L’ombre d’Igitur ou le néant des lettres
Éditer la correspondance de Mallarmé
1Dans La NRF de novembre 1926, la fille de Stéphane Mallarmé met en garde son lecteur. Elle rappelle la réserve émise par son père quant à la publication de ses lettres après sa mort. Le poète lui avait dit en souriant : « Si tu laissais faire cela, mon enfant, je sortirais de ma tombe, car lorsque je ne suis plus même capable de fumer une cigarette, j’écris une lettre1 ». Comme le précise Geneviève Mallarmé, cette défense du poète ne relève pas d’une quelconque réserve due à l’indiscrétion ou à la protection du secret des correspondances. Elle souligne avant tout le souci de perfection avec lequel le poète voulait laisser derrière lui ses écrits. Il aura fallu près d’un quart de siècle pour voir cette exigence s’estomper et enfin sombrer dans l’oubli. Pourtant, la progressive publication des lettres de Mallarmé n’aura pas pour autant dissipé l’inquiétante possibilité d’un spectre qui viendrait hanter sa descendance et ses héritiers spirituels, soucieux de ne pas voir sa volonté respectée. Il ne fait aucun doute que cette idée a dû en faire frémir plus d’un au moment de la publication des lettres du poète.
2C’est Henri Mondor, le premier biographe de Mallarmé, qui rassemble en 1947 chez Pierre Cailler Documents iconographiques, un volume qui reproduit différentes lettres du poète. C’est évidemment l’aspect documentaire de l’autographe qui prime dans un tel volume, laissant deviner le génie du poète à partir d’une lecture graphologique, selon un paradigme de l’époque. L’année suivante, c’est la revue Les Lettres qui propose des poèmes et des lettres du poète, avant que ne paraissent en 1949 la correspondance du poète avec le romancier Henry Roujon et celle avec l’écrivain belge Georges Rodenbach. En septembre 1952, la revue bruxelloise Empreinte consacre un numéro aux lettres et autographes de Mallarmé, tirés de la collection du Dr. Dujardin. Celui-ci ouvre le volume avec un plaidoyer pour les collectionneurs d’autographes qui met ainsi en garde le lecteur : « Ce livre n’est pas une œuvre littéraire ». D’emblée, une telle formule tranche. Elle pose une séparation brutale, abyssale, entre l’œuvre et la correspondance, entre le poème et la lettre. Elle répète la ségrégation qui fut si chère à Mallarmé, sans pour autant respecter sa volonté.
3Le travail biographique de Mondor était rendu possible par ce qu’il nommait « l’examen des reliques2 ». De fait, il possédait une importante collection des lettres de Mallarmé, dont il se servit pour établir la première biographie du poète. Telle était la méthodologie prônée par Émilie Noulet dans sa thèse de doctorat publiée en 19403. Elle puisa dans l’importante collection des lettres afin de dresser un portrait réel de l’auteur, qui puisse être substitué à l’image littéraire que celui-ci a élaboré comme un mythe au cours des ans. Ici, les réserves du poète devant la publication sont dépassées pour laisser la correspondance agir comme un anti-mythe qui déconstruit le littéraire en tant que tel. De son côté, en 1949, dans « Le mythe de Mallarmé », Maurice Blanchot rappelle combien les œuvres complètes de la Pléiade, publiées par Mondor, demeurent incomplètes tant que n’y est pas jointe la correspondance « dont il a la clé4 ». Blanchot fait ainsi prévaloir un geste opposé, qui consiste à voir dans les lettres du poète une écriture relevant pleinement de l’espace littéraire et qui, à ce titre, revendique sa place au cœur de l’œuvre même. Le geste épistolier est ici invoqué comme la parenthèse nécessaire de l’écriture poétique. Loin de la cacher, la lettre devient la face cachée de la parole essentielle, et la correspondance met en lumière la portée philosophique et esthétique de l’écriture chez Mallarmé.
4Au-delà du partage des deux langages, d’autres arguments viennent renforcer les réserves du poète devant la publication de ses lettres, notamment l’abondance d’une correspondance qui par son ampleur viendra porter ombrage à l’œuvre poétique. Tel est le souci qui retient l’attention de Mondor au moment où celui-ci commence en 1959, avec Jean-Pierre Richard, la publication de la Correspondance de Mallarmé. Celle-ci devait croître jusqu’en 1985 où, sous l’impulsion de Lloyd James Austen, elle finit par compter onze volumes à la place des trois initialement prévus. Cette édition a connu une croissance organique, qui a pris une amplitude inattendue dès que L. J. Austen a commencé à se pencher sur la correspondance anglaise du poète, justifiant des amendements et des extensions du plan de publication initialement prévu. En 1994, L. J. Austen a demandé à Bertrand Marchal de poursuivre ce travail éditorial, débouchant l’année suivante sur un nouveau volume préfacé par Yves Bonnefoy et reprenant l’ensemble de la correspondance avant l’arrivée de Mallarmé à Paris (de 1862 à 1871), ainsi qu’une sélection de nombreuses lettres sur la poésie.
5Commencé il y a près de vingt-cinq ans, l’ensemble proposait déjà différentes lettres inédites. Aujourd’hui, le travail éditorial de B. Marchal autour des lettres de Mallarmé vient se parachever en nous offrant une somme qui nous mène de la jeunesse du poète, qui dès l’âge de douze ans écrivait ses premières lettres à ses grands-parents et à sa sœur, jusqu’en 1898, année de sa mort. L’ensemble, publié dans la collection Blanche de Gallimard, constitue un imposant volume de près de deux mille pages qui forme une nouvelle édition de la Correspondance de Mallarmé. Complétant les onze volumes précédents de 629 lettres entièrement nouvelles, cette édition procède à une relecture complète et à un reclassement sur base de la validation du texte et de la datation des lettres. De même, cette édition corrige un nombre significatif de coquilles dans l’édition Mondor, rétablit le texte vérifié sur les manuscrits originaux, tout en allégeant significativement l’appareil critique afin de clarifier le contexte des lettres.
Ceci n’est pas une lettre
6Au regard de cette nouvelle édition de la Correspondance de Mallarmé, on est en droit de se demander ce qu’apporte un tel livre à l’expérience littéraire, surtout lorsque nous connaissons les réserves du poète face à la publication de ses lettres. Ne nous trouvons nous pas devant une limite propre à la littérature ? Une limite qui doit se concevoir comme une déchirure intérieure de la parole, une césure au-delà de laquelle le poète ne pourrait plus reconnaître l’écart qu’il a établi entre deux langages. Pourtant, de nombreuses lettres avaient été incorporées dans le premier volume des Œuvres complètes de Mallarmé dans la Pléiade, volume consacré aux écrits poétiques, soulignant déjà combien la correspondance du poète est inhérente à la lecture de sa poésie, comment elle s’y noue souterrainement. Ainsi, malgré l’interdiction de publication de ses lettres, il y a au cœur de la poésie de Mallarmé une face nocturne de la parole, tendant au silence afin de mettre au secret cette part intime de la littérature qui relève du langage poétique, et faisant appel à une écriture quotidienne pour révéler quelque chose d’essentiel, au détour d’une lettre à un ami. Mais il est d’autres raisons pour concevoir une telle publication de la Correspondance de Mallarmé. B. Marchal en résume quatre, considérant l’importance de ces lettres pour la sociologie littéraire, pour leur importance biographique (comme l’attestaient déjà les travaux de Mondor et de Noulet), pour la clarification de l’esthétique et de la poétique de Mallarmé, et enfin pour une approche génétique de son écriture, la correspondance dévoilant les « coulisses » de la création poétique.
7Pour mieux comprendre l’écart entre le langage essentiel de la poésie et le langage brut de la communication quotidienne, et donc la réserve exprimée par Mallarmé face à la publication de ses lettres, il faut revenir vers ce moment de l’histoire que traverse l’auteur, ou plutôt qui traverse son œuvre. Celle-ci se cristallise autour de ce que Mallarmé a appelé la crise du vers. Elle se forme à un moment où la littérature change progressivement de statut, où elle gagne une autonomie rarement reconnue jusqu’alors par rapport à la poésie, car la grande tradition poétique telle qu’elle est incarnée par Hugo se trouve en exil. Cet exil n’est pas uniquement géographique. Il s’incarne par exemple dans les séances spirites de Jersey, lorsque le poète tente d’invoquer la parole de ses aïeuls au travers du Livre des Tables. Ainsi, il parle avec Homère, ce « membre de l’avenue des immobiles géants de l’esprit humain », avec Eschyle, Dante ou encore Shakespeare. La parole du poète exilé est donc tournée vers le passé. Elle invoque la figure fantomale des grands prédécesseurs. Elle invite leur parole à venir prendre place à la table. Un tel geste est significatif. Sous le Second Empire, qui voit l’essor du capitalisme et l’apparition de nouvelles valeurs économiques pour lesquels l’activité humaine se place sous le signe de l’utilitarisme et de la valeur marchande, la poésie se trouve mise au ban de la société. Profondément inutile, elle est en train de perdre le terrain alors que se développe une conscience aiguë de cet exil de la poésie.
8La parole poétique devient également une valeur de résistance contre cette réalité du monde utilitaire, trouvant sa justification dans sa propre idéalité de l’art pour l’art. L’idéalisme baudelairien deviendra le catalyseur d’une résistance poétique qui oppose le rêve à la réalité. À cette époque où le capitalisme s’unit si singulièrement à l’utilitarisme, le poète est encore cette figure de médiation entre les hommes et le divin. Il tisse le lien entre Terre et Ciel, comme le rappelle Heidegger à propos de Hölderlin. La parole poétique est ouverture ou écoute du divin. Ainsi, en 1880, Mallarmé mêle les registres de la parole poétique et de la prose en rédigeant pour étudiants et écoliers un manuel sur Les Dieux antiques. Geste ambigu qui relève de la religion de Mallarmé, c’est-à-dire la religion du Poète, qui à travers son travail sur les mots, peut calculer l’effet qu’il entend produire sur les hommes. La crise du vers est conscience de l’exil de la poésie, un exil hors d’une réalité où elle constitue la seule tâche spirituelle. Et même si le geste demeure pédagogique, le fait d’énoncer les noms des antiques divinités et d’écrire la variation latine de leurs noms est une manière de marquer le lieu « cryptique » de cet exil, de mesurer la distance qui creuse le vers. Jamais cette distance ne semble plus abolie qu’ici, lorsque la parole pédagogique reprend les noms des dieux comme la chose qui se donne et s’efface dans l’échange de la parole essentielle de la poésie dissoute dans l’idée.
9Assurément, si les lettres ne peuvent prétendre à ce statut de parole essentielle, elles témoignent de l’effet de l’exil en se situant entre « l’existentiel et l’ontologique », pour reprendre la formule de Bonnefoy5. La parole du poète découvre le Néant derrière les mots, dissout la chose dont elle parle en nommant son absence. Les lettres, elles, participent à un régime similaire, au détour d’une autre forme de négation. Ce n’est plus le Néant qu’invoque l’opacité des mots ou la fiction du poète qui sont ici en jeu, mais une négation même du fait d’être une lettre, selon un paradoxe qui pourrait s’énoncer comme suit : « Ceci n’est pas une lettre ». Telle est la manière dont B. Marchal place la correspondance de Mallarmé sous le signe de Magritte, soulignant qu’il existe, parmi ce vaste corpus, les éléments d’un certain art de ne pas écrire de lettres.
L’art de ne pas écrire de lettres
10Existe-t-il un art d’écrire une lettre quand bien même on n’est plus capable de fumer une cigarette ? C’est de toute évidence l’abondance de l’épistolier qui inquiète Mallarmé, et avec raison. Cette imposante correspondance ainsi que la multiplication des correspondants risquent de porter ombrage aux minces recueils poétiques.
11Mais le stratagème peut être déjoué. C’est ce que nous montre B. Marchal en nous rappelant qu’il serait possible de lire l’ensemble de cette correspondance en y rassemblant « de lettres en lettres, les éléments d’un discours sur la correspondance, qui est surtout un discours contre la correspondance » (p. I). L’activité de l’épistolier est chronophage. Elle l’éloigne de l’absolu poétique. Ainsi, écrire des lettres pour le poète est bien pire qu’une perte de temps. C’est aussi une perte d’inspiration qu’il subit dans sa chair. Les métaphores qui décrivent les lettres sont révélatrices : plaies, vermines, linge que l’on arrache sur la peau d’un lépreux. Ces images déclinent autant de variations sur les hantises et la douleur physique de l’épistolier. Bien qu’elles travaillent sur l’épiderme, c’est le corps du poète qui souffre ici, sa chair étant lestée, trainée vers le bas, dégradée, perdue, corrompue. La douleur cède le pas à l’horreur lorsque le poète dit son dégoût d’écrire des lettres à son ami Henri Cazalis. Ce dégoût ne pouvait prendre que la forme d’une lettre, tandis que cette horreur est celle de sa plume qui, après avoir écrit une lettre, l’empêche de reprendre celle-ci pour ses compositions littéraires et cela durant plusieurs jours.
12Ainsi l’abondance de la correspondance se traduit directement en une pure perte qui nuit à l’œuvre poétique, surtout à partir du moment où le poète connaît un succès croissant et se trouve condamné « aux travaux forcés des remerciements » (p. II). N’y-a-t-il pas quelque chose de forcé dans une telle posture, ou dans le fait d’écrire des lettres pour se plaindre d’écrire des lettres ? C’est ainsi que l’éditeur rassemble dans son avant-propos un florilège d’extraits qui disent qu’au-delà du dégoût de l’épistolier, se développe une dénégation de la lettre. Mallarmé emprunte une logique que Magritte rendra célèbre lorsqu’il écrit-il à Henri Cazalis le 7 octobre 1867 : « Je suis exténué de lettres : ceci n’est est donc pas une ». Ceci n’est pas une lettre. Lorsqu’il écrit à Huysmans, c’est le support de l’écriture qui est utilisé pour ne pas ressembler à une lettre : « Mon cher ami, je vous écris sur ce pan de chemise, pour écarter toute ressemblance avec la nauséabonde lettre » (p. 793). D’autres formes relèvent d’un renoncement mystique devant l’absolu de l’œuvre, forgeant au cœur de ce processus de renoncement un principe d’identité lorsqu’il signe une lettre à Charles-Louis Philippe : « Celui qui n’écrit pas de lettres ». Cette rhétorique de l’absence ou du retrait souligne non seulement un changement du régime épistolier entre les lettres fleuves de sa jeunesse et le carton de politesse de la maturité, mais également une forme avancée de la dénégation du livre. Celle-ci entamait déjà le recueil des poésies que Mallarmé évoque pour Verlaine, cette « collection de chiffons d’étoffes séculaires ou précieuses » mais qui ne présentait aucune architecture, et donc ne pouvait se rapprocher de l’idée que le poète se faisait du livre comme Grand Œuvre (p. 572). Dès lors, que pouvait bien représenter la publication de lettres, sinon reconduire l’idée que celles-ci ne pourraient jamais constituer un livre ? Ainsi, nous sommes en présence du livre qui annonce le livre, qui le prépare, tout en délogeant sa possibilité même.
13La correspondance forme la face d’ombre de l’écriture poétique. Elle rapporte ce qui peut se dire, sans jamais pour autant donner forme au livre. La lettre recèle un moment nié ou occulté de la genèse de l’écriture poétique. Une écriture de la nécessité quotidienne, compromise par les besoins de la communication, mais qui forme une disruption ou une déchirure au sein de l’écriture poétique, un temps mort dans lequel le poète résume sa pensée et ses idées, un temps négatif durant lequel il prive son écriture de l’inspiration. En ouvrant son avant-propos par un tel florilège, B. Marchal donne à lire autant de fragments d’un discours qui ressemble à une sorte d’éloge de l’anti-correspondance, tout en nous prévenant qu’il ne faut pas se laisser prendre au piège de cette rhétorique épistolaire. Le geste est étonnant mais salutaire, pour tenter de replacer le rôle de cette correspondance au sein de l’écriture de Mallarmé. Tout en revenant à la position du poète qui recommande à sa fille de ne jamais publier ses lettres, nous sommes face à un livre qui s’ouvre sur sa propre négation, un livre qui n’aurait jamais dû être, et qui pourtant est là, prenant place à côté des deux volumes de la Pléiade pour en parachever l’aventure éditoriale. Répétition du geste posé jadis par Mondor, mais avec une fin bien plus heureuse puisqu’il s’accomplit dans une édition lisible et accessible, sans se perdre dans un labyrinthe de volumes inachevables et incomplets – même si cette correspondance restera toujours ouverte sur des lettres qui n’ont pas encore été retrouvées, comme celles du poète à sa grand-mère.
14Face à ce livre qui n’aurait jamais dû être, et qui porte l’ombre d’Igitur comme trace de la mort spirituelle du poète, une mort qui ouvre l’être à l’expérience négative tandis que cette négativité se résorbe en une « absolution6 », ce volume s’impose en lui-même, sans se réduire à une réserve inépuisable de citations, à une source première du biographe, encore moins à une base de graphe pour une sociologie de la littérature. Le pari de faire tenir cette abondante correspondance de 3 339 lettres en un volume de moins de deux mille pages doit être salué comme une réussite qui invite à lire la correspondance pour elle-même, afin de découvrir que Mallarmé fut un grand épistolier. C’est alors que nous entrons dans ce que Barthes nommait le plaisir du texte, que le lecteur devient ce contre-héros qui découvre une jouissance en entrant dans une Babel heureuse, celle des langues enfin réunifiées dans la voix du poète qui dit « l’ineptie », les « tracas » et les « hontes de la réalité », comme il l’écrira à Verlaine.
15Cette correspondance restitue en effet le rythme de l’épistolier dans le flux de sa vie, comme une sorte de journal intime, tiraillé entre les tracas administratifs, les discussions avec ses proches ou ses amitiés littéraires autour de la genèse de son écriture poétique. Il faut donc lire ces lettres, les relire, à commencer par la lettre du 28 avril 1866 à Henri Cazalis, dans laquelle Mallarmé fait part des révélations poétiques découvertes durant la rédaction d’Hérodiade : « Malheureusement, en creusant le vers à ce point, j’ai rencontré deux abîmes, qui me désespèrent » (p. 161). Ou encore celle à Villiers de L’Isle-Adam, le 24 septembre 1867, où Mallarmé écrit comment il est arrivé à comprendre « la corrélation intime de la Poésie avec l’Univers » au moyen de l’horrible sensation que lui a révélé la « notion ineffaçable du Néant pur […]. Le miroir qui m’a réfléchi l’Être a été le plus souvent l’Horreur et vous devinez si j’expie cruellement ce diamant de Nuits innomées » (p. 198). Bien d’autres lettres encore, comme celle du 18 mai 1884 à Huysmans, dans laquelle il dit toute son admiration devant À rebours et une œuvre « qu’on criera d’imagination démente » (p. 520), ou celle qu’il adresse à Méry Laurent en lui parlant de la bravoure de Zola lors de l’affaire Dreyfus.
16Dans cette perspective, une place à part doit être réservée à la longue lettre biographique que Mallarmé envoie le 16 novembre 1885 à Verlaine, expliquant sa vocation poétique par sa généalogie familiale : « Je retrouve trace du goût de tenir une plume, pour autre chose qu’enregistrer des actes, chez plusieurs de mes ascendants ». Esquivant une carrière dans l’administration de l’Enregistrement, il apprend l’anglais pour le plaisir de lire Poe avant de l’enseigner sa vie durant. Après ce rappel biographique, le poète se lance dans la genèse de sa poétique, évoquant sa « patience d’alchimiste » pour alimenter le « Grand Œuvre » :
Quoi ? C’est difficile à dire : un livre, tout bonnement, en maints tomes, un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hazard, fussent-elles merveilleuses…
17Après avoir rappelé ce qu’il nomme « l’aveu de mon vice », c’est-à-dire l’écriture du Livre qui ne peut être qu’un et que poursuit toute personne qui écrit, le poète résume son projet par la formule suivante :
L’explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence : car le rythme même du livre alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode. (p. 572)
18Tout en étant le poète qui a conçu ce projet du Livre total, absolu, ce livre que poursuit la littérature tout entière, il est aussi celui qui devra vivre dans la conscience aiguë de son improbable réalisation, n’en donnant à lire que des fragments, des bribes. Telle est la conscience du poète, son déchirement qui explique sa dernière lettre, rédigée la veille de sa mort, adressée à son épouse et à sa fille, et dans laquelle il donne quelques ultimes recommandations pour ses papiers. Mallarmé écrit ainsi comment « le monceau demi séculaires de [s]es notes » deviendra pour elles un grand embarras. Ainsi, jusqu’au bout, la correspondance retient et inquiète Mallarmé devant le chantier de l’œuvre, lui qui donne une dernière instruction à sa femme et à sa fille : « Brûlez, par conséquent : il n’y a pas là d’héritage littéraire, mes pauvres enfants » (p. 1 791). Après avoir évoqué les noms de ses éditeurs et les titres de ses livres qui pourraient être publiés, il conclut sa lettre par ce mot, le dernier probablement qu’il ait jamais écrit : « Mystère ». Voilà donc l’invocation de la flamme et du feu auxquels en appelle le poète pour sacrifier ses papiers à partir desquels il ne sera plus possible de tirer une œuvre. Voici l’avenir le plus improbable du livre que Mallarmé n’aurait jamais voulu, celui qui l’aurait fait sortir de sa tombe, celui qui n’aurait jamais dû être, et qui pourtant s’impose aujourd’hui comme le miroir du poète.