Du mode d’existence des individus romantiques
1Les articles qui constituent ce livre traversent la période du romantisme ; s’ils sont consacrés à des auteurs canoniques de l’histoire littéraire, ils n’interrogent pas, cependant, une « école » ou un « mouvement », mais une transition formelle, culturelle et historique. Ainsi l’ouvrage, présenté comme une étude de « cultures romantiques », n’est‑il pas une étude du romantisme : l’auteur travaille la diffusion d’une culture, « depuis Rousseau jusqu’à Flaubert, et même au‑delà, par‑delà Proust peut‑être même » (p. 323).
2L’ouvrage est le fruit d’un travail dense et important ; le corpus, colossal, nous invite à saluer une synthèse des travaux sur la prose romantique. Étienne Beaulieu parvient à rendre compte du trajet d’une époque en proie à des bouleversements de tout ordre : techniques, politiques, psychologiques, épistémologiques, historiques, touchant autant à l’individuel qu’au collectif.
3De la même manière, nous ne pouvons que remarquer la richesse des thèmes travaillés : la valorisation de l’ennui et de la solitude, la démonstration d’un stoïcisme inhérent à certains auteurs romantiques (Vigny, Senancour, Rousseau, Joubert), la théorie politique qui s’élabore entre libéraux et conservateurs à l’époque romantique (Maistre, Constant), l’interrogation métaphysique de la Révolution française (Maistre, Chateaubriand, Maine de Biran), le « présentisme » du romantisme — d’après le concept de François Hartog — (Constant, Chateaubriand, Staël, Hugo, Balzac), la théorie de la « Littérature » (Joubert, Vigny, Balzac), la critique de la vitesse (Senancour, Balzac, Hugo), la conscience de l’homme romantique comme un lien entre un passé symbolique et un futur technique (Hugo, Balzac, Villiers), le changement paradigmatique de l’idée d’énergie, la crise du récit (Stendhal, Joubert, Maistre), la défiance vis‑à‑vis de la rhétorique (Stendhal), ou encore l’élaboration d’un nouveau « partage du sensible » — reprenant les travaux de Jacques Rancière. Tous ces thèmes n’obéissent qu’à une seule idée : montrer que la « prose du monde » est l’espace d’une littérature qui s’élabore par la négative.
4On peut définir « la prose du monde » selon la tautologie qui suit : la prose est la forme du prosaïsme. La tâche de la littérature est donc de rendre compte de l’impossibilité d’englober la totalité de l’expérience. Beaulieu, dans ce livre, nous présente la littérature comme une crise de la médiation.
Crises de la médiation
5Dans les quatorze chapitres de son ouvrage, É. Beaulieu propose une chronologie de la neutralité, de Rousseau à Hugo, où il présente la « neutralisation de la prose » comme l’émergence d’une pluralité de cultures.
6Derrière cette expression, il faut comprendre que L’Éclat du Neutre nous montre l’étendue d’une crise de la médiation, héritée de Rousseau et théorisée par Hegel. La médiation est ce moment dialectique où les contraires parviennent au dépassement que constitue leur rencontre. Ainsi les textes à l’étude marquent‑ils tous des tentatives d’existences, des processus de subjectivation, qui cherchent à renouer avec une immédiateté de l’expérience, dont la littérature est le laboratoire. Les auteurs étudiés tentent de réinventer le réel par la prose, de réenchanter le monde, par la littérature, à partir d’une expérience négative : celle de l’écriture. Ils tentent de réconcilier l’immédiateté de l’expérience — positive — à l’intermédiaire — négatif — de l’expérience que représente l’écrit. Il s’agit de transformer en une médiation positive une expérience immédiate inconciliable avec l’écrit, qui place une distance entre le Moi et le Monde.
7De là, des œuvres romantiques à considérer sous l’angle de la négativité : l’existence n’est pas une « intensité », mais une « perte de tension » (p. 19), car nos auteurs comprennent et acceptent cet échec de l’immédiateté que représente l’écriture. Celle‑ci, dès lors, devient l’assomption d’une mise à distance de soi à soi. À la sortie de soi que représente l’extase, intense, répond une autre sortie de soi‑même : l’écriture.
8En effet, la perte de tension n’est pas une apathie : elle se rapproche davantage de l’ataraxie, et s’apparente, selon É. Beaulieu, à une expérience d’extase. Il y a une épiphanie du neutre : on retrouvera l’extase immédiate, non plus en imitant l’immédiateté dans l’écrit — imitation qui se révèle être une aporie — mais en acceptant l’écrit comme une expérience d’une autre nature. La littérature romantique est pensée comme la recherche de cette « forme » littéraire qui retrouve l’intensité dans son opposé. D’où ce but de l’auteur de « considérer le romantisme non plus seulement comme un mouvement tendu vers l’absolu, mais aussi et surtout comme une perte de tension, comme une recherche en quelque sorte stoïcienne de l’absence d’intensité » (ibid.). L’usage du terme « mouvement », dans cette définition, nous invite à considérer le livre comme une généalogie de la neutralité, rendue dans sa chronologie.
9D’abord, É. Beaulieu va traiter de l’origine du « neutre », partant d’une découverte négative du Moi, chez Rousseau, qui va permettre l’émergence de l’idée de « culture », remplaçant progressivement celle de « civilisation ». Ce premier chapitre est éclairant sur le caractère à la fois littéraire et existentiel du neutre. À travers le récit de la seconde Promenade des Rêveries du Promeneur solitaire, on peut voir la double détente d’une indifférence au monde — dans l’absence de conscience de soi — et d’un miroir du monde qu’est l’Autre — comme prise de conscience de soi ; ce que l’auteur élabore comme tentative d’individuation, ici, c’est bien le devenir‑personnage de Rousseau, sous le format du récit, comme la neutralisation de toute médiatisation intersubjective. On comprend, alors, que le neutre n’est pas un état, mais un processus, la sortie d’une posture que l’Autre nous assigne par une expérimentation différente, que seule la littérature permettrait, et qui voit la création d’une image de soi, pour reprendre le contrôle de soi‑même.
La littérature comme expérience de soi…
10Tous les autres articles s’attachent donc à suivre ces tentatives contradictoires de compréhension de soi avec le monde : on quitte l’idée traditionnelle du romantisme, d’un individu absolu et hors du monde.
11À partir de ces tentatives, on peut tracer une trajectoire à la fois chronologique et conceptuelle : de l’individuel, qui trouve une issue hors du monde (Senancour, Constant, Staël), É. Beaulieu mène son lecteur à une confrontation au collectif (Hugo, Vigny, Balzac), confrontation à laquelle il proposera différentes issues.
12Chez Senancour, É. Beaulieu analyse le sentiment d’incompréhension à soi‑même, en même temps que de la volonté de s’attacher à l’innocence de cette incompréhension, que l’analyse risquerait de dénaturer. Cela aboutit, ainsi, à l’éloge de l’indifférence chez Senancour, où l’expérience d’une extase est la finalité de la découverte de soi : la sortie de soi marque l’absolu de sa découverte. É. Beaulieu qualifie d’ennui cette découverte extatique, dans un aller‑retour constant entre une souffrance de soi et une souffrance du monde.
13Chez Staël, l’auteur analyse la conscience historique du Sublime, qui confronte l’émergence de l’individu agent de l’Histoire à sa dépersonnalisation dans l’infini que représente l’événement historique, qui le place hors de l’Histoire – Staël analysant le phénomène de la Révolution française. Le neutre pose chez Staël un problème politique, entre le collectif et l’individuel – É. Beaulieu relevant chez l’autrice l’idée d’un Moi qui ne s’accomplit que dans l’infini qui le dépasse (p. 86).
14Chez Benjamin Constant, É. Beaulieu analyse les contradictions entre l’individu Benjamin et l’homme public Constant. Il analyse le souci d’un individu à défendre dans sa liberté de choix politique, en contradiction avec son impossible pouvoir décisionnel dans l’existence intime. De cette conscience psychologique de l’indécision comme signe de notre existence, É. Beaulieu tire une démonstration de l’indifférence comme mode d’existence et d’accès au Moi.
15Chez Chateaubriand, il analyse les différentes sources d’un même Moi chez l’auteur pour aboutir à l’existentialisme de sa pensée. La pensée de Chateaubriand est marquée par la rupture, la faille, et par l’enfermement dans un temps de souvenirs, qui tente de combler cette faille. É. Beaulieu voit chez Chateaubriand une contradiction entre le souhait d’une totalisation et l’écriture fragmentaire, comme signe de l’incapacité romantique à percevoir le temps plein, à rester enfermé dans ses fragments (p. 118), traces de la fuite du Temps.
16É. Beaulieu prend acte de cette conscience temporelle fragmentaire, par l’analyse du champ métaphorique d’un progrès technologique dans la littérature : l’électricité. Il recense les métaphores électriques dans la prose du XIXe siècle, et analyse, ensuite, la signification du passage d’un fait scientifique à une métaphore vitale et individuelle, qui va connaître un usage politique et révolutionnaire : par ce passage d’un domaine à l’autre de l’expérience, l’électricité devient la métaphore même du neutre. En même temps, il relève aussi l’anachronisme de la littérature, sa différenciation par rapport au réel : en effet, la littérature persiste à montrer l’électricité comme extraordinaire, quand dans la réalité ses incidences sont tout à fait prosaïques et banales au quotidien. La métaphore est le signe de l’autonomisation prosaïque de la littérature.
17Cette conscience anachronique de la fuite du Temps, au niveau collectif, mène nécessairement à sa perception individuelle au niveau physiologique. Analysant l’écriture diariste de Maine de Biran, É. Beaulieu tente de retourner le paradigme de l’assertion du Moi dans le journal intime, en montrant comment l’attention à la décomposition de soi porte au contraire à la disparition du Moi, et donc à une écriture du Neutre où la prose s’attache aux modulations d’un esprit détaché de la sensation. Le raisonnement de Maine de Biran rend compte de la nécessité de sortir du sensualisme de ses débuts, la sensation montrant d’elle‑même l’impossibilité de la considérer comme un refuge. C’est par ce biais de l’écriture que É. Beaulieu explique la trajectoire intellectuelle de Biran, aboutissant à une spiritualité « supérieure » qui l’amène à sortir de lui‑même, hors de toute sensation.
18Cette nécessaire sortie de soi‑même, condition de l’individu romantique, mène, au milieu du livre, au point de départ des études présentées : la thèse d’É. Beaulieu sur Joseph Joubert. Cette étude permet à É. Beaulieu une définition de la prose comme une littérature fictionnelle avortée, qui a conscience du Temps, de sa vanité, et donc rend compte d’un écart constant entre la conscience de l’écriture et la conscience de la pensée. La littérature chez Joubert signale un Être en décalage, dans une crise de la médiation. L’individu souffre d’une médiation nécessaire entre la Main et la Voix. La fiction est donc l’entre‑deux d’un livre qui désapproprie celui qui l’énonce : c’est cela qu’on peut appeler « littérature ».
…Et la littérature comme expérience du monde
19De cette définition de la littérature, É. Beaulieu engage une analyse de la métaphysique de Joseph de Maistre et du paradoxe de ses anti‑Lumières, à la fois héritières et critiques de la Révolution. Celle‑ci est pensée comme la preuve historique du Mal Absolu, dans une théodicée qui envisage l’Histoire comme la preuve du pêché. Logiquement, Maistre interroge la possibilité d’un salut, qui ne se trouve que dans les restes fragmentaires d’un Temps spirituel, opposé au Temps séculaire : les preuves de ce temps fragmentaire, il les trouve dans les chants religieux, écrits en prose, et traces de l’éternité. La prose est le dernier reste rythmique de cette parole qui ne peut être que proférée. Constamment différée de sa divinité, la prose est cette tentative de combler, de lier les fragments entrevus d’un monde divin à venir.
20À ce constat de la dégradation du monde suit une étude des Illusions Perdues, où l’auteur analyse la présentation par Balzac de la dégradation du roman dans le monde de la prose, et comment ce genre tente à la fois de s’en racheter, en montrant le faire de sa propre littérarité. Selon É. Beaulieu, Illusions Perdues indique donc une rupture épistémologique du partage de la littérature, devenant représentation et expression critique d’un Idéal désabusé : le roman est cette forme nouvelle attestant d’un régime démocratique malgré lui, car il essaie bien d’en montrer l’aporie — tel Lucien de Rubempré isolé dans un monde sourd à sa voix créatrice, dans le salon aristocrate d’Angoulême.
21De cette pensée du roman, on passe à une analyse brillante de la prose stendhalienne, et des contradictions de Stendhal entre l’écriture de soi et l’écriture romanesque. É. Beaulieu démontre la puissance de la surprise chez Stendhal, dont l’expérience de rupture crée l’impossibilité d’un discours lié et construit : s’ensuit une analyse de la méfiance de la rhétorique chez Stendhal, car le discours est trompeur car il enjolive toujours. Comme rhétorique, il est une manipulation sentimentale quand la réalité forte du sentiment est une extase. Cette extase est ce que cherche à rendre Stendhal : d’où une pensée de la prose qui évite le langage commun, qui est une fausse monnaie pour Beyle, et qui empêche de sauver l’expérience dans sa singularité.
22À la suite de ce travail sur l’aporie de l’immédiateté de l’expérience chez Stendhal, l’auteur en vient à analyser le travail de Hugo, autre auteur en proie au doute de son individualité. Par l’intermédiaire de l’analyse du paysage romantique, comme moment subjectif de la vision sentimentale qui marque l’attente d’un monde utopique, É. Beaulieu souligne le rapport anachronique du sujet romantique, qui se pense comme la médiation entre le passé (énergique) et le futur (technique). De là, il propose l’analyse du personnage hugolien, avatar de l’auteur, dans la société capitaliste : un personnage anachronique, isolé — et actif — qui se sacrifie au Bien Commun au nom d’un Idéal, en même temps qu’il refuse d’accorder une valeur à son sacrifice. Le héros hugolien jouit d’un pessimisme sublime, où le rejeté fait de son isolement une force d’action sur le réel, et d’un échec une assomption de la singularité. Plusieurs pages sur le rire (p. 289 sqq.) sont éclairantes sur ce rapport problématique de l’individu à la société aux valeurs renouvelées.
23À partir de cette question politique, É. Beaulieu étudie l’œuvre de Vigny, auteur neutre par excellence puisqu’il pose le neutre comme espace propre à la littérature : l’espace d’un infini, d’une réflexivité dans les possibles où l’auteur peut se réfugier, non comme une valeur négative, mais comme la valeur positive : loin d’être une plainte, le désenchantement du monde est aussi l’occasion de sa compréhension.
24De la possibilité de la compréhension d’un monde désenchanté, l’auteur nous propose, comme dernier chapitre, l’étude consécutive de trois romanciers (Balzac, Villiers, Verne), où trois âges du roman se succèdent pour exprimer un rapport progressif de la littérature à la technique (ici, l’électricité), comme signe d’une vie et d’une énergie qui révèle à l’homme sa nature primitive : analysant d’abord cette nature en échec, puis sa réussite, É. Beaulieu nous montre comment la littérature s’empare d’un présent qu’elle ne peut, sinon transformer, au moins comprendre.
25Ce panorama des différents chapitres montre bien une évolution et une cohérence de la littérature romantique selon É. Beaulieu, qui se situent dans l’appréhension du Moi. On remarque toujours une tension entre être présent et absent, entre analyser son Moi et s’en porter absent, s’en retirer. Les auteurs tentent, chacun à leur manière, de résoudre le mystère d’un sentiment de soi en pleine expansion, et dont l’expérience peine à être rendue de façon satisfaisante. L’auteur nous montre que la littérature est à penser comme un manque, comme une impossible immédiateté à partager, comme une expérience dysphorique de dénuement. Cette idée de la littérature permet d’accéder à une définition de l’individu romantique : « le moi est à l’époque romantique une chose sans attribut que l’on obtient par épuration » (p. 103).
La « prose du monde », ou le réel fragmenté
26L’ouvrage, ainsi, loin de constituer un simple catalogue de prosateurs romantiques, a l’ambition d’être une réflexion plus large sur les « cultures romantiques de la prose », terme complexe et problématique qui fait l’objet d’une longue introduction (p. 7‑24). Loin d’être considérée sous son simple aspect formel, la prose est entendue comme un concept plus proche de la phénoménologie que de la stylistique : très vite dans le livre, on constate une indistinction entre la prose comme « genre » opposé au vers ou au roman, et l’idée d’une prose « prosaïque » désignant le réel dans son étendue et son inintelligibilité, qu’É. Beaulieu qualifie à plusieurs reprises de « prose du monde ».
27L’auteur fait référence à un corpus philosophique dense, qui se réclame d’ailleurs de la phénoménologie, au sens large, allant de Hegel à Agamben, avec plusieurs détours par Lévinas, Derrida, ou Heidegger, selon les articles. Ce recours à des concepts philosophiques transhistoriques n’est pas à comprendre comme une grille de lecture plaquée sur des œuvres du passé, mais comme une actualisation d’un mouvement trop souvent relégué à un passé révolu, selon l’auteur.
28Ainsi É. Beaulieu veut‑il démontrer l’actualité vivace d’un certain romantisme, le rattachant à une tradition littéraire proche de Blanchot, où le romantisme est considéré comme une négativité positive. Le romantisme marquerait les prémisses de l’incomplétude inhérente à l’idée de littérature, où la forme fragmentaire et éclatée se révèle le seul moyen d’appréhender et de totaliser un monde dont l’expérience nous dépasse, et dont il s’agit de partager l’enchantement. Il marque les débuts de l’interrogation sur le Livre à venir de Blanchot.
29Ce recueil d’études est donc à considérer comme l’archéologie de tentatives d’existences isolées et négatives (Rousseau, Senancour, Maistre, Joubert, Chateaubriand, Vigny, Stendhal), mais aussi comme le témoignage de tentatives de compréhension d’un présent insondable (Constant, Balzac, Hugo, Staël). Les auteurs sont tous témoins d’une question : comment concilier une énergie individuelle à un mouvement collectif qui se caractérise, lui aussi, par un déploiement d’énergie ?
30Ces expériences existentielles, selon l’auteur, se rapprochent davantage d’une tradition stoïcienne que de l’habituel sensualisme auquel l’histoire littéraire aurait trop longtemps rattaché le mouvement romantique. Le romantisme défendu par É. Beaulieu est à la fois révolutionnaire et résigné, volontaire et distancié, et se pense dans ce va‑et‑vient constant entre un individu et un collectif, dont le rapport de l’artiste à la société n’est qu’un exemple.
31Ce va‑et‑vient constant de deux énergies qui se surmontent de façon dialectique, c’est cela qu’É. Beaulieu appelle « neutre ». Le neutre est donc l’opposition constante de deux états contradictoires, et repose sur cette tension continue : il n’est pas un état, il est un processus. « Il n’y a donc pas de Neutre absolu. Il n’y a que des processus de neutralisation, et consécutivement une histoire et des cultures prosaïques du neutre » (p. 17).
32L’auteur va donc nous montrer des puissances d’individuation, et le morcellement démocratique que représente le romantisme, comme passage d’un régime de représentation à un régime d’expression, selon la terminologie de Jacques Rancière. Comme démontré dans le chapitre sur Rousseau (« dédoublement du neutre »), il s’agit de voir comment le romantisme marque un changement de paradigme, passant de la « civilisation » unidimensionnelle à l’idée de « cultures » plurielles. En ce sens, l’auteur veut nous présenter ces auteurs comme les témoins et les modèles d’un monde qui les dépasse ; comme nous autres, à présent, avons du mal à percevoir les changements du contemporain.
Le vers, en dépit de la prose
33Reste à définir ce qu’est cette prose selon É. Beaulieu. Nous l’avons dit, elle n’est pas un genre, mais correspond cependant à une catégorie générique. L’introduction ne peut nous en proposer que des définitions négatives : au sens où la prose « n’est pas le vers, mais en a la profondeur » (p. 10) ; elle n’est pas le roman non plus, au sens où le roman est toujours dans la « destruction de l’idée », et aurait une « rationalité » propre à « briser les rêves » (p. 20), quand la prose se veut comme un « réenchantement du monde » (p. 21). La prose est donc une force anti‑romanesque, une pensée contre le désenchantement du monde que charrie le roman moderne ; mais par son rapport au réel et son incomplétude, elle dispose cependant des armes du roman, selon la terminologie de Bakhtine (p. 23) : la prose, comme le roman, est dialogique (quand le poème serait monologique), et permet donc de sortir du solipsisme du vers, selon É. Beaulieu. À cet égard, si la définition est un peu confuse, le programme de É. Beaulieu est très clair : « c’est l’un des buts de ce livre de montrer que le triomphe du roman moderne n’est qu’une seule des cultures de la prose » (p. 20).
34Dans cette définition, cependant, on pourra reprocher à l’auteur de ne pas se confronter directement à la question du narratif : si les présupposés d’É. Beaulieu sont pertinents quant à la crise du récit et au déploiement de l’anti‑romanesque, ainsi qu’à la redéfinition du roman au XIXe siècle, celui‑ci laisse trop vite de côté la question du lyrisme, sous prétexte de se distancier d’une lecture expressive du romantisme. Or, nombreux sont les commentateurs (Rabaté, Maulpoix, Jenny, Combe, Hamburger) à avoir analysé et montré toute la complexité du lyrisme dès le romantisme, dans la prose comme le vers, dans ce rapport blanchotien à la négativité dont se réclame l’auteur.
35Aussi, malgré ce travail colossal, nous nous risquerons à quelques remarques théoriques et historiques. L’une, d’abord, concerne la définition de la prose elle‑même, à maintes reprises sinueuse. À trop détacher la prose de son caractère strictement formel, et à la considérer surtout en regard du roman, É. Beaulieu en oublie le vers, et la nécessaire contamination de l’un à l’autre. En effet, l’auteur démontre que la prose a été l’objet d’un traitement inégal par rapport au vers et que celle‑ci mérite désormais un traitement honorable. Ses arguments attestant que la révolution romantique a renversé la hiérarchie des valeurs, faisant de la prose le mètre‑étalon de l’esthétique, sont convaincants, bien que discutables. Cependant, on regrette l’absence d’un cadre formel strict dans la définition de la prose : plusieurs études sur la prose existent, et toutes relèvent l’indétermination qui lui est inhérente, et sa capacité exploratoire plus souple que le vers, des premiers poèmes en prose selon Nathalie Vincent‑Munnia, à l’étude désormais classique sur l’essai, de Pierre Glaudes et Jean‑François Louette.
36En plaçant la prose du côté d’un concept philosophique se référant au réel, on regrette l’absence de véritable interrogation formelle, où le vers est un point aveugle de l’ouvrage, et avec lui une interrogation plus large sur le statut de la littérature comme discours. Ce débat sur le statut énonciatif de la littérature mérite pourtant d’être posé, en particulier pour cette redéfinition conceptuelle du fait littéraire que représente la période romantique. À cet égard, l’absence de Baudelaire ou de Nerval dans le corpus sont éloquentes. Ils méritaient une place de choix dans cette généalogie du neutre, étant l’exemple type d’une crise et des contradictions d’une époque, par leur aller‑retour incessant entre la prose et le vers, parfois au sein même de leurs publications.
37Par exemple, comment envisager le traitement en prose de poèmes versifiés de Baudelaire ? S’agit‑il d’une acceptation du prosaïsme, selon la terminologie d’É. Beaulieu ? S’agit‑il d’un détachement à l’égard du réel, comme le suggère l’ironie baudelairienne ? Le caractère unilatéral de l’analyse de l’idée de « neutre » nous est ici problématique.
38Idem, un cas nous a paru problématique lors de notre lecture, comme le signe d’une aporie dans le traitement formel du réel par la prose : comment envisager la reprise de pages des Soirées de Saint‑Pétersbourg de Joseph de Maistre sur le bourreau, ou celles de la réversibilité des mérites dans son Éclaircissement sur les sacrifices, par Baudelaire dans L’Héautontimorouménos et Réversibilité ? Ces poèmes sont à l’opposé du stoïcisme revendiqué par É. Beaulieu, et attestent la tourmente constante de l’être humain. Comment considérer le changement de discours que représente l’usage du vers baudelairien, dans sa reprise de la prose maistrienne ? Par exemple, L’Héautontimorouménos transforme, dans son usage des contraires, la neutralisation du Moi en un épuisement du sujet. Réversibilité, loin de l’indifférence des suppliciés, nous montre au contraire un désespoir qui sublime le pathétique de l’individu. D’un matériau pourtant prosaïque, Baudelaire rend compte d’une expression aporétique, nullement positive, mais bien éprouvante. Or, trop souvent, le neutre semble forcer le sens d’une positivité, quand il pourrait être aussi la marque de l’épuisement, du ressassement, de l’épreuve.
39De la même manière, l’idée d’un prosaïsme qui n’est lisible que dans la prose nous semble discutable : les poètes ont pensé la prose du monde autant que les prosateurs. Cette distinction nous paraît même d’autant plus floue que beaucoup d’auteurs cités sont également poètes, ou se pensent comme « poëte » (songeons à Balzac, par exemple, dans l’avant‑propos à la Comédie Humaine), et ne pensent pas la poésie comme simple « genre », mais comme mode d’expression et de création.
La téléologie nécessaire de l’histoire littéraire ?
40L’autre remarque, que nous nous permettrons, concerne une certaine conception de l’histoire littéraire charriée par É. Beaulieu. Nous ne sommes pas parvenus à comprendre si l’auteur entendait l’histoire littéraire comme une succession d’évènements littéraires, ou comme une constellation d’individus littéraires tentant de répondre à la même question. Une contradiction insoluble grandit au fur et à mesure de la lecture, où l’auteur tente de donner une logique à des évolutions historiques qui, parfois, sont issues de ruptures épistémologiques telles qu’il devient difficile d’en rendre compte par la seule littérature. Analyser la métaphore de l’électricité au XIXe siècle est pertinent, cependant, la densité de l’article montre aussi que ce discours repose sur une méconnaissance générale de cette technique, de la part des écrivains, et qu’elle ne fonctionne, d’abord, que comme métaphore, selon un trope assez commun ; il n’est pas certain que la métaphore électrique ne veuille dire autre chose qu’elle‑même…
41De même, s’il veut renouveler la visée historique du premier XIXe siècle, on peut reprocher à l’auteur, cependant, son passage trop rapide, presque logique, de la négativité romantique à la négativité de la période symboliste : cette vision de la fin du XIXe siècle littéraire obéit encore à une logique mécaniste de la littérature, posant une filiation nécessaire entre un mouvement et un auteur (ici, le romantisme et Mallarmé, qui s’interrogeraient sur « le Livre »). De la même manière, on ne peut s’empêcher de relever une contradiction entre une tentative d’analyse de la diffusion du romantisme dans le siècle, et ce rattachement à des « noms » de la littérature, comme marqueurs d’un concept : « les cultures romantiques de la prose », dont l’hétérogénéité peine à nous convaincre de la cohérence.
42Cette contradiction, minime, ne doit cependant pas nous faire oublier l’étendue importante de ce travail, qui a pour vertu de nous rappeler l’actualité du romantisme, et à nous le donner comme exemple d’une tentative d’historiographie du temps présent. On ne pourra, en effet, qu’être sensible à la variété des réponses, et à l’honnêteté des contradictions présentées face à cette question qui continue de hanter notre pratique de la littérature : que faire du présent ?