Signé Ajar
1S’inscrivant dans la continuité de manifestations universitaires récentes consacrées au même auteur, cette Journée d’études répondait à l’intérêt croissant que représente l’œuvre de Romain Gary pour la recherche, comme l’ont souligné ses coorganisateurs Denis Labouret, maître de conférences à Paris IV, et Firyel Abdeljaouad, présidente de l’Association Les Mille Gary, ainsi que Michel Murat, directeur de l’Equipe de recherches Littératures françaises du XXe siècle à l’Université Paris IV. Mais surtout, sa spécificité consistait à rassembler pour la première fois, trente ans après la parution de Gros-Câlin, des chercheurs venus de divers horizons autour des quatre œuvres signées Ajar. Marquer cet anniversaire, « les trente ans Emile Ajar », c’était explorer, au-delà de « l’affaire Ajar », un « phénomène Ajar » d’ordre avant tout littéraire : choisir de traiter d’abord des textes pour tenter de circonscrire l’œuvre d’Ajar, de définir ses particularités, de discerner et ce qui la distingue et ce qui la rapproche du reste de l’œuvre signée Gary.
2À travers la diversité des thèmes et des approches se dessine une véritable continuité. Aussi rendrons-nous compte de ces actes selon les six grands points de convergence qui s’en dégagent, en réservant un examen à part à la dernière contribution, consacrée exclusivement à Paul Pavlowitch, le neveu de Gary qui incarna Ajar et dont l’œuvre romanesque propre est méconnue.
3Les auteurs constatent à plusieurs reprises l’entremêlement inextricable qui chez Gary relie invention et réalité, et soulignent le goût de la métamorphose comme une constante dans la vie et dans l’œuvre de cet écrivain pour qui la création littéraire a une portée ontologique. Dans son exposé d’ouverture, Michel Murat (« D’un auteur l’autre ») s’interroge sur le polymorphisme non seulement de l’auteur mais de l’œuvre. S’il existe un principe d’unité reliant les multiples faces de Gary, il consiste, d’une part, dans son identité d’ « écrivain "européen", issu de la diaspora juive » et « devenu auteur français en réponse à ce qu’il représente comme une vocation » (pp. 25-26), et d’autre part dans cette « figure du grantécrivain comme horizon destinal » qu’il « partage avec beaucoup de ses contemporains », sans pour autant être certain « que cette destinée » lui soit réservée (p. 26). Alors, Romain Gary n’appartiendrait-il pas plutôt à cette catégorie de romanciers inventeurs de mythes, de « mytho-biographes » comme Cendrars ou Malraux ? Au fond, le principe d’unité chez Gary consisterait dans cette interrogation à laquelle il tente de donner une réponse par sa vie et son œuvre unies : comment être soi-même, comment se faire soi-même ?
4Tout en étudiant la thématique des légendes développée dans l’univers romanesque de Gary-Ajar, Anne Morange (« Légendes et commencements chez Gary-Ajar ») montre à quel point la création littéraire chez Gary représente « l’effort et le parcours “pour appréhender l’être” » et « “l’un des lieux” pour concevoir et expérimenter le temps des commencements » (p. 71). Les romans de Gary sont peuplés de jeunes personnages « [portés] à l’identification pour grandir » (p. 72), personnages qui sont autant d’allégories du romancier, dont l’œuvre première, Éducation européenne, le rapproche « des grands hommes, de grands noms de la littérature » (p. 80). Dans La Promesse de l’aube, le lecteur assiste à « la venue au monde d’un auteur » (p. 80), représentée par Gary comme sa naissance véritable. L’invention d’Emile Ajar, aventure cette fois d’auto-engendrement, s’inscrirait dans la continuité du goût de Gary pour les recommencements, les « re-naissances ».
5Fabrice Larat (« Romain Gary – Emile Ajar, ou la tentation d’être ») étudie quant à lui le « caractère profondément ontologique » (p. 146) de la création littéraire qui, chez Gary, est un moyen d’accéder à une existence qui lui est propre, de repousser les limites de la condition humaine définie par l’identité historique de l’écrivain. La figure de Romain Gary, forgée elle-même par Roman Kacew grâce à l’écriture de son premier roman, comporte une grande part d’invention. Si elle avait permis à l’auteur de dépasser l’identité problématique imposée par sa naissance et ses origines, elle était loin d’épuiser son potentiel de création. Fabrice Larat rappelle les nombreux pseudonymes empruntés par Gary, en dehors de celui d’Ajar, et explique comment, tout en permettant à Gary de donner libre cours à sa nature plurielle, ils lui ont fourni l’occasion d’écrire différemment. Tel est aussi l’enjeu d’Ajar : « En fait, la recherche des raisons profondes ayant conduit Gary à devenir Ajar amène à s’interroger sur les liens existant entre être et expression ainsi que sur les formes d’expression artistique que peut prendre la voix humaine » (p. 144). Ainsi, plutôt que d’interpréter l’aventure Ajar comme un désir d’imposture, il convient d’y voir la marque d’une recherche d’authenticité, d’ « expression parfaite » (p. 47) du « moi » de l’écrivain.
6Comme le montre David Bellos (« Petite histoire de l’incorrection à l’usage des Ajaristes »), bien que l’œuvre d’Ajar présente de nombreuses réitérations de « phrases et de sentiments déjà exprimés dans les romans signés Gary » (p. 42), l’invention Ajar est surtout l’invention d’une langue « possédant un charme qui lui est tout à fait propre ». L’ « ajarien » n’est pas un simple « emballage mystificateur pour un message connu », mais « une vraie création linguistique ». Ajar est né par le verbe. David Bellos le souligne : « C’est cette utilisation de ce langage, après tout, et non l’intrigue du roman, qui a capté l’attention de ses premiers lecteurs » (pp. 42-43), lecteurs qui ont reconnu derrière le discours un « petit peu fou » du personnage de Cousin, le narrateur de Gros-Câlin, « un vrai travail d’écrivain » (p. 33). C’est bien à ces innovations verbales que Raymond Queneau, notamment, a été sensible.
7Dans un premier temps, David Bellos, définit la spécificité de l’ajarien en regard de la famille plus vaste dans laquelle cette « langue » s’inscrit, notamment celle de la tradition européenne, à la fois ancienne et vivante (anglaise, russe et française), du « mal-écrire ». La première particularité de « la parole ajarienne » est sa formation interlinguistique. David Bellos procède à une analyse des « xénismes » (p. 36), ou emprunts aux langues étrangères, démultipliés par Ajar sous la forme d’ « "immigrations sauvages" » et de « faux amis ».. Ce trait du style ajarien peut être interprété comme la réponse de Gary aux critiques qu’il a reçues à ses débuts littéraires, notamment celle de mal écrire le français. Mais il est aussi un moyen « d’authentification en cas de besoin », quand les allusions renvoient à la fois aux cultures russe, polonaise, anglaise et yiddish — mélange bien caractéristique de Gary. A moins que Gary, comme Cousin, aspire « à une langue étrangère » (p. 37) inconnue, à un verbe cosmopolite qu’Ajar lui aurait donné l’occasion d’exprimer ?
8La deuxième particularité de l’ajarien dégagée par David Bellos consiste dans le fait que les « formules “non-standard” » (p. 31) caractérisent un personnage en particulier : c’est le propre du narrateur homodiégétique, alors que ses interlocuteurs se distinguent par leur « langue de bois ». Les « dérapages linguistiques » accompagnés d’ « entorses à la logique » (p. 35) marquent le discours du héros, et sont même montrés du doigt par lui : « […] le narrateur dont nous lisons le récit est conscient d’être d’un esprit non seulement bizarre, mais un petit peu fou. » (p. 33). Les métamorphoses qu’Ajar fait subir au langage épousent les aléas de l’existence de Cousin tout en produisant un effet ironique.
9Plus loin, Anne Simon (« Ajar et les métamorphoses du corps ») évoque des traits spécifiques de la « grammaire ajarienne » et attire l’attention sur l’ « inversion » comme « une valeur-clef » de l’œuvre d’Ajar, « au niveau stylistique comme thématique » : « Mme Lola, raconte Momo, n’ayant “aucun rapport” avec l’humanité habituelle, bien qu’entretenant avec elle des rapports sexuels rémunérés, “était complètement à l’envers et n’était pas méchante”. On reconnaîtra bien sûr un ajarisme caractéristique, où la conjonction de coordination vaut conjonction de subordination : la liaison s’assimile souvent à une conséquence en grammaire ajarienne… Étant à l’envers, Mme Lola n’est donc pas méchante. » (p. 130).
10Thierry Fortineau (« Ajar au théâtre »), comédien qui a lui-même adapté Gros-Câlin pour le théâtre, témoigne par ailleurs de sa prise directe sur le texte et de son travail sur le verbe ajarien en insistant sur la présence sensible de l’auteur derrière le personnage de Cousin, présence qui est contenue dans le déploiement d’un « langage exceptionnel » qui fait échapper le personnage à la « pathologie » (pp. 161-162). Evoquant la réception de Gros-Câlin par le public, Thierry Fortineau aborde la question des silences et des rires que suscite le style de Gary : pour restituer la charge émotive du texte, il est nécessaire de transmettre par la diction des effets du texte ordinairement sensibles à la seule lecture.
11Le verbe ajarien est donc étonnamment vivant, mais n’est nullement uniforme. Olivier Achtouk (« Généalogie du roman : la paternité hugolienne à l’épreuve de l’écriture ajarienne »), étudiant les correspondances entre l’univers des Misérables et celui de La Vie devant soi, note que Gary étend la voix polyphonique de l’enfant, Momo étant un « cousin » de Gavroche, à l’ensemble du roman. Et il faut revenir sur ce point à l’étude de David Bellos, qui précise que la parole ajarienne se divise en quatre dialectes, un par œuvre, dont chacun correspond à la condition d’un personnage singulier, et qui fait apparaître une « détérioration du langage Ajar » (p. 43) de roman en roman. D’où cette hypothèse : « l’évolution thématique entre Gros-Câlin et La Vie devant soi serait le produit ou l’effet d’une dynamique mise en branle par le langage Ajar et la volonté de l’amener à un point plus élevé d’incorrection ». (p. 44). Rien de plus littéraire, pourtant, que ce « mal-écrire », tant il est vrai que « l’invention Ajar est un artifice du langage, qui vise […] à inscrire dans sa trame même les valeurs de la littérature, tout en se moquant de l’institution littéraire » (p. 45).
12Si David Bellos signale que « le langage de Momo dans La Vie devant soi représente une appropriation des “tics” de la littérature à prétention sérieuse des années 60 » (p. 43), de Queneau à Sarraute, et note au passage les ressemblances du style d’Ajar avec, par exemple, celui de Boris Vian, il dévoile surtout les intertextes de Gros-Câlin qui proviennent des premières lectures russes de Gary : le roman d’Ajar et Le Journal d’un fou présentent des similitudes thématiques et narratives ; Gary semble s’inspirer du « potentiel humoristique de proverbes et de locutions utilisés […] à côté de leur sens » (p. 40) que l’on rencontre chez Kozma-Proutkov ; le thème de l’ « [i]dentification animale » lié au « message de l’amour comme valeur indispensable à la vie » (p. 41) rappelle enfin la poésie russe pour enfants de Korneï Tchoukovski. Ainsi refont surface chez Ajar les lectures d’enfance de Gary.
13Qu’en est-il de Momo, l’enfant qui veut devenir aussi grand que Victor Hugo, double de l’auteur qui lui-même dit subir, depuis son plus jeune âge, la formule aussi astreignante que « prophétique » de sa mère : « “Tu seras Victor Hugo [...] !” » (p. 51) ? L’objet principal de l’étude d’Olivier Achtouk est la mise à l’épreuve de la paternité hugolienne sur Romain Gary par l’écriture d’Ajar. Victor Hugo est bien présent dans le texte de La Vie devant soi, autant par sa personne que par ses vers et sa prose. Mais Ajar fait sortir de la « carte postale » la figure d’un Hugo à la barbe fleurie, patriarche (p. 52) ; il lui fait subir une véritable « démuséification » par le rire, dépoussière le mythe. Victor Hugo fait partie intégrante de l’imaginaire des personnages ajariens, mais c’est une figure qu’ils conjuguent selon leurs propres préoccupations ou qui leur est suffisamment proche pour subir l’épreuve de l’ironie. Olivier Achtouk montre en particulier comment Gary s’approprie l’univers hugolien des Misérables, le prolonge et l’infléchit dans La Vie devant soi, à la fois grâce à des « personnages » (la mère de Momo/Fantine, Mme Rosa/Mme Thénardier, Mme Rosa/Jean Valjean, Momo/Gavroche) et par des formes narratives (le motif du « mandat » envoyé à Mme Rosa, par exemple). En déconstruisant la « répartition des rôles » (p. 58), Ajar investit l’axiologie hugolienne qu’il s’approprie par une axiologie garyenne. Ainsi, la réalité représentée dans l’univers romanesque de La Vie devant soi est moins « tranchée », et souvent plus « sombre » (p. 59) aussi.
14A propos de L’Angoisse du roi Salomon, Olivier Achtouk montre comment Hugo devient un « intermédiaire» (p. 65) entre le récit ajarien et les mythes bibliques et comment la référence hugolienne fournit aux personnages comme aux romanciers des « instruments capables de rectifier le réel » (p. 63). Enfin, il décèle à travers la voix lyrique et élégiaque propre aux personnages ajariens, au-delà de la source hugolienne, « une filiation seconde, un intertexte caché » : « Il s’agit de « la poésie fumiste telle qu’a pu l’incarner Jules Laforgue » (p. 66).
15En étudiant la réécriture par Ajar de grands thèmes hugoliens, Olivier Achtouk aborde un thème spécifiquement garyen, et qui peut être lu comme une allégorie du romancier cherchant une paternité idéale dans l’œuvre d’un prédécesseur : « la recherche en paternité » des personnages, et plus généralement « l’investigation généalogique » (p. 49).
16Ce goût des personnages ajariens pour l’identification à des figures mythiques est exploré par Anne Morange (« Légendes et commencements chez Gary-Ajar »), qui analyse de près les différents aspects du roman d’apprentissage chez Gary (Education européenne et La Promesse de l’aube) et chez Ajar (La Vie devant soi et L’Angoisse du roi Salomon) afin de définir le rôle des légendes dans la quête des origines et la construction d’une identité. Anne Morange rappelle comment l’imaginaire de « l’apprenti romancier » (p. 84), dans La Promesse de l’aube, se nourrit d’une « mythologie maternelle » (les trois dieux ennemis – Totoche, le dieu de la bêtise ; Merzavka, le dieu des vérités absolues ; et Filoche, le dieu de la petitesse) : « Transmise dès la petite enfance, cette mythologie maternelle est récupérée par le fils, personnage lancé dans un combat qui fait de lui un héros légendaire » (p. 85). Chez Ajar comme chez Gary, « les jeunes imaginaires se nourrissent d’histoires cruelles qui débordent du cadre historique, celui du passé de l’adulte, victime d’hostilités qui les dépassent » (p. 86). Le jeune personnage, tout en étant le dépositaire de la mémoire des adultes, cherche à se tailler une marche à suivre, à se constituer une « vie devant soi » par des « fables », des « histoires » et des « légendes » qu’il élabore au fur et à mesure. Ainsi, Anne Morange étudie les motifs de l’animal, du jouet mécanique et du numéro d’illusionniste qui fécondent l’imaginaire de l’enfant et, tout en l’émerveillant, lui servent de passerelles pour comprendre la réalité en profondeur et y trouver une place.
17La contribution de Dhia Gritli (« La “vie derrière soi” : Ajar et la mémoire de la guerre ») situe le lecteur, au contraire, du côté des personnages adultes (dans La Vie devant soi et L’Angoisse du roi Salomon). Elle traite des motifs narratifs qui développent un thème majeur dans l’œuvre de Gary-Ajar : la mémoire de la guerre. Dans les deux romans la Seconde Guerre mondiale, et plus particulièrement la Shoah, servent de repère chronologique et déterminent la psychologie des personnages adultes, alors que les personnages jeunes qui n’ont pas connu cette partie de l’Histoire ont « l’intuition de sa monstruosité » (p. 104).
18Grâce aux personnages de Mme Rosa et de Salomon Rubinstein, Gary-Ajar fait une mise en scène romanesque de la façon dont « l’expérience traumatisante de la guerre et l’apprentissage douloureux de l’abandon » conditionnent la « vie sociale et personnelle » (p. 106). Mais alors qu’à travers le passé de l’ancienne prostituée juive, victime de la déportation, Gary dessine la topographie des institutions, l’histoire du « roi du pantalon » qui a traversé la guerre caché dans une cave « aux Champs-Elysées » (p. 113), lieu symbolique, sert de base à une « cartographie » des relations sociales à Paris sous l’Occupation. Dhia Gritli procède à une analyse comparative des deux romans : alors que Mme Rosa revit « indéfiniment » la scène de la déportation, le passé faisant irruption dans son esprit d’une manière hallucinatoire ou se présentant comme une réalité menaçante, Salomon Rubinstein se réfugie dans l’ironie et le cynisme.
19Enfin, cette étude décrit les relations de filiation spirituelle entre les personnages contemporains de la Seconde Guerre mondiale et les plus jeunes protagonistes. Momo (La Vie devant soi) et Jean (L’Angoisse du roi Salomon) sont confrontés aux « conflits non résolus d’une génération » (p. 115) qu’ils veulent soulager (dans le cas de Momo) ou réconcilier (dans le cas de Jean). Alors que Momo ne joue qu’un rôle de « palliatif » (l’enfant « aide Madame Rosa à déjouer la surveillance sociale et à mourir selon son souhait mais n’efface pas, malgré son amour, ses “peurs historiques” »), Jean endosse un rôle « “historique” » (p. 115) en réunissant les représentants d’une société fragmentée (Salomon Rubinstein et Cora Lamenaire). Peut-on conclure que les deux romans finissent par un mouvement de dépassement de l’Histoire et d’apaisement — à la différence de ceux de Gary ?
20Dans son étude sur les métamorphoses du corps, autre thème majeur chez Ajar, Anne Simon montre comment les troubles identitaires, existentiels ou relationnels des protagonistes sont accompagnés par des modifications charnelles. Le polymorphisme corporel dont les personnages de Gary étaient déjà la proie (notamment dans La Danse de Gengis Cohn) est « porté à son comble dans l’œuvre d’Ajar – changement de peaux de Cousin et de son python, engraissement mortifère de Madame Rosa, “appartenance” tragique à l’existence du narrateur de Pseudo, écroulement narcissique de mademoiselle Cora » (p. 127). Il se traduit aussi par une sensibilité exacerbée des héros qui « rend leurs corps extrêmement réceptif aux sollicitations et aux agressions extérieures » (p. 139). Ainsi peut-on observer des « porosités » certaines entre leur chair et l’espace qui les entoure. Mais Anne Simon traite plus généralement des métamorphoses corporelles mises en scène par Ajar comme un moyen d’opposition à tout ordre — même l’ordre naturel, « considéré comme “facho” » (p. 134). A travers cette analyse, le lecteur peut donc observer comment « les personnages ajariens fabriquent leur corps afin d’échapper à ces différentes servitudes que sont une sexuation imposée [Mme Lola], l’inéluctabilité de la temporalisation [Cora et Salomon], ou l’appartenance à un règne naturel, en l’occurrence celui de l’humanité [Cousin] » (p. 123).
21Entre l’œuvre d’Ajar et celle de Gary, les différentes études établissent des réseaux de correspondances qui tissent une relation originale d’inter-auctorialité. David Bellos et Olivier Achtouk montrent à quel point l’œuvre d’Ajar est stylistiquement et thématiquement un retour à l’enfance littéraire de Romain Gary. David Bellos avance même l’hypothèse que Gary n’a pas seulement donné libre cours à son imaginaire, nourri par des lectures d’œuvres russes à la fois classiques et « farfelues », mais qu’il s’est livré à une pratique d’exorcisme de « ses propres angoisses d’enfant apprenant le français comme langue étrangère » (pp. 43-44). Selon David Bellos, les « xénismes » émaillant l’ajarien sont autant d’auto-références garyennes et autant de provocations adressées à la critique parisienne qui avait reproché à Gary de mal écrire le français. De même, on peut reconnaître avec Olivier Achtouk qu’Ajar permet à Gary d’assumer et de transformer, d’une manière consciente et pleine, l’héritage démesurément hugophile légué par sa mère.
22Anne Morange, quant à elle, procède à une analyse comparative systématique entre l’univers romanesque de Gary et celui d’Ajar. Tout en notant les homologies dans la thématique de l’apprentissage (le rôle du jouet, de l’illusionnisme, des mythes), elle fait remarquer des évolutions : alors que dans La Promesse de l’aube « l’apprenti romancier » hérite « d’une mythologie maternelle » hantée de dieux monstrueux (p. 84), dans La Vie devant soi l’histoire de Mme Rosa « ne relève pas d’un conte de nourrice, d’un mythe à reprendre dans la vie » : « Les monstres de la mère adoptive s’inscrivent dans la réalité historique antérieure, dans une expérience personnelle, livrée à Momo au travers de mots, de silences terrifiés aussi. » (p. 85).
23Peut-on conclure que l’univers ajarien est moins rassurant, plus violent ? Selon Dhia Gritli, au contraire, « en se limitant au contexte français, Ajar développe une vision plus “intime” de l’Histoire que Gary » : « A travers l’expérience de personnages comme Jean et Momo, il montre la nécessité de l’action dans une sphère privée, à l’échelle de l’individu, la seule sur laquelle une influence peut être exercée. » (p. 120). Par le renoncement à « cette "vie derrière soi" » d’un passé douloureux au bénéfice d’une réconciliation, les deux personnages du dernier roman Ajar semblent indiquer la voie d’un apaisement chez Gary. Grâce à Ajar, Gary s’accorderait-il un répit lui permettant d’entrevoir l’avenir avec confiance ?
24Les différents auteurs constatent l’apport considérable que représente la connaissance de la paternité de Gary pour la lecture des textes d’Ajar. Mais en même temps ils montrent comment les romans signés Ajar renouvellent la lecture de Gary. L’aventure Ajar, à cet égard, ne peut qu’être interprétée à la lumière de l’ouvrage posthume de Gary, Vie et mort d’Emile Ajar, où l’on mesure le poids de l’ « étiquette » et de l’ « appartenance » qui accablaient l’auteur. Anne Morange précise : « Dans Vie et mort d’Emile Ajar, l’“appartenance” est celle de Gary identifié “comme auteur”, l’auteur des autres, ce que traduisent l’ellipse et la tournure passive : “j’étais un auteur classé, catalogué, acquis”. Vie et mort d’Emile Ajar est l’histoire d’un Gary dépossédé de lui-même : “Romain Gary était bien incapable d’avoir écrit cela.” (pp. 75-76). Ainsi, Ajar serait-il un moyen pour Romain de « réparer la gueule » de Gary, de maîtriser son œuvre en recommençant à zéro, de repartir à la conquête de lecteurs.
25Selon Fabrice Larat, « si Gary a réagi si vivement contre ce qu’il appelle “la gueule qu’on lui avait faite”, c’est qu’il refusait d’être étiqueté une fois pour toute » : « Plus encore que le contenu qui y était associé, il rejetait le principe même de l’étiquette. […] Par sa fonction même, [l’étiquette] est discriminante pour le texte et va à l’encontre du désir de l’auteur que son écriture seule soit prise en considération. À travers cette prise de position virulente, Gary ne réaffirmait rien moins que le droit à la création et la liberté totale de la littérature. » (p. 148). Cette affirmation fait écho au mythe garyen du « partisan mystérieux », Nadejda (Education européenne), évoqué par Anne Morange : « Le mythe […] s’épanouit dans l’imaginaire des Polonais, qui répandent la légende du personnage hors d’atteinte, au cœur d’une résistance qu’il inspire, encourage. » (p. 80). Seul le Partisan, qui n’est qu’une voix, est en dehors de tout danger de démystification et peut répondre à ce besoin de « croire » que Gary évoque dans Les Trésors de la mer Rouge. C’est ainsi que Gary, pour qui la nécessité de faire entendre sa parole a été toujours pressante, invente avec Ajar un écrivain mythique et mystérieux capable d’atteindre de nouveau le lecteur en même temps qu’un lecteur nouveau.
26Fabrice Laratdéfinit un autre aspect du problème posé par l’étiquette, par trop réductrice, collée à la figure de Gary : « Le personnage de Romain Gary n’était somme toute qu’une expression parmi d’autres de ses “moi” potentiels. Pourquoi s’en tenir à cette seule et unique identité, alors qu’il se sentait par nature pluriel et que d’autres facettes de sa riche personnalité n’avaient pas encore pu se manifester ? » (p. 148). Selon Fabrice Larat, l’emprunt d’une identité nouvelle correspond chez Gary à la recherche d’une expression parfaite et complète ; c’est une tentative pour parvenir à l’authenticité. « Je me suis toujours été un autre », avait écrit Romain Gary en s’appropriant la formule de Rimbaud. L’invention Ajar n’est-elle pas un effort de briser toutes les barrières de la seule identité biologique, dont Anne Simon fait par ailleurs l’analyse, pour accomplir enfin son identité créatrice et donner libre cours à son expression ?
27C’est ce qui conduit Fabrice Larat à relier la figure de Gary-Ajar au mythe de Prométhée et « de son quasi homonyme Protée » : Gary, en effet, « ne put résister à la tentation de s’emparer du feu sacré de la création, qui grâce à l’imagination et à la magie du verbe devait pouvoir lui ouvrir des possibilités inédites de réaliser son besoin d’être » (p. 149) ; et de même que « Protée, créature marine, faisait monter, dit-on, à la surface de la mer mille formes fugitives, mille changeants fantômes », de même « Gary lui, qui aimait, on le sait, à changer ses apparences vestimentaires, va multiplier les pseudonymes et les apparitions » (p. 150). En outre, les complications de l’expérience Ajar, provoquées par la découverte des relations de parenté entre Gary et Pavlowitch, évoquent, selon Fabrice Larat, la célèbre ballade de Goethe et les mésaventures du personnage mythique de l’apprenti sorcier. Ne pouvant se solder par d’autres solutions que « posthumes », elles constituent, peut-être, un certain échec pour l’aventure sur le plan individuel. Pourtant, l’œuvre d’Ajar relance celle de Gary ; entremêlées, l’une et l’autre « ne cessent de nous séduire et de nous interpeller » par leur « richesse » et leur « caractère exemplaire » (p. 156).
28La contribution de Jean-François Hangouët (« L’œuvre qui palpite : le rayonnement du monde chez Paul Pavlowitch »), fondateur et ancien président de l’association Les Mille Gary, vient clore cet ouvrage consacré à Emile Ajar par un véritable plaidoyer en faveur de l’œuvre de Paul Pavlowitch. Jean-François Hangouët présente avec ferveur les récits de cet écrivain méconnu ; il fait l’examen de ses procédés romanesques, des thèmes qui habitent ses romans ; il met en lumière les traits de son style. Ce faisant, il s’élève avec indignation contre les critiques professionnels du monde littéraire qui, selon lui, loin d’être les intermédiaires impartiaux au service de l'œuvre et du grand public, non seulement ont été aveuglés par l’éclat de « l’affaire Ajar », mais ont utilisé le « scandale » littéraire comme prétexte pour mettre un écran de fumée devant l’œuvre de Pavlowitch. Pour Jean-François Hangouët, Paul Pavlowitch, avec L’Homme que l’on croyait, est l’un des meilleurs, voire le meilleur critique de l’œuvre de Gary. C’est pourquoi il importe de rendre toute leur richesse aux relations littéraires entre Gary et Pavlowitch, réunis grâce à « l’expérience Ajar ».
29L’intérêt de cet ouvrage consiste non seulement dans la démarche propre à chaque étude critique, mais dans la pluralité des méthodes d’analyse dont la confrontation est féconde pour l’exploration de l’univers garyen. « Tel est bien le paradoxe : Romain Gary est l’un des très grands écrivains du XXe siècle et son domaine est en jachère », écrivait Mireille Sacotte à l’occasion du premier colloque universitaire consacré à Gary, en 2000 (Romain Gary et la pluralité des mondes, PUF, 2002). En sillonnant et en balisant la part de ce domaine signée Ajar, la journée du 6 mars 2004 dont les communications forment ce volume a exploré diverses voies (linguistiques, stylistiques, comparatistes, thématiques, philosophiques…) pour approcher l’œuvre de Gary-Ajar afin de rendre compte de sa richesse, notamment en rapprochant les textes de Gary et ceux d’Ajar. La confrontation des différents thèmes garyens témoigne de leur entremêlement en profondeur et fait entrevoir de nouvelles pistes pour des recherches futures. En marquant le trentenaire de la naissance d’Ajar, cette journée d’études a ainsi révélé la jeunesse d’un écrivain et l’actualité de son « aventure ».