Approches cognitives de la fiction
1Par l’attention qu’il porte aux liens entre littérature et émotions, le nouvel essai de Jean-François Vernay, La séduction de la fiction, s’inscrit dans la continuité de son précédent titre, Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature1. La relation entre un livre de fiction et son lecteur y est présentée comme une rencontre où le lecteur se laisse séduire par l’objet littéraire, ou plutôt certains objets littéraires, à savoir les fictions. Le rôle que jouent les émotions dans cette séduction constitue le point nodal de l’ouvrage. Si le titre renvoie à la fiction dans son étendue la plus large, l’auteur restreint néanmoins sa réflexion à la seule « fiction romanesque ». On peut éventuellement le regretter, car nombre de ses remarques et constats pourraient s’appliquer aisément aux fictions cinématographiques, opératiques ou encore télévisuelles de type série TV.
2J.-F. Vernay part d’une définition assez complexe et peut-être discutable : « toute production linguistique ou orale identifiée comme fiction et proposée au public tel un produit fini qui possède un degré certain de fictionnalité, d’ambiguïté et d’esthétisme en étant dépourvu de fonction pragmatique. »2 Définition un peu tautologique, mais J.-F. Vernay n’est pas le premier à recourir à ce stratagème : Gérard Genette faisait de même dans Fiction et diction, en disant de la fiction qu’elle « n’est guère que du réel fictionnalisé »3. L’absence de fonction pragmatique de la fiction est éventuellement discutable aussi dans certains cas. Mais l’ambition définitoire n’est pas le propos de J.-F. Vernay : son essai s’inscrit dans la tentative de réhabilitation des émotions littéraires en plaidant pour une convergence entre études littéraires et études cognitives, et « une interdisciplinarité féconde qui ouvre de nouvelles perspectives et donne un nouveau souffle aux études littéraires »4.
3L’ouvrage vient ainsi compléter celui dirigé par Françoise Lavocat paru aux éditions Hermann en 2016, Interprétation littéraire et sciences cognitives, livre dont on pourra lire une recension dans Acta fabula, signée… J.-F. Vernay !5 Outre les travaux cognitivistes (pour la plupart anglo-saxons et somme toute assez peu traduits en français) sur lesquels Vernay s’appuie, l’ouvrage fait la part belle à des travaux contemporains comme ceux d’Yves Citton.
4Si les sciences cognitives et les neurosciences sont « à la mode », elles sont probablement assez mal connues, ou indirectement. L’ouvrage propose une sorte de synthèse sur les différents croisements qui existent dans le domaine, en évoquant les principaux apports des sciences cognitives dans le domaine de la lecture : travaux sur la théorie de l’esprit, l’empathie situationnelle, etc. Il rappelle en outre que la fiction développe les capacités à l’empathie des lecteurs, que la lecture transforme les cerveaux (chap. 7 notamment). Il entend démontrer que l’approche cognitive aide à mieux comprendre la fiction, en accord avec Françoise Lavocat qui soutient pour sa part que « [l]'essor des sciences cognitives a, en tout cas, permis de mieux dessiner les contours de la fictionnalité »6. Pour cela, J.-F. Vernay s’appuie sur des travaux montrant que la lecture de fiction et la lecture de documentaires n’active pas tout à fait les mêmes zones du cerveau7. À titre d’exemple, cette approche permet également de dépasser une interprétation classique de la lecture comme simple échappatoire en y ajoutant la dimension essentielle de construction rationnelle et psychologique que joue la lecture de fictions dans l’apprentissage social de l’individu.
5Deux questions se trouvent ainsi soulevées : celle de l’utilité de la fiction (lorsque les études cognitives semblent nous dire que c’est bon pour le développement de l’individu), celle de l’utilité du croisement entre études cognitives et études littéraires. J.-F. Vernay aborde la première question avec une certaine prudence — voire gêne — ; la fin du chapitre 8 (dédié aux bienfaits de la fiction) est assez édifiante à ce sujet :
[l]a fiction romanesque permet entre autres d’approfondir la connaissance des motivations psychologiques, des élans sentimentaux, et des rapports humains dans toute leur complexité. Forts de ces compétences, les lecteurs de fiction seraient plus aptes à naviguer en société […].8
6Dans les paragraphes qui suivent, les conditionnels se multiplient sur deux pages, signalant que ces travaux sont encore récents et qu’ils exigent un peu de cette distance critique dont fait preuve Mark O’Connell, citant d’abord Louise Erdrich puis commentant sa réaction :
« C’est pour ça que j’adore la science », dit-elle ; les psychologues ont « trouvé une manière de prouver la véracité des intangibles bénéfices de la fiction littéraire ».
Enfin, la science vient de valider l’une des idées les plus chères au cœur du monde littéraire sur la valeur de la littérature. Même si l’étude n’a fait que mesurer des bénéfices à très court terme de l’exposition à de petites doses de fiction, elle a largement été comprise comme illustrant une vérité plus large sur les effets moralement édifiants de la chose, la notion que lire fait de vous une personne meilleure et plus encline à l’empathie.9
7Il poursuit ainsi avec une sorte de bilan :
Cette recherche est donc, dans un sens, la répétition assez banale d’une chose depuis longtemps considérée comme un article de foi par de nombreuses personnes pour qui la littérature est davantage qu’un simple moyen de fuir la réalité. L’importante différence ici, évidemment, c’est que c’est la science qui nous dit cela de la littérature et pas la littérature elle-même – par conséquent cette idée paraît davantage, à tort ou à raison, une donnée digne de confiance.10
8Si plusieurs comptes rendus sont très enthousiastes à l’égard de cette approche, et en particulier de l’ouvrage de J.-F. Vernay11, j’aurais pour ma part quelques réserves qui portent plus sur l’objet et la démarche que sur le travail personnel de l’auteur12. La deuxième question évoquée, celle d’un regard critique quant à l’utilité du croisement entre études cognitives et études littéraires, n’est pas posée avec assez de vigueur : ainsi lorsque l’essayiste écrit, à propos de la relation que le lecteur entretient avec la fiction, « [l]es personnages dont l’examen anime de nombreuses polémiques, semblent avoir un rôle prépondérant à jouer au cœur de cette relation. »13. La plupart des expériences de lectures permettent d’arriver à la même conclusion : a-t-on vraiment besoin d’aller chercher les études cognitives pour formuler ce constat ?
9À la fin de son ouvrage, il aborde des perspectives pédagogiques, allant dans le même sens que Jérôme David enjoignant à considérer davantage dans la pédagogie le premier degré de la littérature14, autrement dit, à s’attarder sur les émotions, les procédés par lesquels la fiction capte le lecteur et les éventuels phénomènes d’identification des jeunes lecteurs avec la fiction. On peut difficilement être en désaccord mais on peut tout aussi difficilement y voir une « piste prometteuse [qui] se dessine tout juste »15. L’inclusion de ces éléments dans les pratiques pédagogiques n’est pas neuve, et l’on peut se demander ce que les neurosciences ou les études cognitives apportent de plus dans le domaine, si ce n’est une forme de légitimation pour des pratiques et des pensées qui leur préexistaient.
10L’ouvrage de Jean-François Vernay se lit donc comme une bonne synthèse pour qui veut découvrir les perspectives dans lesquelles travaillent ceux qui entendent mêler études littéraires et études cognitives, en permettant à chacun de se faire une opinion sur le sujet et la pertinence des démarches.