Dynamiques plurielles de l’essai
1René Audet, qui avait déjà réfléchi aux relations entre essai et fiction dans un ouvrage collectif de 2001, Frontières de la fiction1, nous propose, près de trente-cinq ans après le fameux numéro d’Etudes littéraires de 1972 consacré au genre2, d’aborder l’essai d’une manière différente des approches qui se sont répétées ces dernières années : à partir de la notion de dérive.
2Rappelant brièvement la difficulté que rencontrent les discours sur l’essai, en raison de la diversité de celui-ci et de questions très débattues (littérarité, existence d’un genre de l’essai, nature du je, fictionalité, etc.), R. Audet met l’accent sur les déplacements multiples de l’essai et suggère de penser ces phénomènes de manière globale en rassemblant autour de l’idée de dérive à la fois la « mise à distance [de l’essai] par rapport à d’autres pratiques génériques », la manière d’appréhender l’essai de façon négative, mais aussi le mouvement même de la pensée à l’œuvre dans l’essai et, surtout, l’intégration par l’essai d’éléments venus d’autres genres : « contamination générique », donc, où l’essai est présenté comme « le point de chute d’une dérive extérieure à lui-même » (p. 8). Autant de perspectives dans lesquelles vont s’inscrire huit contributions, à des degrés divers, selon un parcours chronologique qui couvre le XXe siècle et le début du XXIe.
3L’article de David Christoffel sur Eric Satie (« Une lettre ouverte pour causer ») commence par passer en revue une série de textes publiés par le compositeur et leur réception, pour les recontextualiser, avant de commenter la typographie (en particulier les points de suspension) propre aux brouillons de sa conférence « Les animaux dans la musique » (novembre 1916), pour essayer de montrer comment « un agencement de diversions » peut « faire passer une lettre ouverte dans le champ de la causerie », tout en proposant un rapprochement entre cette conférence et une partition. C’est vers la fin de l’article que D. Christoffel ramène ces problématiques vers la question de l’essai.
4Marielle Macé (« Figures de savoir et tempo de l’essai ») s’intéresse en revanche directement au rapport qu’entretient l’essai français du XXe siècle à la rhétorique et aux lieux communs, choisis par l’essayiste, réactivés, relevés par le lecteur et mis en circulation : « l’essai, “texte sur”, discours second, s’élabore à partir de fragments culturels prélevés, réorganisés et remis en mouvement, et son écriture à intensités variables engendre à son tour des objets de recours ou de comparaison, offerts à l’avenir de la lecture » (p. 33). C’est une traversée du siècle (de R. de Gourmont, Valéry, Péguy, à Sartre et Barthes) que propose l’analyse des relations ambivalentes de cet essai à la rhétorique, mise à distance depuis Montaigne, et du travail entre style et pensée dans l’essai : ambivalentes dans la mesure où un rejet apparent de la rhétorique par l’essai coexiste avec une réappropriation des lieux communs par l’essayiste ; mouvement de la pensée qui s’incarne dans des images et des exemples mémorables tout en échappant à la narrativité (telle qu’on la trouve dans un roman) par son rapport au temps et à la vitesse, variable, entre accélérations et moments de ralentissement – ce tempo qui détermine également un type de savoir propre à l’essai. Au final, cet article – qui présente certains des traits qu’il analyse chez les essayistes (en particulier le sens de l’image et la répétition de mots-clés, ici comble, concrétion…) – souligne « la ressemblance » des procédés (images, style) des essayistes des années 1920-1930 avec « la méthode des topiques[,] en quelque sorte retournée comme un vieux gant » (p. 45). On peut rappeler ici l’analyse d’Irène Langlet à la suite de Carl Klaus : le refus de la rhétorique « a tous les caractères d’un développement rhétorique ; il s’agit seulement de promouvoir un autre type de rhétorique »3.
5Dans l’article suivant, qui part de la même période, le début du XXe s., Jérôme Roger (« L’essai, point aveugle de la critique ? ») trace d’emblée une ligne séparant d’une part une catégorie d’essais reconnus par l’institution, impersonnels, soumis à la « preuve », à la vérification et reliés à des champs du savoir identifiés, et d’autre part des essais plus libres, qui renoueraient ainsi avec l’esprit « critique » de Montaigne ; J. Roger propose alors de rapprocher des essayistes s’opposant « au discours magistral en place » (p. 50) au début du XXe siècle (Proust, Péguy) et des essayistes du début du XXIe (Pascal Quignard, Richard Millet, Nancy Huston, Florence Delay). Proust (dans A la Recherche du temps perdu) et Péguy (dans son rejet du découpage en champs distincts : théologie, philosophie, critique…) tenteraient tous deux d’inventer une forme d’essai « vivant » (p. 56) progressivement occulté par un essai formaté par les pratiques éditoriales, mais que l’on retrouve pourtant sous la forme de textes « critiques » essayistiques chez Quignard et Millet, qui ont en commun une inactualité dans leur écriture, ainsi que chez Huston et Delay, interrogées dans leur conception de la lecture et leur relation au lecteur
6C’est également un rapprochement entre deux essayistes qui structure l’article de Galia Yanoshevsky (« De L’ère du soupçon à Pour un nouveau roman. De la rhétorique des profondeurs à la rhétorique des surfaces »), et la mise en évidence d’un contraste entre la relation d’intertextualité reliant les essais de Nathalie Sarraute et d’Alain Robbe-Grillet avec les différences notables séparant ces textes. Dans ses chroniques publiées dans L’Express puis France Observateur (1955-1957), Robbe-Grillet reprend des théories développées par Sarraute (sur le personnage, le soupçon…), mais dans une version « vulgarisée » et nettement polémique, qui les transforme parfois de manière radicale en les rattachant à des enjeux de société. La mise en recueil de ces chroniques par Robbe-Grillet est l’occasion de modifier les textes sans gommer leur ancrage historique : à la démarche « introspective » de Sarraute (p. 70), tournée vers l’appréhension de phénomènes psychologiques ténus (les « tropismes ») s’oppose celle de Robbe-Grillet, offensive, tournée vers l’extérieur pour contrer les attaques dont il fait l’objet (Guéhenno, Huguenin) ou pour se nourrir du propos critique, comme celui de Barthes – autant de modalités de la « dérive » ou dérivation d’un essai (Sarraute, Barthes) vers un autre (Robbe-Grillet). On peut déjà souligner que l’opposition entre essai « scientifique » (p. 67) du ce dernier et l’essai « littéraire » de Sarraute semble ici peu justifiée, cette formulation restant d’ailleurs trop vague, alors que l’article suivant montre la complexité d’une notion faussement évidente.
7Thomas Vauterin (« Méthodes de la littérature dans La génération lyrique ») envisage en effet frontalement une des questions les plus discutées, celle de la littérarité de l’essai, sur fond de débat québécois relatif à la formule d’essai littéraire dont la définition tend à se restreindre aux essais « dont l’objet est un texte », en excluant les essais « à valeur littéraire » (p. 81) – sorte de réactivation et de déplacement, pourrait-on dire en pensant à Genette, de la différence entre fiction et diction, entre prise en compte du contenu et prise en compte de la forme. Th. Vauterin prend l’exemple de La génération lyrique de François Ricard (1994) et de la polémique suscitée par cet ouvrage, qui affirme explicitement son inscription dans le domaine littéraire et son rejet des méthodes des sciences et des sciences humaines (en particulier de la sociologie, accusée de désenchanter le monde par la mise à nu de ses mécanismes), préférant accorder un primat à l’expérience de l’individu et à la subjectivité, que l’approche « littéraire » de l’essai, la « méthode de la littérature » (expression discutée qui présente elle aussi un double sens) serait le mieux à même de cerner, quitte à les transformer en objet littéraire, en œuvre, à les fictionaliser.
8La contribution de l’essai à la connaissance (du monde) constitue un des objets de l’analyse de Pascal Riendeau (« La rencontre du savoir et du soi dans l’essai »), qui la limite aux questions de l’argumentation et de la subjectivité chez plusieurs essayistes contemporains (Kundera, Quignard, Brault…). Le rappel du débat autour du je de l’essayiste (et la citation de la formule fameuse sur ce je « pas moins “construit” et fictionnel que le JE fondateur du récit romanesque », qui constitue un des éléments définitoires de l’essai, selon Paquette) débouche sur une tentative pour dépasser l’opposition entre fiction et réel à travers la notion de fiction de soi, définie par Riendeau par la présence d’un « sujet écrivant (un personnage, un énonciateur) fictif à l’intérieur d’un texte qui ne l’est pas », et « un espace de création ludique entre le sujet fictif du texte et l’auteur » (p. 94) – mais cette proposition nous semble moins valoir pour l’essai (le lecteur de Riendeau peut se demander si le cas de Roland Barthes par Roland Barthes est extrapolable) que pour le roman (l’exemple choisi concerne Kundera) dans lequel l’auteur se projette dans un personnage. Pour P. Riendeau, enfin, la prise en compte de la subjectivité de l’essai éclaire sa nature argumentative et la nature du savoir de l’essai, toujours remis en question.
9Cette même problématique (subjectivité et savoir) retient l’attention de Jean-François Chassay (« La science à l’essai »), qui prend pour objet un domaine moins attendu, la vulgarisation scientifique (où le savoir possède a priori un statut différent), en mettant l’accent sur la réflexion linguistique : Aux contraires, du physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, est construit sur le rapprochement de couples généralement présentés comme opposés (« vrai/faux, droit/courbe, continu/discontinu… », p. 107) et sur la remise en question de cette opposition. La démarche de Lévy-Leblond se situe aux antipodes d’autres ouvrages de vulgarisation qui optent pour l’aplanissement de la complexité des théories exposées, et discute la prééminence du savoir des « sciences dites exactes », soulignant le caractère toujours provisoire de la « vérité » scientifique, appelée à être corrigée par de nouvelles découvertes. J.-F. Chassay dégage les caractéristiques d’une écriture qui mêle subjectivité et objectivité, « flânerie » et narration, demandant la participation active du lecteur – autant de traits fréquemment convoqués à propos de l’essai – avant d’évoquer plus rapidement La passion du réel, de Laurent-Michel Vacher, sa démarche polémique, sa littérarité (fondée ici sur la multiplicité des « stratégies discursives » et des figures de rhétorique), et sa réflexion sur la langue, présentée ici comme fondatrice de la dimension essayistique du texte.
10René Audet (« Tectonique essayistique. Raconter le lieu dans l’essai contemporain »), enfin, veut attirer notre attention sur la disjonction, dans les analyses proposées par les critiques, entre la forme de l’essai et la posture de l’essayiste, sa méthode4. Il proposer d’étudier ici leur dialectique, à travers la mise en évidence de la narrativité de l’essai, à la suite d’André Belleau. Narrativité qui s’entend différemment de celle du roman, et qui renvoie au « récit idéel » (Belleau), dans lequel « les idées, les objets intellectuels constituent autant d’actants qui s’affrontent au fil du texte » (p. 120), et qui peut être envisagée en termes de « causalité, d’enchaînement, de temporalité » (sans que l’essayiste soit pour autant considéré, comme cela est souvent le cas, comme le « narrateur d’un récit »), les « idées et événements [étant] comme entraînés dans une espèce de mouvement qui comporte des lancées, des barrages, des issues, des divisions, des bifurcations […] » (Belleau, cité p. 121). Mais la présence du narratif s’entend aussi, à un autre niveau, dans son utilisation par l’essai : « le récit sert à mettre en scène, à illustrer le propos » (p. 120). Double perspective de l’analyse, à partir d’un corpus qui se veut doublement exemplaire : René Audet présente Lecture des lieux, de Pierre Nepveu (2004) comme représentatif des essais sur l’espace et les lieux, catégorie d’essais elle-même exemplaire dans son utilisation de la narration et thématisant l’errance, fréquemment associée au genre dans son ensemble. L’analyse évoque ainsi la quête comme rencontre entre le temps (le récit) et l’espace (les lieux) et précise certains contours de la figure de l’essayiste, laissés dans l’ombre par Belleau (p. 126), pour déboucher sur une association entre les lieux et les paysages intérieurs : « le dialogue entre un espace intérieur et la lecture d’un lieu trouve à s’incarner dans la forme même de l’essai », qui reproduit « le parcours (erratique) de la pensée », dédoublé par le mouvement erratique de la lecture.
11Le volume se clôt sur une bibliographie précieuse (par Mélissa Dufour et Maude Poissant), qui rappelle les plus récentes parutions françaises et québécoises sur l’essai – en phase avec la participation conjointe de chercheurs québécois et européens dans le présent recueil. Cette bibliographie montre l’accélération de la publication d’ouvrages au Québec depuis 1999, remettant ainsi en perspective les travaux français et invitant à dépasser le cercle de références qui sont toujours les mêmes5.
12Cette présentation forcément sommaire permet pourtant de dégager plusieurs observations, sur la problématique retenue, les connaissances implicites requises pour resituer les prises de position de chacun des articles, mais aussi les divergences, voire les contradictions qui apparaissent dans cet important recueil.
13La richesse des perspectives déployées par l’introduction et la notion de dérive demandait peut-être que les auteurs distinguent les divers sens dans lesquels ils l’utilisent, et les plans d’application de la notion, parfois perdue de vue (D. Christoffel6, G. Yanoshevsky) au profit d’une présentation de textes, ou bien trop élargie (la dérive doit-elle inclure l’intertextualité ?). De nombreux implicites compliquent en effet la lecture du recueil, d’une manière variable d’un article à l’autre, concernant la dérive, le rapport à la fiction (en particulier au roman et à la fictionalité/référentialité du je) et certains lieux communs sur l’essai.
14Comme horizon général, au lieu d’en rester à une allusion aux « mouvements génériques internes » (p. 8), la notion de dérive aurait sans doute gagné à être clairement rapprochée (elle l’est, dans l’esprit de René Audet, qui a pris part à ces réflexions) des analyses sur la dynamique des genres, qui emploient en effet ce terme même, pour préciser les divergences éventuelles de sens ou pour mieux situer ces interrogations sur l’essai à l’intérieur d’un ensemble plus vaste7. Mais plus fondamentalement, une clarification sur le rapport à la fiction semblait nécessaire dès l’introduction : l’article de R. Audet propose une conception de la narrativité de l’essai distincte d’une simple assimilation à la narrativité fictionnelle du roman, en rejetant l’idée que l’essayiste serait le « narrateur d’un récit » (p. 120) et en affirmant que « la narrativité de l’essai n’est pas un exercice de mise en intrigue » (p. 129) ; mais la notion de point de vue narratif (reprise à A. Belleau, p. 120) est sans doute trop lourde de sens et chargée d’habitudes pour permettre d’examiner l’essai sans risquer d’entraîner des confusions, d’autant que le même Belleau rapproche « idées et événements » dans l’essai de « personnages de la fiction » (p. 121) : une assimilation systématique paraît se constituer, alors qu’elle est rejetée par R. Audet ; assimilation qui trouve un relais dans un discours répandu sur l’essai, qui présente l’essayiste comme un romancier – simple image pourtant qui, à force d’être répétée, mal étayée par des autorités citées de manière incomplète (Barthes, Booth) devient un lieu commun… par « dérives successives » (pour reprendre la formule de M. Macé, au sujet de la constitution des topiques dans l’essai, p. 34).
15Ce discours se retrouve d’ailleurs au sein du recueil, lorsqu’une assertion (dans la présentation de la bibliographie) accentue le malentendu : affirmer que « la fiction de l’essai réside précisément dans l’ambiguïté du “je” de l’essayiste qui, s’il n’est pas “purement” fictif, n’en relève pas moins d’une certaine posture et d’une certaine rhétorique » (p. 134) revient en effet à accumuler une série de termes piégés, où la « fiction de l’essai »8 est tenue pour acquise et confondue avec la « fiction dans l’essai », où la notion problématique de « pure fictionalité » (si fictif est bien employé, ici, dans le sens de fictionnel) semble une évidence, où, enfin, la dimension rhétorique d’un texte devient synonyme de fictionalité. C’est bien autour du je que se cristallise le débat : J. Roger présente sous forme d’allusion l’essayiste comme un « héros d’une sorte de “roman d’apprentissage” » (p. 54, reprise d’une expression de P. Glaudes et J.-F. Louette) ; P. Riendeau suit Paquette qui compare le je de l’essai à celui, fictionnel, du roman (p. 93), mais n’explique pas clairement comment dépasser la dichotomie entre réel et fiction (p. 94), pas même en recourant à la notion de fiction de soi, qui rend le débat encore plus complexe en raison, entre autres, du flottement dans son usage du terme de fictif. Il aurait été souhaitable, pour éviter ces ambiguïtés, que R. Audet prenne position dès l’introduction du recueil, comme il l’a fait en d’autres lieux, même très succinctement, plutôt que de faire référence au « conflit entre un “je” référentiel et le “je” d’un personnage fictionnel », qui peut laisser prise à des interprétations erronées de son propos. Il s’est en effet (avec d’autres) démarqué d’une assimilation du je de l’essayiste et du je du romancier pour de mauvaises raisons, en dénonçant la confusion entre la littérarité et la fictionalité de cette instance9.
16Nous pourrions également attirer l’attention sur deux autres lieux communs en cours de constitution : l’idée que Genette évoquerait particulièrement l’essai dans ses réflexions sur la littérarité conditionnelle (dans Fiction et diction ; voir la p. 8 de l’introduction, trop implicite, ici), tout comme La formule « penser par fable », tirée de Traces (Bloch), qui finit par être parfois tenue pour une définition explicite de l’essai, ce qu’elle n’est pas (voir, ici, la page 122). Dans les deux cas, distinguer nettement le propos originel de l’utilisation qu’en font certains auteurs d’articles sur l’essai paraît essentiel.
17Et nous laissons de côté des formulations trop rapides pour être convaincantes, comme celle d’« essai-roman » pour désigner A la recherche du temps perdu (J. Roger p. 50 et 53, reprise p. 8) qui amène à placer ce roman sur le même plan que des essais de Péguy ; le recours à l’expression « poétique de l’essai » (p. 77) quand il s’agit en fait de présenter le contenu ; l’idée selon laquelle la monographie et le traité s’opposent forcément à la littérature (p. 85) ; le glissement de sens, dans la même page, entre la « vision […] presque romanesque » de l’essayiste et la « cohérence […] presque romanesque » de l’essai (p. 83, nous soulignons), sans parler de l’« essai spécifiquement romanesque » sans renvoi minimal à la définition qu’en donne Kundera (p. 9910).
18Nous préférons laisser de côté ces points, pour plutôt souligner que la nécessaire explicitation que nous venons d’esquisser révèle des divergences profondes entre les articles. Le principe même du recueil d’articles n’entraîne pas, chez le lecteur, d’attente d’un propos unifié ; toutefois, il aurait été utile de mettre en perspective les oppositions que la lecture ne manquera pas de dégager. Ainsi de la narrativité de l’essai, choisie comme objet par R. Audet, mais visiblement contestée par M. Macé (en périphérie de son discours ; voir p. 41) ; ainsi, surtout, du statut des théories sur l’essai. R. Audet et J. Roger s’opposent en effet frontalement lorsque le premier affirme (p. 119) qu’il est bien commode de « prétendre à l’inexistence d’une poétique formelle » de l’essai, alors que c’est sur cette idée qu’est fondé l’article de J. Roger (l’essai comme « notion aveugle dans la théorie des genres », comme « impensé », p. 5111) : cette idée, étayée par une citation de G. Brée et E. Morot-Sir qui ne peut valoir comme argument d’autorité (préféré sans justification à d’autres auteurs de textes consacrés à l’essai), et par une autre de Friedrich sur Montaigne (chez qui l'essai renvoie avant tout « à un art de penser inséparable de l’“expérience” », p. 51), sans que cela soit en réalité contradictoire avec la possibilité d’envisager de manière satisfaisante l’essai comme un genre, s’illustre effectivement dans l’article, qui retient comme traits définitoires des caractéristiques qui ne sont pas propres à l’essai : l’essai comme processus ou digression – idées bien connues, mais qui caractérisent bien des romans, ce qui fait qu’il est difficile d’employer la formule de « digression proustienne » comme synonyme de « l’essai » proustien –, ou comme texte indéterminé – cette liberté de l’essai, telle que la décrit J. Roger, est-elle différente de celle du roman ou de la difficulté à définir la poésie ?12
19Mieux faire ressortir les oppositions existant au sein de ce recueil aurait permis au lecteur d’accéder plus directement aux enjeux des débats actuels sur l’essai, mais aussi de saisir toute la richesse des réflexions proposées ici. Car la présence de nombreux implicites et de ces divergences est le revers du rejet délibéré du surplace, du refus de répéter les mêmes interrogations, pour au contraire explorer de nouvelles voies : de la même manière, le souci d’ancrer historiquement ces études n’est pas particulièrement mis en avant, alors qu’il constitue ici une qualité essentielle, par opposition à de trop nombreux textes qui, en diverses langues, évoquent l’Essai sans prendre en compte ses transformations et les « dérives »13 que connaissent les genres et leurs dénominations.
20De ce recueil important, on ne peut que souhaiter qu’il « contribuera », effectivement, « à la diffusion des nouvelles propositions sur le genre et à l’actualisation du discours sur l’essai » (p. 10), à accompagner et guider la dynamique des travaux actuels sur l’essai.