Sartre (t. I, p. 337), la revue Esprit (t. I, p. 351), les éditions de Minuit (p. 339), les éditions Maspero (p. 340) et l'hebdomadaire France Observateur (p. 343) s'inscrivent dans le front contestant la guerre d'Algérie.
6Souligner les liens entre les écrits et leurs contextes est utile aux chercheurs soucieux d'une compréhension socio‑historique de l'écrit. À cette démarche externe s'ajoute une poétique des œuvres. Cette dernière apparaît à la lecture des analyses des contributions intellectuelles dans les revues françaises, comme Esprit, Les Lettres françaises et Les Temps modernes, oucomme dans les hebdomadaires tels que L'Express ou France Observateur. Les revues et les journaux se taillent ainsi la part du lion en tant que sources de référence et d'analyse. Les publications périodiques apparaissent comme un moyen efficace pour valider à la fois la démarche « intérieure » et « extérieure » de l'historien. Elles permettent aux lecteurs de l'ouvrage de mesurer d'un côté les nuances inhérentes aux positions individuelles des intellectuelles, comme celles d'Albert Camus et Jean Daniel prônant respectivement « une libre association des Français et des Algériens » et « la négociation avec les rebelles du FLN » (t. I, p. 345), et de l'autre côté, une position plutôt unanime de l'hebdomadaire, permettant à l'historien de cartographier, d'une manière plus vraisemblable, les champs idéologiques des communautés intellectuelles.
Écrire l'histoire pour mettre à mal les « illusions » de sens dans l'avenir
7Le premier tome de l'ouvrage a pour objectif de livrer une réflexion sur la période qui s'étend entre deux charnières historiques décrites par Dosse comme « affaissement » de l'histoire, la première étant la fin de la catastrophique Seconde Guerre mondiale, la seconde s'achevant avec les événements de Mai 68. Quant au deuxième tome, il est consacré aux années post‑soixante‑huitardes, qui témoignent d'une série de désenchantements et de soupçons vis‑à‑vis des grands systèmes de pensée comme le marxisme, le structuralisme et le post‑modernisme.
8Si l'histoire de Fr. Dosse est découpée en plusieurs périodes, elle se fonde sur une chronologie linéaire qui engage la subjectivité de l'historien dans la sélection et l'interprétation des faits historiques, dans un sens plutôt pessimiste4. Fr. Dosse voit dans les réflexions de Hegel et Marx sur un sens finalisé de l'histoire, reformulées par Michelet et Lavisse sous la forme d'une mission universelle du peuple français vers l’avenir, la matrice de l'acte intellectuel du xxe siècle (t. I, p. 12). Or, l'ouvrage propose aux lecteurs l'hypothèse d'une permanence, au cours du xxe siècle, d'une « désillusion » chez les intellectuels vis‑à‑vis d'un télos de l'histoire, d'une marche du passé et du présent vers un futur et qui serait la réalisation des fins de l'histoire humaine.
9Ce dessein de l'ouvrage est expliqué par des éléments biographiques de l'historien, confronté à des illusions partagées avec les intellectuels dont il écrit l'histoire. Après le nazisme et le fascisme, les espoirs des intellectuels s'orientent vers le communisme pour émanciper les sociétés européennes. Mais la succession des goulags staliniens, la répression de l'insurrection de Budapest en 1956, l'écrasement du printemps de Prague en 1968, l'émergence des régimes totalitaristes sous le nom du communisme en Europe de l'Est, toutes ces déceptions dissuadent les intellectuels d'une possible et bénéfique résolution de l'histoire. Fr. Dosse ne cache pas la réalité de sa subjectivité, et ceci constitue en soi un acte d'honnêteté intellectuelle fondamental. Né en 1950, à la même époque donc que la vie intellectuelle qu'il relate, il « [s]e doi[t] de [s]e situer dans cette histoire » :
En reprenant la belle métaphore de Michel de Certeau, on pourrait dire que les parcours singuliers que j'ai déjà retracés, ceux de Paul Ricoeur, Michel de Certeau, Félix Guattari, Gilles Deleuze, Pierre Nora et Cornelius Castoriadis, sont un peu une manière d'honorer le passé en remettant à leur place ses illusions afin qu'elles ne viennent pas hanter le présent à notre insu. (t. II, p. 13)
10Une telle déclaration montre bien plus que de la reconnaissance de la subjectivité dans l'écriture de l'histoire. Elle nous place face à l'historien qui se préoccupe de son présent, qui sent le poids lourd de la mémoire, des « illusions » selon ses termes, et qui voudrait finalement se frayer pour sa génération intellectuelle une temporalité présente avec un dessein différent. C'est cette subjectivité des événements politiques et intellectuels vécus par l'auteur qui semble justifier ses choix chronologiques, enchaînant les deux tomes de l'ouvrage autour de mai 1968 : « Cet événement énigmatique sert ici de scansion majeure entre deux périodes, divisées en deux volumes, délimitant comme toute rupture un avant et un après. » (t. II, p. 14) Le scepticisme de l'historien face aux projets futurs semble s'exprimer dans son choix de la notion de « figure ».
De l'histoire vécue au récit historique : la notion de « figure »
11Face à cette méfiance envers un messianisme de l'histoire, Fr. Dosse doit pourtant mettre en récit le passé. Dans le titre de ces deux volumes, le mot « saga » s'inscrit profondément dans le domaine de la littérature. Désignant un récit de la littérature scandinave, le terme en est venu à caractériser l'« histoire d'une même famille à travers plusieurs générations et qui présente un aspect plus ou moins légendaire5 ». Force est donc de constater cette volonté de présenter aux lecteurs le récit d'une famille en mettant en avant la part légendaire du récit et ce, à travers la création de différentes « figures » de l'intellectuel.
12En effet, si l'ouvrage de Fr. Dosse se donne pour ambition de recenser les « représentations collectives » des intellectuels à une époque donnée (t. II, p. 13-16), il procède par une centralisation de la multiplicité des intellectuels, de leurs œuvres et de leurs idées, dans des « figures ». Aussi l'historien parle‑t‑il de la « figure de l'intellectuel prophétique » (t. I, p. 13) qui aurait prédominé la vie intellectuelle de l'après‑guerre et jusqu'au début des années 1960. Avec la vague structuraliste, Foucault et les postmodernes, émerge la figure de l'intellectuel du « soupçon », soucieux de révéler les dessous inconscients du fonctionnement de la société. Dans les années 1970, le combat antitotalitaire défend les intellectuels de l'Europe de l'Est, inspiré en cela par les écrits d’Alexandre Soljenitsyne et participant à la création de « la figure du dissident » qui est une « figure héroïque, magnifiée dans son défi solitaire face à un pouvoir omnipotent et oppresseur », proche en cela du combat de Zola lors de l'affaire Dreyfus (t. II, p. 321). Pendant les années 1980, écrit Dosse, émerge la figure de l'intellectuel « démocratique », grâce notamment à la création de la revue Le Débat (t. II, p. 382). Cet intellectuel ne prétend pas être le porteur de la vérité d'une école de pensée, mais le garant d'un dialogue et d'un débat avec toutes les idées en société.
13D'une décennie à l'autre, les figures s'enchaînent en se substituant. La notion de « figure » assure ainsi à l'historien la possibilité d'écrire une histoire des illusions vécues, mais elle lui permet aussi d'articuler et de relancer plusieurs épisodes de cette illusion.
Les intellectuels face aux formes & aux objets d'étude
14Il est encore aujourd'hui un partage entre l'intellect et l'affect. De ce partage résulte un déséquilibre important entre les formes souvent catégorisées comme « intellectuelles » et les autres formes littéraires et artistiques : d'un côté, les histoires des intellectuels privilégient traditionnellement les formes de l'essai, de l'article ou les témoignages à caractère documentaire. De l'autre côté, l'analyse des formes fictionnelles comme les œuvres poétiques, romancières et théâtrales, intégrant l'état émotionnel de l'individu, est souvent absente de ces histoires.
15La Saga des intellectuels français s’attache, partiellement, à déranger la tradition des analyses qui marginalisent la portée « intellectuelle » des formes littéraires et artistiques. En effet, dans la section « Sous la parole, la langue », l'historien souligne à travers la linguistique un « moment fort de la pensée du soupçon et de la crise de croissance de nouvelles sciences humaines » (t. I, p. 402), Fr. Dosse expose ainsi les mutations théoriques apportées par le structuralisme, Strauss et Barthes en particulier, au sujet du langage. Grâce à la notion du « texte » chez Barthes, Fr. Dosse souligne que
[l]a subversion du langage, qui passe par le langage lui‑même, commence par abattre les cloisons qui délimitent les frontières entre les genres : roman, poésie, critique, toutes formes d'expression qui relèvent de la textualité et donc d'une même grille d'analyse, celle de la conscience paradigmatique. (t. I, p. 408)
16Il arrive à l'historien Fr. Dosse de s'arrêter sur des émotions déclenchant l'écriture d'un livre, comme Barthes au moment du décès de sa mère. Fr. Dosse décrit avec une empathie apparente cet état d'esprit lors de sa rédaction du Journal de deuil, comme « un état d'hypersensibilité [...], ainsi qu'une véritable acédie, un état mélancolique persistant » (t. II, p. 488). C'est un état « doublé d'une indifférence à tout ce qui se passe autour de lui » (ibid.), note Fr. Dosse.
17À cette sensibilité aux formes littéraires s'en ajoute une autre aux productions cinématographiques, picturales et musicales. Surtout, il faut mentionner également l'intérêt que constitue l'insertion des pages hors texte dans les deux volumes, réunissant des portraits en couleurs ou en noir et blanc, des premières de couverture de livres et de revues, des affiches de films, ainsi que des photographies d'événements historiques comme la chute du mur de Berlin. Ces pages possèdent une valeur importante dans l'ouvrage de Dosse : elles nous montrent le livre, l'affiche ou la photographie en tant que document-événement qui s'insère indirectement dans l'histoire réelle, et non simplement comme un support à l'expression intellectuelle. L'exemple de L'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljenitsyne, « livre‑évenement » (t. II, p. 257) selon Fr. Dosse, montre cette vision d’un livre qui a pu impacter toute une génération d'intellectuels.
18Cependant, et bien que les formes littéraires et artistiques soient inscrites à l'ordre du jour de l'historien des intellectuels, les lecteurs et les chercheurs qui sont particulièrement intéressés par les relations entre littérature, arts, histoire des idées et histoire réelle, regretteront peut‑être l'absence d'analyses systématiques portant sur l'esthétique de ces œuvres, comme les notations rapides sur le pamphlet de François George qui « parodie le langage lacanisé, expression du snobisme le plus convenu, enfermé, à l'égal d'un certain marxisme, dans une similaire langue de bois. » Une telle analyse des formes, idéalement plus largement utilisée, montrerait comment les caractéristiques formelles des ouvrages sont un corrélat majeur du fonctionnement de l'histoire des idées et de l'histoire réelle.
19Outre l'histoire des formes, ce qu’il faut saluer dans cet ouvrage est sa présentation des intellectuels qui ont misé sur l'intérêt d’objets d'étude souvent méprisés et marginalisés. Fr. Dosse prête ainsi attention aux travaux de Gilles Lipovetsky sur la mode qui « consacre la primauté du présent sur le futur et le passé » et « l'ouverture de l'éventail de choix dont dispose un individu libéré de ses corsets », à l'ère de la « privatisation des individus » (t. II, p. 619). Pendant les années 1980 aussi, le sociologue Paul Yonnet « scrute la place réservée au tiercé, au jogging, à la musique pop, à l'automobile, à la zoophilie et à la mode en général » en constatant « un brouillage des signes d'appartenance sociale » (t. II, p. 621). Ainsi émerge une nouvelle subjectivité face à l'objet d'étude, selon Fr. Dosse qui cite à ce propos Marcel Gauchet : le sujet « se définit par la primauté de son expérience de lui-même et de ses propres représentations vis‑à‑vis de ce qui l'environne et de la sphère de l'objectivité » (t. II, p. 620).
Les intellectuels en France & dans le monde
20Grâce entre autres aux études postcoloniales, nous disposons depuis quelques décennies de nouvelles approches pour penser les intellectuels à la lumière de leur emplacement dans un cadre politique et épistémologique national et mondial. La Saga des intellectuels français inscrit la relation entre la France et le monde dans un régime d'échange de savoirs, selon trois modèles principaux :
21Cette relation se situe tout d'abord au niveau des universités françaises. L'ouvrage fait état de l'ouverture des intellectuels à l'univers européen et extra‑européen, notamment dans le chapitre intitulé « Le moment ethnologique » du tome I, avec une place prépondérante réservée aux travaux de Claude Lévi‑Strauss. En épistémologue, Fr. Dosse retrace l'impact de la publication de Tristes tropiques sur les autres disciplines universitaires comme l'histoire, la linguistique, la psychanalyse, la philosophie politique et la littérature, à tel point « que les jurés Goncourt publient un communiqué selon lequel ils regrettent de ne pouvoir attribuer leur prix à Tristes tropiques » (t. I, p. 379).
22Dans ce même cadre d'ouverture des intellectuels français au monde extra‑européen, l'africanisme et l'orientalisme sont traditionnellement deux moments fondamentaux. Aussi les recherches ont‑elles souvent érigé les études africanistes et orientalistes en une tradition où s'inscrit chaque parcours singulier des intellectuels partis à la rencontre avec l'autre en Afrique ou en Orient. Parmi ces parcours, on peut retrouver celui de Michel Leiris en séjour ethnologique (t. I, p. 541), de l'éditeur François Maspero se rendant en Bolivie pour ouvrir la porte de sa maison d'édition aux combats de l'Amérique latine pendant les années 1960 (t. I, p. 543), des intellectuels du « voyage en Chine » comme Malraux, Sartre et de Beauvoir découvrant les exploits du communisme chinois (t. I, p. 547). Toutefois, Fr. Dosse choisit de faire de ces parcours les exemples d'une tendance intellectuelle cherchant l'émancipation et la libération auprès de l'autre. Ces pages sont regroupées sous le titre « L'imaginaire révolutionnaire se déplace », où l'historien nous entretient de plusieurs exemples de cette vague : les intellectuels soutenant la révolte contre la guerre du Vietnam, le soutien accordé à la théologie de la libération ou encore l'admiration de l'intelligentsia française pour les « héros de la décolonisation » (t. I, p. 534). Fr. Dosse nous rappelle les biographies consacrées par Jean Lacouture à Hô Chi Minh puis à Nasser, avant d'ajouter ce commentaire : « De nouvelles icônes entrent ainsi dans le panthéon des intellectuels français et habitent l'imaginaire politique de la jeune génération, qui s'identifie à leur combat » (t. II, p. 535).
23Ensuite, l'ouvrage explore les affinités entre les intellectuels en France et d'autres intellectuels de l'Europe de l'Est (notamment pragois et polonais) au sujet de leurs réflexions sur le totalitarisme en Europe de l'Est pendant les années 1980.
24Si cette Saga jette la lumière sur des formes de libération recherchées ailleurs dans le monde, ses lecteurs pourraient attendre une analyse plus large de l'ouverture des intellectuels français aux intellectuels du monde entier6. À plusieurs reprises, Fr. Dosse évoque la fascination de Foucault pour la spiritualité politique de l'Islam chiite pendant la révolution iranienne, en mentionnant son admiration de la personnalité de l’ayatollah Khomeyni (t. II, p. 393), mais sans une mention aucune aux travaux du grand intellectuel de la révolution iranienne Ali Shariati, dont Foucault a bien lu les écrits. Montrer au public de telles réappropriations interculturelles lui montrerait l'apport des pensées venues d'ailleurs pour une histoire des intellectuels français qui dépasserait les frontières de l'État‑nation.
Les intellectuels français face au religieux
25Tout au long de son ouvrage, Fr. Dosse s'attarde sur les différentes relations des intellectuels au religieux. Dans le chapitre intitulé « Les intellectuels au cœur des fractures coloniales », il consacre une séquence aux intellectuels chrétiens face à la question coloniale dans la première moitié du xxe siècle, notamment au rôle joué par François Mauriac, André Mandouze, Louis Massignon et Marrou dans la question du Maroc (t. I, p. 328). De même, le deuxième tome aborde l'intérêt ou le regain d'intérêt des intellectuels pour le religieux. Dans une section consacrée à la question (« Retour au religieux »), Fr. Dosse rappelle en particulier les parcours étonnants des intellectuels maoïstes de la Gauche prolétarienne, comme Benny Lévy, converti au judaïsme, Guy Lardreau et Christian Jambet (t. II, p. 566).
26Néanmoins, si les présentations de la place du religieux chez les intellectuels post‑68 montrent leur attrait pour les spiritualités de l'Islam, les deux volumes de Fr. Dosse perpétuent malheureusement des distinctions entre Orient et Occident sur la base de catégorisations et de généralisations perpétuées par le « discours orientaliste », telles qu'elles sont critiquées en particulier par Edward Said7. Ces distinctions se fondent sur des notions abstraites très larges comme celle de « modernité », pour laquelle une définition n'est même pas proposée, alors que depuis plusieurs années elle fait l'objet d'une déconstruction par la critique décoloniale en Amérique latine, qui la considère comme un récit eurocentrique de la colonialité. C'est ainsi par exemple que Fr. Dosse commente l'idée du « retour à l'islam », forgée par l'orientaliste américain Bernard Lewis : « Ces mouvements [islamistes] contestent radicalement la modernité avec laquelle ont composé les pays musulmans et entendent revenir à un islam pur, éloigné de toute compromission avec les valeurs séculières de la modernité » (t. II, p. 572).
27Un tel passage illustre le problème des généralisations car Fr. Dosse se montre peu attentif à la complexité des phénomènes sociaux et politiques dans le monde musulman. D'abord, il présente les mouvements islamistes comme un ensemble homogène se fixant le même objectif de contester « la modernité », comme suit :
Ces années sont marquées par une progression spectaculaire et une pression de plus en plus forte des mouvements de réaffirmation du religieux dans le monde islamique sur les pouvoirs politiques, la multiplication des attentats terroristes au nom du djihad ainsi que de nouvelles tensions internationales. (t. II, p. 571‑572)
28Le problème est que les mouvements islamistes n'ont pas tous des agendas politiques, comme à titre d'exemple, le « salafisme traditionnel » qui, selon un spécialiste des mouvements islamistes, déserte l'action politique en se souciant exclusivement de l'action éducative et du prêche religieux8. En dépit de ce reproche, l'effort d'examiner les positions intellectuelles vis‑à‑vis du religieux et de la société séculière contribue à la réactualisation des travaux déjà présents dans la bibliographie de l'ouvrage. L'effort de Fr. Dosse permet aux chercheurs de mesurer l'évolution du religieux tout au long de la période étudiée où, souvent, cette question est sinon évacuée, du moins marginalisée.
***
29En somme, cet ouvrage est une mine inépuisable pour les lecteurs souhaitant apprivoiser la vie intellectuelle en France durant la seconde moitié du xxe siècle. Malgré les désillusions, le souffle vital de cet historien synthétique, de même que son implication personnelle dans l'histoire vécue puis racontée, sont un motif central qui le différencie d'autres historiens intellectuells.