Images du temps et pensée de l’histoire
1Tout comme nous le rappelait Norbert Elias dans Du temps, ce numéro de la série d’Écritures XIX nous invite à penser la temporalité comme une donnée de l’imaginaire. Plus encore, il s’agit de la présenter comme un matériau singulier qui a été apte à fournir réflexion et travail à ceux qui se sont intéressés à la dimension historique de leur époque, tels que Michelet et Tocqueville, mais aussi à des écrivains comme Zola et Chateaubriand. Ce collectif contribue à la réactualisation d’un vaste corpus qui touche à la question du temps, et ce, que les auteurs aient participé à cette problématique par un examen philosophique ou historique, esthétique ou thématique.
2En guise d’ouverture, c’est Christian Chelebourg qui propose une étonnante synthèse du traitement romantique de la temporalité, avec l’ambition «de repérer les principales images du temps […] et d’étudier comment elles s’articulent à la représentation de la vie et de l’histoire» (p.3). En commençant son court article avec l’étude de la naissance de l’âme romantique, à savoir avec l’abandon de la Chronologica sacra, Chelebourg voit dans le penseur pourvu de cette âme un homme devant une temporalité libérée. C’est maintenant le mythe et la tradition qui participent d’un même souffle à fournir de l’aide à celui qui désire remonter le fil de l’histoire. Or, cette nouvelle approche du temps a tôt fait d’ouvrir à la fois sur une volonté de retrouver l’originel et une angoisse devant l’infini, de même que les différentes figures qui le peuplent. Chelebourg s’intéresse à la manifestation de cette volonté et de cette angoisse chez des écrivains comme Chateaubriand, Hugo, Musset et Gautier, pour constater en conclusion que le Romantisme est caractérisé par une tension se développant entre la modernité et l’éternité; une tension témoignant de la difficulté de cerner la temporalité suite à la Révolution. Dans ces conditions, le travail de l’historien et de l’écrivain ne peuvent que se conjuguer, instaurant une «réorganisation poétique» (p.28) du temps, comme on la retrouve notamment chez Michelet.
3Le deuxième article d’Écritures XIX porte précisément sur ce dernier historien, que Laure Katsaros présente comme quelqu’un qui a su réduire l’écart entre présent et passé, en faisant en sorte que «l’histoire et le temps se rejoignent» (p.35), à savoir ce qu’elle considère comme étant l’une des ambitions de l’Histoire de la Révolution française, à côté de celle d’instruire le peuple sur ses origines. Michelet affirme que les Français ont été intègres à ce qu’ils sont au moment de cette période décisive et vise en définitive à expliquer le déroulement de la Révolution en cernant ses causes et leurs effets, dotant ainsi cette période d’une véritable chronologie. L’écriture de Michelet, que Barthes qualifiait d’erratique, rend compte de la jonction entre l’historien et l’histoire, confère à l’écrit historique une qualité littéraire qui donne à la Révolution l’impression qu’elle se vit au présent et qu’elle appelle des événements futurs; événements qui ne seront pas ceux d’un Robespierre, mais d’un avatar de Napoléon. Katsaros termine son article en jugeant que Michelet a trop bien réussi son objectif, c’est-à-dire que le passé s’est substitué au présent, rapportant de ce fait l’interrogation sur le véritable pouvoir de l’historien. Cette conclusion ne peut être que remise en doute, tout comme l’ensemble des éléments qui sont jugés être les causes de la Révolution, du moins si l’on suit Tocqueville, comme en rend compte Hervé Guineret dans le troisième article d’Écritures XIX.
4Tocqueville, qui invitait à reconsidérer le caractère de ce qui était jugé comme causes déterminant l’histoire pour penser la liberté et qui estimait nécessaire de dépasser la rhétorique de l’historien pour atteindre la complexité du phénomène historique, est le sujet du troisième article du numéro 2 d’Écritures XIX. Dans celui-ci, Hervé Guineret vise toutefois «à préciser les fondements de cette critique afin de montrer qu’elle permet néanmoins de construire une compréhension des actions des hommes, compatibles avec la liberté de leurs volontés» (p.51). Les erreurs d’assimilations hâtives et ou synthétiques, en plus de ce refus de reconnaître l’existence du hasard et des concours de circonstances, sont condamnés par Tocqueville, faisant de ce dernier un opposant aux grands systèmes totalisants qui se traduit dans une écriture qui privilégie l’énumération, la multiplication des exemples, ainsi que la juxtaposition. Ces éléments semblent plutôt prouver le contraire de la thèse de Guineret, mais ils servent en dernière analyse à positionner Tocqueville en regard à ceux-ci et permettent du même coup d’initialiser un autre mode de compréhension de l’histoire chez cet auteur. Pour le définir, Guineret présente ce mode de compréhension comme une figure qui est une «hypothèse heuristique : sa valeur dépend strictement de l’intelligibilité qu’elle me fournit» (p.55). En fait, il s’agit d’une figure de l’histoire, mais qui est celle de l’humanité, conférant de ce fait une dimension philosophique à la lecture historique de Tocqueville. En ce sens, il ne s’agit plus d’adopter une ligne d’appréhension, mais de tenter de saisir l’histoire dans sa multiplicité éparse et hétérogène, une histoire qui demeure toutefois traversée par une raison profonde, une finalité universelle. Or, celle-ci demeure impossible à définir, outre le fait qu’elle ne peut se réduire ni à l’excès de rationalisme, ni à son contraire, et qu’elle conteste les discours dogmatiques : «Le véritable discours historique n’est ni passéiste ni prévisionnel ; il pèse les éléments d’une situation complexe. Il est conscient qu’il lui manque le point de vue de la totalité» (p.61). D’un autre côté, cette approche laisse place à la volonté de l’individu et la liberté, car rien n’est joué d’avance lorsqu’il s’agit de l’histoire chez Tocqueville.
5En dépit de la qualité de l’article d’Éléonore Reverzy, la question du temps ou de l’Histoire est malheureusement occultée par celle du politique. D’emblée, elle remarque que l’Histoire dans les Rougon-Macquart est déplacée dans la vie privée d’une famille et, même si la temporalité garde son importance dans ce déplacement, il n’en demeure pas moins que l’intérêt de la critique est porté rapidement sur les jeux politiques d’Eugène. Il faut attendre que Reverzy traite plus spécifiquement de Zola lui-même pour qu’une réflexion sur le temps soit réellement mise de l’avant. Or, celle-ci demeure de surface, même si la répétition et les effets de reflets dans Rougon-Macquart fournissent à eux seuls suffisamment d’éléments analytiques en ce qui a trait à la question qui est au centre du numéro d’Écritures XIX. Mais là, encore une fois, c’est le politique qui s’impose, comme en témoigne la conclusion de l’article : «Et tropes (métaphore, synecdoque), composition (mise en abyme, insertion d’emblèmes), tonalités s’entendent à saturer le texte de reflets et de répétitions, pour mieux dire cette vacuité du politique, ce bégaiement du vide» (p.83).
6Isabelle Casta a comme ambition de cerner la temporalité du personnage de Daphné d’Alfred de Vigny en trois temps. C’est d’abord l’utopie qu’elle interroge à travers ce personnage, pour ensuite ouvrir sa réflexion sur «la pluridimensionnalité du chronotope vignyien, avant de conclure en recensant les sentinelles et les prédateurs qui s’affrontent autour du Trésor ambigu que constitue le sanctuaire de Daphné» (p.91). Le texte de Casta est efficace, du moins parvient-il à mettre en lumière l’uchronie chez de Vigny, qui transporte dans ce saut temporel la voix divine, mais signale du même coup que la traversée du temps et des civilisations entraînent des conséquences : la beauté de l’originel pâlit rapidement, laissant place à un désenchantement du monde. Ainsi, ce n’est pas chez Daphné que l’on peut espérer trouver un réconfort, mais chez Libanius qui nous apprend qu’il «est un temps transcendantal, un temps de l’Être qui rémunère l’Histoire tout en s’y inscrivant» (p.103).
7Le cinquième article présente un Jules Barbey d’Aurevilly à l’extérieur des gonds du temps, du moins à contre-courant du cours historique qui était le sien. Patrick Avrane, dans son article consacré à ce polémiste et romancier, soulève d’abord la plainte des nobles qui traverse l’œuvre d’Aurevilly et cette persistance à vouloir vêtir l’habit anachronique de l’aristocrate. Alors que les naturalistes suivent le temps qu’ils se proposent de traiter, l’auteur de Les Diaboliques s’oppose à ses contemporains et s’accroche à un passé qui n’est déjà plus depuis la Révolution. Malgré l’intelligence des propos d’Avrane, on peut toutefois être en désaccord avec lui lorsque, pour renforcer l’opposition entre un Zola et un d’Aurevilly, ce dernier est rapproché d’un Proust et dit anticipateur des théories de l’inconscient. D’un autre côté, les stratégies narratives du romancier soulevées par Avrane jettent un éclairage insoupçonné sur les rapports entre le temps et les mécanismes de l’âme humaine, tels que traités chez d’Aurevilly.
8Michel Brix cerne la transition de la conception de la littérature issue de la doctrine de l’Orator, qui mise moins sur la prise de parole d’un écrivain qui parle en son nom, qu’au nom d’une collectivité et qui se met au service de l’intérêt commun. Proust, figure emblématique du passage à l’expressivité d’un sujet individuel qui repose sur un projet d’anamnèse, reconnaissait qu’il devait beaucoup à des auteurs et des poètes comme Baudelaire, Chateaubriand et Nerval. Or, cette nouvelle perspective littéraire n’est pas uniquement redevable aux modernes ou encore à ceux qui se situaient au seuil de la modernité, puisqu’on trouve déjà chez saint Augustin, et plus tard chez les jansénistes du XVIIe siècle, l’idée de mémoire personnel. La force de l’article de Brix tient surtout au caractère nuancé de son argumentation, qui retrace chez des philosophes, des poètes et des romanciers «l’homme nouveau qui a introduit dans la littérature une source imprévue de sensibilité intime et domestique» (p.117) fondée sur un processus de remémoration. Ce qui ressort davantage de la réflexion de Brix, c’est ce qu’il juge être un paradoxe, à savoir l’écrivain moderne qui fait de l’homme de l’avenir celui qui lutte contre l’abolition d’un passé le constituant.
9Alors que Brix termine sur un pseudo-paradoxe, Serge Meitinger s’intéresse en profondeur à deux autres, qui ne sont pas sans lien avec le propos de l’article précédent, mais qui trouvent leur plus parfaite expression dans la déhiscence du présent chez les poètes modernes que sont Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé. Ce premier poète fait éclater cette déhiscence entre les différentes modalités du temps, tout en voulant préserver l’essentiel du présent pour le mettre en équilibre avec l’Éternel. Rimbaud, pour sa part, privilégie une rupture radicale au profit d’un futur, mais qui n’est pas sans reste avec le présent et le passé, même si leur valeur est déniée. Enfin, Mallarmé apparaît comme une figure critique du présent. Le premier paradoxe commun à ces poètes que défini Meitinger relève des poèmes en vers réguliers qui «résolvent fort bien le dilemme qu’ils ont posé : le présent établi par le poème métriquement structuré sauve une unité suffisante pour que la question ne pèse pas trop lourd sur l’esprit» (p.158). Le second paradoxe naît de la crise du vers et du passage à la prose. Plutôt que d’assouplir le vers et répondre aux exigences qu’ils se donnent relativement au problème du temps, les poètes passent à une autre modalité poétique qui «ne garantit plus, d’avance en quelque sorte, d’unité temporelle : cette dernière reste à conquérir et à faire» (p.158).
10Philippe Antoine se penche sur les représentations du Moyen-Âge chez Chateaubriand, en ciblant l’impact de celles-ci sur le style et son rôle dans la figuration de l’acte d’écriture. Il reconnaît qu’on ne peut prétendre à un simple passage d’une esthétique paratactique au récit homogène et finalement «aux mises en scène successives de la voix de l’écrivain» (p.172). D’un autre côté, tout un réseau de relations entre les divers niveaux de l’œuvre peut être relevé et ainsi témoigner de la façon que la thématique du Moyen-Âge se développe et prend racine dans l’écriture de Chateaubriand. Le point le plus important souligné par Antoine est probablement que le passé laisse des résidus dans le présent, à savoir des traces tangibles qu’il faut réutiliser dans l’écriture «en jouant – et en se jouant – de la référence» (p.173).
11Le numéro 2 d’Écritures XIX se clôt sur l’article de Chelebourg, portant sur le temps épique dans son rapport avec l’écriture dans Les légendes des siècles de Hugo. À la hauteur de son texte qui ouvre la revue, le critique déplace son questionnement pour remarquer en définitive que l’écriture épique hugolienne «s’enracine dans une conception imaginaire du temps qui vise à subsumer la cyclicité du temps humain et historique sous la linéarité progressiste d’une temporalité divine imaginée sur le modèle de la montée du jour» (p. 194). En somme, malgré de rares inégalités, ce numéro d’Écritures XIX parvient à une authentique réflexion entourant les images du temps et le traitement de l’histoire, et ce, en couvrant un large corpus d’auteurs issus autant de la tradition épistémologique de la philosophie et de l’histoire, qu’à celle de la poésie et du roman.