L’honneur de la littérature
1Comment concevoir des « témoignages inconcevables » ? Le sous-titre choisi par François Rastier, à première vue énigmatique, s’éclaire par la portée polémique que tout l’ouvrage lui confère : en effet, selon le credo le plus répandu de l’analyse littéraire contemporaine, un témoignage ne saurait vraiment accéder au statut littéraire. Au mieux pourrait-il relever d’une « littérature conditionnelle ».
2On entrevoit aussitôt l’ampleur de la tâche que l’auteur s’assigne et pour quelles raisons il a pris pour titre de son ouvrage « Exterminations et littérature » et non « littérature de l’extermination ». Il s’agit bien de restituer le témoignage littéraire à l’authentique littérature et même de voir en lui tout particulièrement « l’honneur de la littérature » tandis qu’inversement ladite « littérature de l’extermination » est, quant à elle, généralement fort hostile tant à la vérité qu’à la véracité – primat de la fiction oblige.
3F. Rastier va donc montrer combien le témoignage littéraire, exemplifié tout particulièrement par Primo Levi dans les œuvres qu’il a consacrées à son expérience de déporté et de rescapé, doit être défendu comme une authentique œuvre d’art. Or, les fondements d’une telle défense ne portent pas moins que sur la nécessité préalable de montrer ce qu’est vraiment la littérature.
4On pourrait donc dire d’un mot, non sans provocation, que F. Rastier reprend la question de Sartre : Qu’est-ce que la littérature ? Car ce que Sartre a baptisé « l’engagement » de tout écrivain ne consiste aucunement en un souci de propagandiste ou de donneur de leçon politique mais tient à la conviction sartrienne que la littérature ne peut pas ne pas être mue par une exigence éthico-politique. Dès lors que celle-ci constitue une détermination essentielle de la condition humaine, il est inévitable que, délibérément ou non, cet ingrédient figure dans le choix existentiel de chacun ; mais ce qui est immédiateté chez chacun devient médiation critique chez le véritable écrivain.
5C’est bien à la responsabilité éthique de l’écrivain que s’attache centralement l’essai de F. Rastier. Il cerne d’un côté la spécificité littéraire du témoignage littéraire de l’extermination. Inversement, il s’attache à d’effarants contre-exemples en montrant que les contrefaçons et menteries des faux témoignages et des faussaires de l’histoire brillent par leur indifférence morale autant qu’artistique.
6Parce que Exterminations et littérature concerne centralement les œuvres des rescapés des pratiques génocidaires nazies, F. Rastier doit donc aussitôt affronter le négationnisme. Il s’agit moins des Rassinier et Faurisson que de ceux qui nient ou minimisent la « destruction des Juifs d’Europe » ou encore y applaudissent ; ce n’est ainsi pas tant les contemporains du nazisme et de Vichy que l’auteur prend en considération que la persistance inentamée du succès d’écrivains tels que Céline, y compris dans ses pamphlets les plus meurtriers. S’en délecter rend assez improbable l’admiration pour Primo Levi, Antelme et les autres. « On préfère Céline à Levi car Céline fait du style, Levi en a », écrit F. Rastier (p. 298).
7La question de la littérature devient ainsi clairement celle du lien que l’esthétique doit entretenir avec l’éthique. Horribile auditu ! ce n’est pas seulement que l’unanimité règne pour juger que la liberté artistique exige une absolue indifférence éthique mais, mieux encore, que la modernité surréaliste tout comme la postmodernité érigent par exemple le « Mal », le « Satanique » en valeurs supérieures – sans d’ailleurs jamais soupçonner semble-t-il que le Mal et Satan ont un violent parfum théologique.
8Le lecteur de la magistrale analyse des Bienveillantes à laquelle se livre F. Rastier conclura que les grands faussaires transgresseurs, dont Jonathan Littell est un exemplaire échantillon, en ne pratiquant avec une systématicité lassante que la supposée inversion transgressive des valeurs, attestent qu’ils en sont les esclaves infantiles.
9Comme on ne peut parler de faussaires qu’en sachant quelle vérité est plagiée et contrefaite, la question devient bien celle du témoignage littéraire de l’extermination en tant qu’il est littéraire. Une telle question, en dépit de sa technicité, possède des enjeux généraux majeurs dans lesquels l’auteur nous « embarque » progressivement, nous invitant à apercevoir avec lui deux ordres de difficultés. La question de savoir ce qui est littéraire entrecroise en effet celle de l’authenticité artistique avec celle de la vérité.
10Mais alors, par là-même, surgit la question de l’histoire. La destruction des Juifs d’Europe, les massacres des Tziganes, des Slaves, des handicapés et supposés tels, etc., relèvent d’une configuration historico-politique récente dont les ondes de choc n’ont pas cessé depuis la chute du nazisme, de sorte que se pose désormais à F. Rastier la question des rapports entre « Histoire et récit », entre réalité et mythe.
11Deux façons de présenter l’extrême richesse du livre de F. Rastier donneront successivement un aperçu de la gravité du propos.
Si l’on prend comme point de départ les exterminations, ce n’est pas tant le négationnisme politique qui importera ici mais, dans la « littérature de l’extermination » le négationnisme souterrain qui consiste à minimiser, banaliser et tout aplatir en brouillant, comme le fait par exemple Jonathan Littell, toute hiérarchie d’importance. Ainsi J. Littell peut-il mettre sur le même plan les massacres et les difficultés intestinales du narrateur ; il s’ensuit une extraordinaire déréalisation de l’histoire, simple décor pour les topoï d’une sous-littérature sadique relevée d’œillades culturelles. (p. 306‑307)
12Refuser ce négationnisme littéraire consiste à lire sérieusement les travaux des historiens. Or, tout un courant moderniste majoritaire se plaît à affirmer la supériorité de la littérature sur l’histoire dans sa capacité à « dire la vie » comme le prétendait déjà Hannah Arendt ; mieux encore, F. Rastier dresse un tableau édifiant des éloges dont « l’histoire contrefactuelle », par exemple, fait l’objet, au détriment de la critique historienne.
13Or, les études littéraires font grand cas d’une référence bien connue à la Poétique d’Aristote selon laquelle histoire et poésie s’opposent en ce que l’histoire traite des « choses singulières » tandis que la poésie s’attache au général – en quoi elle se rapproche de la philosophie. La supériorité de la poésie ainsi sanctifiée par Aristote (sans qu’on se demande ce que ce philosophe entend par « histoire ») permet de faire tomber la littérature hors réalité parce qu’on divise l’univers de l’écrit en deux planètes séparées : celle de la fiction, et celle de la non-fiction. Ainsi advient-il que si des individus qui ont présenté leur écrit pour un témoignage de leur déportation sont démasqués comme faux témoins, le chœur des vierges postmodernes s’écrira assurément que la fiction et l’inventivité de l’imagination sont plus vraies que la réalité vraie. Tout est faux – mais tellement bien écrit !
14C’est ainsi que F. Rastier, sans le nommer, reprend le flambeau platonicien. Vérité et éthique redeviennent garante l’une de l’autre. Quand il s’agit du témoignage, il est particulièrement clair qu’un témoin qui ment n’est pas un témoin. La véracité, comme vérité visée par celui qui parle est requise impérativement ; elle n’exclut pas l’erreur de bonne foi. Mais le devoir du témoin est de chercher la vérité des faits et situations réellement advenus, ce qui suppose pour lui de suspecter ses premiers mouvements, ses premières certitudes : croire n’est pas savoir.
15La distance critique à l’égard des opinions et certitudes immédiates incite à multiplier les sources, à les recouper et à les examiner de façon critique : tout cela est effectué par le témoignage littéraire. Ce qui conduit à proposer une deuxième façon d’aborder la gravité des enjeux qu’affronte l’ouvrage de F. Rastier.
16Avec grande pertinence, l’auteur insiste sur le double devoir du témoin de l’extermination, qui en est de toute nécessité un rescapé. Ce double devoir en suppose un troisième que F. Rastier effleure avec délicatesse : le survivant qui se fait l’écrivain de ce qui lui est arrivé à lui, ainsi qu’à ses compagnons détenus, doit surmonter la culpabilité d’être encore en vie autant que l’angoisse tenace des persécutions auxquelles il a survécu. L’angoisse, la douleur, la culpabilité ne s’arrêtent pas, quand il s’agit du nazisme, en 1945 – ainsi que tous les suicidés de l’après coup l’attestent.
17Le témoin écrivain assume ainsi à beaucoup d’égards le même devoir que celui d’un témoin au tribunal qui aura juré de dire « toute la vérité, rien que la vérité ». Sous cet angle, il lui faut s’efforcer d’être précis, ordonné, synthétique et objectif car on doit pouvoir vérifier ses dires en refusant « l’héroïsation et le pathos ». Et F. Rastier évoque Perec1 « remarquant qu’il n’y a pas dans L’Espèce humaine d’Antelme une seule “vision d’épouvante” et voit lucidement sa force dans “son refus du gigantesque et de l’apocalyptique” » (p. 381).
18L’originalité toutefois du témoignage littéraire par rapport à la déposition en justice tient bien à son caractère littéraire que F. Rastier s’attache à mettre en évidence en insistant sur le rôle de l’ellipse, sur celui de la stylisation, sur le « style maigre » caractérisé comme « esthétique classique » conjuguée à un « réalisme empirique » – « une volonté de mettre en relief l’essentiel contre le “tout dire”, le déballage et la surenchère » (p. 310).
19Hannah Arendt, dans Eichmann à Jérusalem, dont l’immense succès de l’Essai sur la banalité du mal qui est inclus dans cet ouvrage ne s’est jamais démenti, reproche aux témoins de ne pas du tout maîtriser l’art du récit car ils éclatent en sanglots, pour certains jusqu’à l’évanouissement, ils s’embrouillent et bredouillent et n’en finissent pas ; la philosophe confond visiblement la déposition avec l’art littéraire.
20D’autre part, c’est à une oraison funèbre que le témoin littéraire s’adonne. Quel tribunal absent préside à son témoignage ? À plusieurs reprises F. Rastier cite Primo Levi disant : « les Juges, c’est vous ». Tout lecteur – et donc en droit l’humanité entière.
21C’est à tous les morts sans sépulture que Primo Levi, Chalamov, Margolin et tant d’autres destinent leur hommage et c’est ce qui différencie radicalement le témoignage littéraire du témoignage judiciaire. Il est la « sépulture des morts sans sépulture » comme l’écrit de façon tellement sentie F. Rastier (p. 312). Il faut lire de près les pages que l’auteur consacre à ce qu’il nomme les « missions du témoignage littéraire », missions d’éducation, de déposition, de commémoration et de conjuration dont il montre que « l’équilibre complexe » est « toujours menacé » (p. 319) ; mais à cette « fragilité interne » en somme, il faut ajouter celle qui vient de l’extérieur, par les falsifications que sont à la fois le faux témoignage et le roman historique.
22Là où le témoignage judiciaire jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, l’éloge funèbre rend justice aux assassinés et il est par là-même médiation entre les morts et les vivants qui à eux tous sont l’humanité une. Cette unicité de l’humanité gît au cœur du témoignage littéraire et c’est bien là l’enjeu du chapitre final consacré à la défense du cosmopolitisme en littérature – honneur de celle-ci.
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23On peut conclure que le témoignage tel qu’analysé de façon exemplaire par F. Rastier, essentiellement dans l’œuvre de Primo Levi, ouvre la voie à la vraie littérature en ce qu’il laisse loin derrière soi tous les faussaires. Il est difficile de ne pas sentir à quel point les légèretés irresponsables de la postmodernité entrent en consonance avec de vastes pans de la production pré-nazie et nazie qui voguait dans un flot de fabulations irrationalistes fortement marquées au sceau d’un « je-m’en-foutisme » moral souvent violemment transgressif.
24Le paragraphe consacré à l’honneur de la littérature vaut en quelque sorte pour un appel au sauvetage de notre humanité à tous.
25Revenons enfin d’un mot, pour mémoire, à Platon : c’est bien la conviction que le Beau et le Vrai sont inséparables qui conduit dans La République à chasser les poètes de l’allégorique Cité Juste. Or quand il s’agit d’éducation, chasser les poètes c’est leur refuser tout rôle éducateur, précisément parce qu’ils ne se soucient pas de la vérité de ce qu’ils chantent mais uniquement de plaire et donc flatter en nous tout ce qui nous permet d’éprouver du plaisir2. Platon aurait donc, à coup sûr, refusé que Blanchot, Bataille, Derrida et les autres règnent dans l’enseignement. Les belles âmes, on le sait, crient au totalitarisme de Platon ; de même ne manqueront-elles pas de crier à la dictature moralisatrice de F. Rastier, lui qui va jusqu’à oser fustiger un prix Goncourt, meilleure vente du temps pour honorer les Levi, Chalamov, Margolin, Yitskhok Katzenelson et les autres.
26Revenons aussi d’un mot à Sartre, non sans taquiner F. Rastier qui a tellement peu de sympathie pour sa philosophie qu’il la classe dans les « philosophies de la vie » :
Il est à souhaiter que la littérature entière devienne morale et problématique, morale non pas moralisatrice : qu’elle montre simplement que l’homme est aussi valeur et que les questions qu’il se pose sont toujours morales3.
27L’opprobre jeté sur le faux témoin et la fausse histoire relève bien d’une indignation morale qui ne cesse d’animer le rigoureux travail de F. Rastier. Les quelques lignes suivantes peuvent jouer le rôle de fil d’Ariane pour aborder sa grande richesse :
Le faux témoignage discrédite la figure du survivant, le roman historique et ses personnages douteux la légitimité du témoin… Les Bienveillantes ont connu un succès presque unanime en forgeant le témoignage d’un bourreau d’opérette : cet ouvrage marque ainsi la fin du témoignage de l’extermination en tant que genre reconnu.
Peu d’œuvres, quelques milliers tout au plus, relèvent du genre du témoignage de l’extermination. Les écrivains survivants ont été peu nombreux ; un petit nombre aura su articuler les missions complémentaires mais contradictoires du témoignage, concilier l’économie de moyens, la sobriété de la déposition, la clarté de l’admonition, l’émotion du deuil et l’angoisse de la hantise. (p. 319)
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