Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Février 2020 (volume 21, numéro 2)
titre article
Christophe Cosker

Yanick Lahens : Haïti au Collège de France

Yanick Lahens: Haiti at the Collège de France
Yanick Lahens, Littérature haïtienne : urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter, Paris, Collège de France/Fayart, coll. « Leçons inaugurales du collège de France », 2019, 69 p., 9782213712642.

« Jamais l’histoire n’aura desserré l’étau de l’urgence sur les déportés que nous fûmes et […] la littérature a [toujours] convoqué le rêve pour dire le vœu d’habiter. »

Yanick Lahens

1C’est Yanick Lahens qui eut la chance, le privilège et l’honneur d’inaugurer la chaire Mondes francophones au Collège de France, en l’année 2018‑2019. Yanick Lahens, auteure notamment de La Couleur de l’aube (2008), La Folie était venue avec la pluie (2015), ou encore de Bains de lune (2014), récompensée par le Prix Femina en 2014, prononça, le 21 mars 2019, la deux‑cent quatre‑vingt‑neuvième leçon inaugurale au Collège de France. Ce faisant, elle jette un coup de projecteur sur une île jadis appelée Saint‑Domingue par la colonisation et désormais Haïti. Ce sont donc les lettres francophones de cette île qui sont éclairées par l’une de ses productrices. Son ambition est la suivante :

Dire Haïti et sa littérature autrement, c’est se demander, à travers les mots de ses écrivains et de ses écrivaines, quel éclairage peut apporter aujourd’hui au monde francophone, sinon au monde tout court, l’expérience haïtienne. (p. 22)

2Laissant de côté, sans le passer sous silence, le concept très utilisé de réalisme magique1, Yanick Lahens se tourne davantage vers un autre prisme également courant, celui de l’exil — qu’elle a contribué à construire dans L’Exil : entre l’ancrage et la fuite, l’écrivain haïtien (1990). Elle subvertit pourtant cette approche en se focalisant sur le verbe « habiter ». En effet, habiter Haïti, c’est d’abord selon elle s’approprier un lieu dans lequel on a été déporté. C’est ensuite se l’approprier par l’écriture, car Haïti est, comme la France dont elle s’est voulue la fille, une nation littéraire dont les premiers auteurs sont également des personnages historiques, à savoir Toussaint Louverture et Dessalines, et le premier texte une constitution. Écrire se superpose donc à habiter et se comprend entre rêve et urgence. Les quatre mots permettent des combinaisons que l’auteure explore, rendant hommage à celui qui a, selon elle, contribué à la construction de la notion :

Je voudrais dire ma dette envers le regretté Jean‑Claude Fignolé pour son admirable ouvrage Vœu de voyage et intention romanesque, qui a eu le mérite de complexifier la notion de l’habiter dans la production romanesque haïtienne. (p. 25)

3Le récent séisme qui toucha l’île rend néanmoins au verbe « habiter » son sens le plus concret, et aussi le plus crucial. Afin de rendre compte de la logique de la leçon inaugurale de Yanick Lahens, qui fait entrer Haïti — et sa littérature — au Collège de France, on commencera par montrer comment elle donne un contenu inédit au concept de cité haïtienne, avant d’analyser pourquoi l’écrivaine se présente comme atopique, ce qui permettra, in fine, d’indiquer comment elle souhaite laisser place à littérature francophone d’Haïti.

1. La Cité haïtienne

4Le concept de « cité », par opposition à celui de ville, sert notamment en histoire grecque pour distinguer la seconde comme lieu de la première, comme ensemble d’habitants qui peuvent s’établir où ils le souhaitent et redonner le même nom à une nouvelle ville. C’est en ce sens que le concept paraît pertinent pour traiter d’Haïti. En effet, la diaspora d’un certain nombre des écrivains de l’île, en raison des régimes autoritaires qui se succèdent, sort Haïti d’elle‑même. Dès lors, être haïtien, ce n’est plus habiter Haïti mais porter Haïti en soi où que l’on se trouve.

5Pour Yanick Lahens, cette cité haïtienne prend la forme de ce qu’elle appelle un « socle intime » (p. 13), for intérieur de son identité que la leçon inaugurale au Collège de France lui donne l’occasion de révéler. Pour elle, Haïti, c’est d’abord un ensemble de personnes dont elle fait résonner les noms. Les premiers sont connus — Frédéric Marcelin, Fernand Hibert, René Depestre, Roussan Camille, Jacques Stephen Alexis, Jacques Roumain, Clément Magloire‑Saint-Aude, Marie Vieux‑Chauvet et Frankétienne — et les seconds pas encore assez : Jean Casimir, Laënec Hurbon, Michel Rolph Trouillot, Alain Turnier, Roger Gaillard, Claude Moïse, et des critiques littéraires comme Maximilien Laroche, Max Dominique, Pradel Pompilus, Yolaine Parisot, Françoise Simasotchi.

6C’est également une histoire et enfin une littérature qu’elle retrace de la révolte d’esclaves originelle à la production contemporaine, en citant des livres saillants, comme Le Barbare imaginaire (1988) de Laënec Hurbon, des mouvements littéraires comme le réalisme magique ou encore le spiralisme, qui permettent de rendre lisible une histoire de la littérature d’Haïti des origines à nos jours.

2. Yanick Lahens atopique

7Cette prise de conscience de soi et de son haïtianité, mot que Yanick Lahens n’emploie pas dans le texte, est liée à une forme d’exil qui a coïncidé avec le moment de ses études en France. C’est à cette époque que la jeune femme ouvre les yeux sur les clichés qui mythifient les rapports entre la France et Haïti, deux pays de liberté par leurs révolutions respectives et deux pays littéraires, notamment par le romantisme. Or Yanick Lahens découvre, non pas qu’elle n’est pas à sa place en France, mais qu’elle n’y a pas de place :

Malgré un doute prudent, je me lançai avec frénésie dans ma quête de sens et je n’eus cesse pendant les premiers moments d’être confrontée à l’absence totale d’enseignement de la littérature francophone, en particulier celui de la littérature d’Haïti, dans les universités françaises. Mon doute se trouva très vite justifié. Dans ce lieu, je n’étais ni la ‘fille’, ni la ‘copie’, je n’existais pas. (p. 12)

8La jeune femme qui étudie les lettres déplore la faible place de la francophonie et, en son sein, l’absence des lettres d’Haïti. Elle constate, à plus forte raison, la méconnaissance de l’histoire d’Haïti en France où elle apparaît comme un lointain ailleurs, de l’autre côté de l’Atlantique.

9Cette prise de conscience, d’abord intuitive, l’amène à s’identifier à l’une de ses lectures : Michelet. Elle ressent alors ses affinités avec le personnage de la sorcière :

Je compris alors pourquoi, dans ce roman atypique de Michelet, je m’étais sentie d’emblée de l’autre côté, du côté des corps qu’on brûlait et non du côté de la main qui mettait le feu au bûcher. J’étais la différence. (p. 12)

10Dans la lutte contre la sorcière, et plus généralement contre ce qui est appelé symboliquement sorcellerie avant d’être annihilé, Yanick Lahens n’est pas du côté du juriste Jean Bodin, mais de celui de la sorcière, puis du côté de l’historien qui s’y intéresse.

3. Faire place à Haïti en littérature

11Le souvenir de la lecture de La Sorcière n’est pas non plus fortuit, car c’est au Collège de France qu’elle découvre le livre, grâce à une leçon de Jacques Seebacher à laquelle elle assista. L’ensemble des fils de l’auteur se rassemblent alors, celui de la trajectoire personnelle et celui de la trajectoire estudiantine. Le Collège de France, de Jacques Seebacher à Antoine Compagnon en passant par Roland Barthes, a offert à Yanick Lahens un lieu, jadis comme étudiante et aujourd’hui comme professeure. Autrement dit, la jeune femme « atopique », selon l’adjectif de Platon pour dire que Socrate est insituable, a trouvé un lieu dans lequel elle peut coïncider avec elle‑même et avec Haïti. En ce sens, la leçon réconcilie le concret et l’abstrait, le pays et la pensée, conformément au concept de paratopie selon Dominique Maingueneau2.

12Ainsi, à la situation complexe de Yanick Lahens s’ajoute la situation complexe d’Haïti. Venue d’ailleurs, l’écrivaine, d’abord héritière d’un savoir illégitime, reçoit une formation légitime qui lui permet de se rendre telle et de rendre, à travers elle, la littérature d’Haïti légitime. Sa leçon rappelle et réalise un exercice de légitimation :

Souffrez que l’écrivaine que je suis devenue vous invite à entendre la voix de cette différence, la voix d’une autre pratique. Faire advenir les mondes francophones exige de passer par de nouvelles narrations qui rendront plus audibles les savoirs, les cultures, les altérités qui les constituent. (p. 12)

13La chaire Mondes Francophones du Collège de France devient alors, pour Yanick Lahens, le moyen d’instituer3 les lettres francophones d’Haïti :

Je voudrais vous remercier de m’accueillir parmi vous au sein de cette prestigieuse institution et vous dire tout l’honneur qui m’échoit d’inaugurer cette chaire Mondes francophones. Devoir porter ma parole devant cette illustre assemblée est un privilège et une responsabilité. Une responsabilité si grande qu’il ne saurait y avoir d’assurance suffisante capable de faire taire la peur face à l’immensité de ce que l’on ne sait pas et le questionnement sur le mérite d’un tel privilège. Et pourtant, comment ne pas avouer aussi que s’apprêter à parler oblige à rendre conscient de la mise en scène qu’impose l’usage de la parole. Il n’y a donc dans cet exercice ni sécurité ni innocence. Dans cet entre‑deux, je voudrais ce soir que ma parole soit audible, pertinente et, je le souhaite, utile. (p. 18‑19)


*

14En conclusion, nous avons proposé de lire la leçon inaugurale de Yanick Lahens au Collège de France comme une manière d’instituer les lettres francophones d’Haïti en retraçant son itinéraire intellectuel, de l’illégitimité à la légitimité. Livrant à l’auditeur, puis au lecteur, un regard sur l’intériorité qui l’a constituée, ainsi que l’histoire du pays dont elle est l’héritière, on comprend progressivement comment l’auteure cherche sa place et ce faisant, la place de la littérature de son île. En ce sens, ce qu’elle appelle ici « littérature haïtienne », superpose écrire et habiter et se comprend par rapport à un rêve qui est aussi une urgence, c’est‑à‑dire quelque chose qui exerce une pression pour advenir. En livrant une leçon à la fois sur elle‑même et sur la littérature dont elle vient, notamment francophone, elle se livre aussi à un exercice réflexif qui permet de s’interroger sur les tenants et les aboutissants d’une leçon au Collège de France, entre rupture et continuité, c’est‑à‑dire en faisant entendre une voix nouvelle qui porte néanmoins en elle les fantômes d’autres voix entendues, et disparues.