Langage, histoire : une même utopie critique
« Baliser l’utopie, il ne s’agit ici de rien d’autre »
H. Meschonnic
1Paru en 2012, achevé en 2008, Langage, histoire, une même théorie est un ouvrage dont Henri Meschonnic dit, en guise de phrase introductive, qu’il n’a jamais fini de l’écrire1. Placé sous le signe de l’inachevé et de l’inachevable, ce livre est avant tout une réflexion théorique sur la possibilité de donner et de produire du sens, avec pour horizon non pas l’établissement d’une vérité philosophique stable qui fonctionnerait comme critère objectif pour déterminer la pertinence du sens, mais plutôt la constitution d’un paradigme critique prêtant l’oreille à l’inquiétude du sens. Ainsi, il s’agit pour l’auteur de bien poser les problèmes plutôt que de les clore, dans un souci permanent de troubler les évidences par l’énergie d’une pensée en mouvement, attentive aux singularités, à la spécificité des situations et des discours. Chez Meschonnic, la théorie consiste à penser « l’inorganisable du sens » (p. 195).
2Le livre est divisé en cinq sections : l’historicité, le politique, le langage, l’éthique et l’aujourd’hui. Pour problématiser les enjeux propres à chacune de ces entrées, Meschonnic œuvre à partir du concept de « poétique », qu’il généralise pour en faire le lieu d’une pensée critique, définissant cette dernière comme un « travail de reconnaissance des stratégies, des enjeux, des historicités » (p. 55). Ce concept de poétique fait l’objet de toute l’entreprise théorique de Meschonnic, depuis la publication de Critique du Rythme. Anthropologie historique du langage en 1982 : c’est par son intermédiaire que l’auteur montre combien sont solidaires ces différentes régions de la pensée où se réalise l’élaboration du sens. Au terme de cette entreprise, demeure le souci éthique de transformer la vie, d’agir par la théorie en y déployant l’énergie de la pensée – le terme d’énergie lui venant de Humboldt qui opposait l’energeia, l’activité de la parole en train de se faire, à l’ergon, le produit, le révolu, l’achevé. Cette mise en œuvre d’une puissance du dire et du faire est motivée par un désir : celui d’orienter l’aventure du sens vers un horizon utopique. Mais s’il y a une « nécessité interne de cette utopie » (p. 86), celle‑ci n’est pas posée comme un bien inatteignable, fantasmée et mythique. Au contraire, elle est solidaire d’un mode de l’agir et se donne comme « ce qui a l’air de ne pas pouvoir exister » mais que l’énergie de la poétique cherche à faire advenir par le geste critique qu’elle implique. L’utopie relève alors aussi bien d’une logique du conflit, de la confrontation, proche en cela de la catégorie de « l’intempestif » et des « considérations inactuelles », que d’une éthique de l’espérance, définie comme « la valeur des valeurs » (p. 410), face à un monde surchargé de mythes du déclin et de l’apocalypse – fin de l’histoire, fin du communisme, fin de la littérature, fin de l’humanité. Dans cet article, il s’agira à la fois de rendre compte de la trajectoire théorique de l’ouvrage et d’interroger les effets des opérations qui s’y effectuent, dans la mesure où l’énergie de la pensée de Meschonnic, guidée par un désir d’utopie, ne cesse de jeter le soupçon, parfois avec violence, sur la possibilité même du sens.
Poétique & historicité : critique du sens de l’histoire2
3« Y a‑t‑il une relation nécessaire, réciproque, entre la théorie du langage et la théorie de l’histoire ? » (p. 55). Cette question inaugurale mérite un commentaire, parce qu’elle explicite le projet de Meschonnic : d’une part, l’auteur cherche à prouver la solidarité de ces deux termes (histoire, langage), et d’autre part, cette recherche de solidarité passe par une méthode héritée de Humboldt et Saussure, qui ne cherche pas à juxtaposer le langage et l’histoire, mais à montrer que leur articulation détermine un processus de transformation mutuelle. Dans l’œuvre de Meschonnic, le concept de poétique implique une activité, un devenir où les deux termes – histoire, langage – se déterminent l’un l’autre. Une telle approche implique donc une composante technique mais qui ne se limite en rien à une fonction descriptive : en effet, la recherche d’une poétique procède, selon l’auteur, tout autant d’un geste analytique à finalité scientifique que d’un désir de nommer l’inconnu qui arrive, de poser au présent le problème de l’infini du sens. Ainsi, retraduisant le titre de La Poétique d’Aristote, Meschonnic affirme que « la force de la poétique est précisément de porter sur ce qui n’a pas de nom (anônumos) jusqu’à aujourd’hui » (p. 658). Outre la théorie du langage que cette affirmation implique, et sur laquelle nous reviendrons, cette remarque est emblématique de l’entreprise de Meschonnic, sur deux points. D’une part, sur le plan de la systématicité de la pensée, on comprend qu’il s’agit pour l’auteur de fonder une théorie critique du langage à partir de laquelle il pourra penser les concepts d’histoire, de langage, d’éthique et de politique dans une relation d’implication réciproque ; d’autre part, sur le plan de la méthode : retraduisant le titre d’Aristote, il élabore sa propre historicité, en s’inscrivant dans un moment donné de la réception d’Aristote, mais – et c’est là tout l’enjeu –, il invente du sens en traduisant du sens, engage sa pensée à être génératrice d’un sens particulier, spécifique : traduisant Aristote, il le transforme3.
Historicité contre historicisme
4Dès lors, une définition extensive de la poétique, qui fonctionne comme « une critique des sciences humaines » (p. 97) modifie la pensée de l’histoire, puisqu’elle implique que le langage est dans l’histoire, et non pas qu’il sert à en traduire le sens. La critique de l’historicisme en témoigne : là où Horkheimer affirme que l’explication d’un phénomène historique nécessite l’étude de « rapports historiques dont les racines plongent bien avant le présent4 », Meschonnic se situe dans le sillage de Benjamin et affirme que l’histoire est l’objet d’une construction traversée par « le temps de maintenant » (p. 420). Critiquant avec virulence le positivisme du XIXe siècle, la pensée mécaniste de l’histoire qui suppose que l’étude des causes antérieures suffit à comprendre le sens des événements présents, Meschonnic reconnait la nécessité d’écouter la spécificité du sujet et de son discours, d’analyser la situation historique depuis laquelle il s’énonce et de privilégier une pensée à l’écoute du fonctionnement et de la transformation plutôt qu’une fascination mythique pour « la source origine ».
5Mais l’opposition notionnelle entre historicité et historicisme ne peut être réduite à un débat disciplinaire, historiographique. Elle engage la philosophie, la théorie du langage, l’anthropologie, le politique dans la mesure où chaque discipline touche au langage et que le langage est l’affaire de la poétique dans le sens que lui confère Meschonnic : elle est l’art et la manière de produire et d’inventer du sens. Ainsi, la pensée de Meschonnic s’oppose de toute sa force au mythe du progrès et du sens de l’histoire, dont le représentant canonique est Hegel. Contre une pensée de l’histoire comme totalité, achèvement, trajectoire métaphysique, Meschonnic refuse la transcendance du sens et défend l’expérience empirique, la spécificité, la particularité, montrant que la conjugaison d’un schème théologique (celui de la destinée) et d’une conception métaphysique du langage induit des effets éthiques et politiques qui, sous prétexte de vouloir comprendre le sens de l’histoire, la fige dans une conception mythique. Ainsi, le chapitre consacré à René Girard (p. 198‑249), où le discours mythique est défini comme ce qui « identifie le sens à la totalité, l’unité à la vérité », montre que le mythe de la catastrophe et de la fin de l’histoire procède du « maintien de l’ordre », c’est‑à‑dire du refus de prendre en charge les équivocités du sens, et qu’il repose sur une définition du mimétisme impliquant une déshistoricisation radicale du discours. Le cadre théologico‑politique posé par Girard transforme l’élaboration du sens en opération de sacralisation – où l’auteur se confond avec le Christ, « Jésus‑Girard » (p. 244), et induit une pensée du politique mythifiante, rassemblant le divers dans l’unité, réduisant l’hétérogène à un fantasme d’identité totalisante : elle est dès lors « le faisceau fabuleux dans lequel on se réconcilie » (p. 218), autrement dit, un mode de pensée « fasciste ». Ainsi, Meschonnic critiquant René Girard montre tout l’intérêt de son épistémologie qui le met en mesure de dévoiler, sous la philosophie du langage, les implications philosophiques, historiques et politiques de la théorie du mimétisme.
Poétique du langage & métaphysique du signe
6C’est pourquoi la critique du marxisme est également motivée par sa pensée du poétique : dans la section consacrée au langage (p. 305‑547), Meschonnic montre que la philosophie marxiste du langage, en considérant que l’individu est, selon le mot de Marx, « la créature des rapports sociaux », a conduit à oublier le sujet et le discours. S’appuyant sur Humboldt, Saussure et Benveniste, Meschonnic critique l’opposition entre l’individu et le social, ainsi que l’idée que le discours du premier est totalement déterminé par le second. En effet, relevant l’absence d’une théorie du langage et de la poétique chez Bakhtine, qu’il analyse comme l’effet du « primat du politique » sur tout le reste, il s’applique à mesurer les conséquences de ce qu’il appelle, « la métaphysique du signe ».
7Reprenant l’opposition traditionnelle établie par Saussure entre le signifiant et le signifié, Meschonnic affirme que la conception occidentale du langage a été, depuis Platon, déterminée par une pensée du signe qui fait du signifiant un double amoindri du signifié. De la même façon qu’une pensée de l’histoire comme progrès se rapporte aux phénomènes historiques comme la manifestation d’un contenu ontologique, une pensée du politique telle qu’elle est fondée par le marxisme et par le structuralisme suppose, selon l’auteur, de considérer l’individu (ainsi que les catégories linguistiques qui lui correspondent, à savoir la parole et le discours) comme le produit d’une masse (le peuple, le prolétariat) dont il ne serait qu’un constituant anonyme privé de liberté et d’autonomie. Parce que la langue relève du social, le marxisme oublie le discours, qui est de l’individu. Cette articulation entre une pensée du langage et une pensée du politique donne lieu à des équivalences qui permettent la production d’une théorie critique tournée vers le fonctionnement du langage, rappelant, par exemple, que l’historien fabrique un discours plutôt qu’il ne révèle et traduit dans le langage le sens de l’histoire5. Car si l’historien mobilise des figures, Meschonnic rappelle qu’« il n’y a de figures que dans le langage. Pas dans la réalité » (p. 325). Par le biais de cette critique, l’auteur s’engage, théoriquement, contre la métaphysique du signe et en dévoile les effets sur les plans politique et anthropologique. Dans le cas du marxisme, l’absence d’une théorie du langage conduit au dogmatisme et à l’institution de formes de contrôle et de pouvoir, de maintien de l’ordre, menant à l’effacement du sujet au profit de la masse. Ainsi, citant Mandelstam, Meschonnic condamne la mise en place brutale du collectivisme au détriment de la collectivité.
8Cependant, il n’est possible de rendre compte de cette série d’homologies6 que si l’on prête attention au débat qui oppose, dans la pensée de Meschonnic, la conception nominaliste du langage à sa définition réaliste. Prenant parti contre Heidegger, Meschonnic est résolument du côté du nom :
Dans le réalisme logique, l’individu est un fragment d’un groupe essentialisé. L’exemple débattu au XIIe siècle était, entre autres, celui de la notion d’humanité. Du point de vue réaliste, l’humanité existe, l’individu est un fragment de l’humanité, il n’a pas d’existence propre ; du point de vue nominaliste, les individus existent, l’humanité est l’ensemble des individus. Ce qui change tout. Et rend possible une éthique. (p. 615)
9L’intérêt de cette citation est multiple. D’une part, s’y effectue pleinement l’articulation entre la théorie du langage, du politique et de l’éthique. À partir d’une réflexion d’ordre poétique sur la relation entre le mot et la chose, Meschonnic déduit un principe d’organisation du collectif et la possibilité d’une attention à la spécificité, à l’individu, au singulier, à ce qui dans l’ordre du sens en bouleverse l’assise et en permet la transformation. D’autre part, en s’emparant d’un débat poétique ayant eu lieu au XIIe siècle, il fait déborder le cadre historiciste pour montrer qu’il y a un présent du passé, une actualité intempestive du passé qui permet d’inventer le présent du sens et d’accueillir l’à venir. Une telle compréhension n’est cependant pas le fruit d’une activité surplombante qui estimerait pouvoir interroger les présupposés de ces objets sans avoir à questionner ses propres présupposés (propriétés du discours mythique, anhistorique, sacré) ; elle est plutôt la mise en œuvre d’un travail qui cherche à « comprendre le langage en se fondant sur les données même du langage » (p. 139). On ne saurait assez souligner combien la pensée de Meschonnic cherche à établir des relations internes entre différents éléments, analysant les rapports d’imbrication et d’interactions intrinsèques de façon à leur donner sens empiriquement, par l’élaboration d’une pratique et l’énonciation d’une théorie. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la notion de « système » : non pas le système (philosophique) tel qu’on le trouve chez Hegel, qui suppose une logique de la clôture et de la totalité, mais le système (linguistique) tel qu’il est défini par Saussure lorsqu’il conceptualise la langue. Ainsi, la systématicité d’une pensée vise à produire « une cohérence, mais une cohérence ouverte de l’intérieur parce qu’on n’a jamais fini de l’explorer, une cohérence qui s’invente et se reconnait – et qui postule l’infini de l’histoire et du sens » (p. 674).
Le discours & le sujet : de la poétique à l’éthique
10Si la poétique permet de penser l’histoire et le politique, c’est parce qu’elle implique une pensée du sujet : « C’est que l’écriture, si elle est l’aventure d’un sujet, est l’exposition maximale d’un sujet dans le langage. La plus grande vulnérabilité d’un sujet. D’où elle est la figure du sujet. Non un sujet d’exception, seul à l’être, seul à en jouir, mais la figure de tout sujet. Celui qui s’énonce. » (p. 551) Meschonnic n’a de cesse de souligner la distinction notionnelle entre sujet et individu, s’appuyant sur la phrase de Victor Hugo dans la préface des Contemplations : « Ah ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ! ». Le « je » n’est pas le moi, pas plus que le sujet ne se réduit à l’individu, parce que le sujet est « la figure de tout sujet ». On pourrait craindre ici la reconduite d’un mythe romantique et l’affirmation d’une unité transcendante qui homogénéiserait tous les locuteurs possibles, mais le sujet n’est jamais, chez Meschonnic, un ego tout puissant, ou une quelconque instance surplombante et séparée du monde ; c’est, à l’inverse, le fruit d’un permanent travail de l’hybridité, de l’hérésie (le terme vient du texte d’Adorno sur l’essai7), de l’impureté :
mais cette trans‑personnalité du sujet en elle [l’écriture], ce continu et ce discontinu inséparables l’un de l’autre, qui émettent, dans le je même, l’épopée du sujet, neutralisant le long et le bref, le récit et le fragmentaire, le monologue et le dialogue, cette tension de la poétique, cette mêlée du morcellement et de l’unité, de la circonstance et du sens, entraine un effet nouveau. (p. 552)
11Le sujet n’est pas l’identité mais la rencontre insoluble des hétérogènes, la réception et formulation par la voix, le rythme, de l’inquiétude du sens. Une écoute du chaos plutôt qu’un maintien de l’ordre. Cela implique, dans l’appareil conceptuel de Meschonnic, de donner à la notion de discours telle que définie par Benveniste, une fonction essentielle, parce que c’est par le discours que se réalise le langage, ce dernier étant dès lors intégré à un sujet en vertu du principe d’individuation. Cette conception du sujet, fondatrice pour une pensée de l’éthique, est déterminée par les travaux de Meschonnic sur le rythme. Il serait ici trop long d’en faire un résumé exhaustif, on se contentera d’exposer rapidement certaines de ses remarques sur le poème.
Sens du rythme, rythme du sens : l’utopie du poème
12L’article de Benveniste intitulé « La notion de “rythme” dans son expression linguistique8 » est fondamental pour comprendre la pensée de Meschonnic. À la suite du linguiste, l’auteur de la critique du rythme trouve dans cette analyse les ressources pour penser le rapport entre individuation, rythme et sens. S’inspirant de l’alternance du même et de l’autre dont il trouve le modèle dans le mètre poétique, Meschonnic récuse le paradigme platonicien qui tend, selon lui, à naturaliser le rythme et oppose au principe de discontinuité (entre les mots et les choses, le sensible et l’intelligible, la forme et le sens, le sacré et le profane, la parole vive et la parole écrite) la continuité fluide, rythmique, de la parole de l’homme « réellement en train de parler9 ». Il définit ainsi le rythme comme « l’organisation du mouvement de la parole dans l’écriture » (p. XX) et emploie cette notion pour penser la continuité, dans le discours, entre le corps historique et la parole. En d’autres termes, c’est par le rythme qu’il devient possible d’historiciser le discours et de penser le concept de sujet. Accordant au signifiant une fonction déterminante, Meschonnic récuse l’opposition forme/contenu et fabrique le concept de forme‑sens. Ainsi se donne à lire, dans le poème qui en est la réalisation maximale, « la transformation du discours en système par une subjectivation de toutes les unités ». À l’invention d’un rythme correspond dès lors l’invention d’une forme de vie, le concept de vie étant à entendre comme l’inscription dans l’histoire et la culture d’un sujet, par opposition aux sciences positives et naturelles qui envisagent la vie comme réalité biologique. Cette propriété anthropologique de la poésie, comprise comme la poétique et non comme un genre littéraire,ouvre la voie à la transhistoricité, le jaillissement de la voix poétique procédant de ce qu’il appelle l’oralité : « reconnaître que d’Aristophane à Joyce, en passant par Rabelais, il y a de l’oralité dans l’écriture » (p. 115).
13Or cette conceptualisation du rythme entraîne de multiples conséquences sur le plan de la valeur accordée au poème. Récusant, d’une part, la définition du poème comme genre littéraire (avec ses propriétés particulières, comme l’idée qu’une série de vers métriquement exacts feraient poème ), et, d’autre part, la philosophie métaphysique qui assigne à la poésie la fonction de « berger de l’être » (Heidegger), Meschonnic aborde le poème comme la réalisation maximale de l’ordinaire du langage dont l’effet est, conjointement, d’inventer une forme de vie et de langage (c’est le devenir sujet du poème) et de bouleverser les constructions du sens. Ainsi, il écrit : « J’appelle poème une transformation d’une forme de vie par une forme de langage et une transformation d’une forme de langage par une forme de vie » (p. 89). Notons à cet égard que ces hypothèses impliquent le refus radical de l’opposition entre le sacré de la parole poétique et la trivialité de la prose quotidienne, dans la mesure où le poème est le lieu « d’une subjectivation maximale d’un système de discours » (p. 89). Le critère définitoire du poème s’établit en fonction des concepts de discours et de sujet et non selon une distinction philosophico‑poétique entre la prose et le vers, entre le sacré et l’ordinaire.
14On pourrait objecter que Meschonnic, en voulant débarrasser la définition du poème de son appareil théologique, reconduit son essentialisation, faisant du poème le paradigme abstrait de toute littérature. Néanmoins, l’intérêt de sa définition de la poésie est qu’elle inscrit cette dernière sur le sol de la pratique et lui ouvre un espace autrement plus large que le petit cœur de l’effusion lyrique ou le ciel insensible des abstractions philosophiques. Le poème est ainsi un catalyseur, ce par quoi l’action politique est possible, ne serait‑ce que parce qu’il réclame du lecteur qu’il reconnaisse « l’incertitude du sens, le fait que les mots n’ont pas un sens unique, stable, éternel » (p. 139). Cela implique que la lecture soit critique, c’est‑à‑dire qu’elle reconnaisse la multiplicité des directions du sens, qu’elle situe les enjeux stratégiques des discours et qu’elle produise un commentaire qui ne maintienne pas le sens comme une évidence donnée et préalable, mais comme une tentative d’inventer ce qui n’avait jamais été nommé.
Critique de la critique : la fonction sensible de la représentation
15Toutefois, on ne saurait lire Meschonnic sans effectuer également un geste critique à son égard. Ce serait un contresens et la preuve d’une surdité à l’égard de son discours. Au début de l’ouvrage (p. 95‑107), un entretien paru en 1987 donne à l’auteur l’occasion de distinguer le jugement critique et le discours polémique. Récusant ce dernier terme pour caractériser son œuvre, il insiste sur le fait que le critique, pour mieux les combattre, écoute ses adversaires, alors que le polémiste cherche à les réduire au silence par le biais de divers procédés rhétoriques, qui consistent notamment à nommer « polémique » ce qui relève de la critique pour mieux la neutraliser ensuite. Il est vrai que Meschonnic, bien qu’utilisant un style virulent, laisse la parole à ses adversaires : que ce soit avec Girard ou Lanzmann, à propos de l’emploi du mot « Shoah » pour désigner le génocide des Juifs d’Europe (p. 70‑716), Meschonnic cherche le dialogue – c’est‑à‑dire qu’il reconnaît l’autre comme sujet de la parole. Mais cette définition de la critique, pour autant, me semble faire l’impasse sur un point : elle implique qu’un geste critique s’apparente à l’action, permet effectivement de changer la pensée et le monde. En ce sens, l’écriture de Meschonnic est une écriture de la colère. Mais montrer et condamner les limites d’une pensée ne permet pas nécessairement de fournir une alternative aux limites en question. Ainsi, la puissance critique de Meschonnic semble parfois s’épuiser dans la colère, ce qui se traduit, poétiquement, par un emploi régulier d’impératifs et de tournures prescriptives.
16En outre, soulignons que la poétique demeure, à quelques exceptions près (je pense notamment à son analyse des traductions des sonnets de Shakespeare dans Poétique du Traduire10), une poétique négative. Bien que l’auteur s’en défende (« penser ce que le signe ne pense pas n’est pas se réfugier dans l’anti », p. 115), il est parfois malaisé de ne pas sombrer dans un sentiment de paranoïa face au chaos du sens et de l’histoire, sentiment qui inclut dès lors parmi les ombres inquiétantes la parole de Meschonnic lui‑même. On pourrait ici mobiliser la polysémie du mot « sens » et la critique de la mimésis par l’auteur. En effet, si Meschonnic insiste sur les deux sèmes de « sens » comme ce qui signifie et ce qui oriente, il évacue le sens de « sens » comme étant ce qui relève du sentir, du passible. Si l’idée de plaisir est parfois mentionnée, elle intervient peu pour conceptualiser l’invention du sens, que ce soit comme lecteur ou écrivain. À plusieurs reprises, Meschonnic se défend de céder à la naïveté, lui opposant la lucidité critique et historicisante. Néanmoins, une question demeure : qu’est‑ce qui se joue dans le rapport entre la capacité du sentir et la capacité de donner du sens ? La force de la critique ne risque‑t‑elle pas d’anesthésier la sensibilité, menant le penseur (et le lecteur) à douter, non seulement de ce qu’il sent comme une évidence mais aussi de sa capacité de sentir en général ? À cet égard, on ne saurait assez souligner l’application avec laquelle Meschonnic évacue la psychanalyse dont il ne parle presque jamais11. Lacan est jeté aux oubliettes parce qu’il a une approche structuraliste du langage, Freud n’est mentionné qu’à travers des commentateurs que Meschonnic discute. Pourtant, il écrit au début de son ouvrage que la fabrication du sens se fait toujours dans « l’après‑coup », une notion qui doit beaucoup, me semble-t-il, à la psychanalyse. Mais Meschonnic ne la conceptualise pas, alors même qu’elle implique que la production du sens et l’élaboration d’une historicité s’accompagnent possiblement du retour d’une blessure, innommée, innommable. Cette blessure, on l’entend nettement dans les derniers mots du livre : « le bonheur juif, une blague » (p. 731). Cette place de la souffrance dans la théorie du sujet manque à la théorie du langage chez Meschonnic et ce n’est pas un hasard si la représentation est condamnée au nom de la métaphysique du signe. De fait, si l’on comprend le refus du mimétisme tel qu’il est défini et mobilisé par Girard, pour les raisons évoquées précédemment, on ne considère pas pour autant que Girard possède le monopole de l’imitation et de la représentation. Je mobiliserais, à cet égard, une acception déployée par Patrice Loraux dans un article sur la représentation de la réalité de l’extermination dans les camps12, où le philosophe rappelle qu’à un enfant ayant commis une bêtise, on dit parfois : « te représentes‑tu ce que tu as fait » ? S’y joue la possibilité du compatir, de la compassibilité et de l’élaboration d’une sensibilité commune aux humains. La représentation, conçue comme la possibilité de se représenter à soi‑même ce que l’on se fait en le faisant aux autres fait partie intégrante du poème au sens où Meschonnic le définit, parce qu’elle suppose que, par le langage, des formes de vie se transforment et viennent à leur tour transformer le langage. Et à partir de cette hypothèse, ne peut‑on pas adoucir la solitude d’un « je », d’un sujet qui oublie parfois le « tu », non de l’autre avec qui il parle, mais le « tu intérieur » : « ah ! insensé qui crois que je n’est pas un tu » ?