La description revisitée
À la recherche d’une définition
1Cette somme reprend la question de la description telle que les contours de la théorie en ont été fixés dans les années 80 par la stylistique structurale de Philippe Hamon ou la linguistique textuelle de Jean-Michel Adam, discutées ici pied à pied. Il s’agit de la sortir de « l’ornière épistémologique où elle s’est enlisée » (p. 65), sans congédier ni a fortiori « ruiner le modèle », mais de l’aménager pour l’adapter au corpus proustien, en « problématisant son emploi » (p. 188). Cela suppose et entraîne un certain nombre de partis pris ou postulats fermement affirmés tels que : considérer que la textualité n’est que l’une des formes possibles de la description, que celle-ci commence avec l’adjectif ; que la définition « phénoménologique » de la description se résume à la phrase je perçois quelque chose qui m’affecte (les phénomènes se donnant de préférence « dans leur généreuse transparence d’étants soucieux d’aller au-devant des désirs du sujet »). La description est ainsi le récit « d’une rencontre concrète avec une réalité qui n’aura pas laissé le sujet indemne ou indifférent » (p. 18) — ce que l’auteur nomme une description vive (« La description est le récit d’un accès à la profondeur des choses »). On note que, dans ces deux dernières définitions, les modes majeurs du discursif, narration et description, se voient associés, cette coopération manifestant l’un des symptômes de la problématicité de l’une et l’autre notions quand on en vient à chercher à les opposer ou même à les contraster. Dans l’étude plus précise de la phrase proustienne, il sera montré, en particulier, comment celle-ci contribue à la temporalisation de la description, tendant à inverser la hiérarchie coutumière : « au lieu que la description soit convoquée par les nécessités du récit, ce sont les anecdotes qui viennent se loger dans les plis de la description. » (p. 265)
2Si elle mobilise un voir et un savoir (sur quoi mettaient l’accent les théories dont Stéphane Chaudier se démarque), la description fait surtout chez Proust bon ménage avec l’introspection ; elle serait aussi destinée à faire comprendre, mais surtout à accroître le plaisir et à « rendre singulières les choses qui tombent sous un regard humain » (p. 110). Elle montre « ce que peut un œil, instantanément relié à tout l’être regardant, à sa culture, à son imagination, à son affectivité » (p. 43), et répond à un « désir de questionner ou d’évaluer les modalités de notre insertion au réel ou les tentatives de nous approprier le monde […] pour l’habiter, pour collaborer avec les forces latentes, les gisements cachés qu’il recèle », et pour orchestrer « un puissant désir d’union érotisée, d’ouverture expansive, à la différence » (p. 295, p. 153). Décrire, dès lors,
consiste moins à faire reconnaître telle ou telle réalité visée par le roman, réalité que le lecteur sait le plus souvent très bien identifier tout seul, qu’à mettre aux prises les mots d’un poète et la perception du monde, afin de critiquer la perception ordinaire, superficielle ou erronée, que nous avons des choses,
3mais aussi à rendre sensibles leurs dimensions cachées, le miroitement de leurs apparaîtres, et de célébrer le désir. De la réalité, la description offre « une image apéritive et non un simulacre » (p. 370). « Grand opérateur du réalisme », elle devient ainsi chez Proust, selon l’une des belles formules qui émaillent la démonstration, « un ouvroir bien réel d’irréalité. » (p. 229)
Description vs portrait
4Ces principes, contre le positivisme des mêmes théories poétiques, rectifiées, réinstallent la subjectivité au centre de la description, « carrefour où la connaissance, la mémoire et l’imagination se rencontrent » (p. 219). Jusqu’à rêver de contourner, par l’art, « la mélancolique distinction de l’“en soi” et du “pour soi” » (p. 399). Dépassant le cas de Proust, la description serait « littéraire » lorsqu’elle « consent à être symbolique, c’est-à-dire plurivoque et donc opaque » (p. 154). Nous accoutumant à concevoir chaque fragment du réel « comme un signe, comme un réservoir de sens » (p. 188), elle ne nous apprend pas grand-chose sur le monde, mais « nous renseign[e] plutôt sur l’activité de notre esprit face à une énigme renouvelée du monde » (p. 212), et sa théorie, par conséquent, forme une sorte d’« analytique » de « ce qui rend heureux » (p. 364).
5La description au miroir de la Recherche apparaît plus spécifique encore : elle se montre « saturée d’enjeux existentiels et gorgée de lignes temporelles vectorisées par l’aimantation d’une vocation à la fois évidente et différée » qui en est la véritable trame (p. 65, p. 232). Le mot description prend alors un sens tout particulier : il est réservé à ce que St. Chaudier nomme « description d’art », laquelle « transforme de simples perceptions en impressions esthétiques », « explicite le point de vue d’un artiste contemplatif », blasonne « cette utopie littéraire de la vie pacifiée, réconciliée » (p. 81, p. 83, p. 222). Elle réussit alors l’« alliance entre une idée (si possible complexe) et un affect (si possible intense) », et réalise par là le prolongement de la pensée en sentir selon une “ontologie euphorique” qui met l’homme en capacité de jouir de ce qu’il comprend » (p. 322).
6Définition ad hoc, « forgée pour répondre à mes besoins de lecteur de Proust », s’interroge l’auteur ? Celui-ci serait-il alors à Proust ce que Ph. Hamon était à Zola ?... Ou découverte d’un sens du verbe décrire qui, pourêtre proustien, « ne saurait être complètement idiosyncrasique » ? Dans un moment de scepticisme (rhétorique ?) il est laissé au lecteur le soin de « dire si cette proposition terminologique peut se généraliser à d’autres auteurs, ou ne convient que pour Proust, ou bien ne convient pas du tout, et même pas pour Proust… » (p. 70)
7La thèsedéveloppe longuement les aspectsduvitalisme, maître mot, tonalité et idéologie des descriptions proustiennes, autrement nommé « spiritualité de l’immanence ». À quoi il convient d’adjoindre une importante composante mémorielle et un zeste d’humour, volontiers parodique, que relaie St. Chaudier quand il se demande à quoi tend toute cette phénoménologie réflexive « qui interroge le fait pourtant si naturel de voir et de prendre plaisir à voir », mais risque de tuer « le ravissement poétique par excès d’intelligence » (dont on fera éventuellement endosser la bêtise à Mme Verdurin ou à ce « joueur de flûte » de Legrandin). Le « Bal de têtes » du Temps retrouvé, qui semble également remettre en question la poétique vitaliste de l’enchantement, n’en toucherait en réalité que la version inconséquente, narcissique.
8Une conséquence originale et capitale de cette redéfinition de la description tient dans l’exclusion du portrait du genre descriptif, richement traité mais séparément. À côté de la « description d’art », le portrait ne relève pas, selon la doctrine défendue ici, du pictural, mais figure « la mise en relation d’un comportement et de son explication ». Le portrait serait une description, si l’on tient à l’y rattacher, mais spécialisée dans l’explication rationnelle des comportements ; sa formule, parallèle à celle de la description d’art tiendrait dans la phrase Quelqu’un perçoit un comportement dont il analyse les motivations. Et une éthique relierait ces deux côtés complémentaires de l’expérience de l’altérité : « Dans la description d’art, la conscience se relie au monde ; dans le portrait, elle se relie aux autres hommes. » (p. 505)
D’une description plus secrète
9L’évolution de cette description proustienne se voit retracée à travers la critique immanente que constituent les pastiches (de Balzac et Flaubert avant tout) mais aussi par la relecture des Plaisirs et les Jours. Comme dans cet autre banc d’essai qu’est Jean Santeuil, la description s’y révèle insatisfaisante pour n’avoir comme enjeu herméneutique que le destin des héros ou du sujet descripteur ; dans laRecherche, au contraire, « la subjectivité restreinte au je est vue comme une entrave au libre et plein déploiement de la pensée. » (p. 309)
10On devine qu’un roman qui « place le plus haut accomplissement de la vie dans l’écriture, et le plus haut accomplissement de l’écriture dans la description » (p. 392) possède une portée existentielle. Le lyrisme qui porte la démonstration le ferait soupçonner.
L’enjeu de la Recherche est de promouvoir l’artiste comme luxe d’un système (économique, social, politique) qui croyait (mais à tort) pouvoir se passer de lui. […] En apprenant aux bourgeois sensibles à se tenir au plus près de leurs impressions, Proust leur révélait tout ce qu’il peut y avoir d’enchanteur et de gratuit dans une existence par ailleurs vouée à l’utile. (p. 507-509)
11Certes, mais St. Chaudier, qui annonçait d’emblée que l’« horizon indispensable des études littéraires » est de nous aider à « clarifier cet énoncé si flottant dire quelque chose de vrai et d’utile sur le monde » (p. 20) ne peut s’en tenir à cette justification : un projet existentiel plus sublime anime le roman en même temps qu’il « fonde et légitime l’ambition descriptive de Proust » : la description « joue le rôle capital d’une puissance de métamorphose » aux répercussions non seulement esthétiques mais éthiques (l’idée est même défendue que « le “moteur” de la phrase poétique proustienne est ontologique »). Il ne s’agit rien moins que de restaurer la confiance dans la « capacité d’atteindre une forme de vérité » (p. 101), mais il s’agit encore d’une mystique, même si le mot n’est jamais prononcé. L’auteur de La Cathédrale profane (2004), dont l’essai ne dissimule pas le filigrane biblique (au point de contester, par exemple, telle position de Genette au nom du dogme plurimillénaire de la trinité), redit que « tout l’effort stylistique de Proust consistera à “arracher” l’idée d’invisibilité aux institutions religieuses (juives ou chrétiennes) où elle va de soi, pour l’acclimater dans un site esthétique profane, où elle a un rendement poétique et heuristique selon lui incomparablement plus élevé. » (p. 402)
12On comprend que, autant que l’étude générale d’un concept de poétique, Proust ou le démon de la description est une interprétation globale des enjeux de la Recherche : une étude de l’un par l’autre, le sort de ces deux objets étant déclarés d’emblée inséparables. Le livre est riche de la connaissance très intime que l’auteur a de l’œuvre complète, et le lyrisme de certains passages ne permet pas de douter de l’implication très personnelle du chercheur, mais l’essai est en outre nourri de l’engrais des très nombreux articles proustiens signés par lui, mais aussi de micro- et de nano-lectures étroitement stylistiques, précises, décortiqueuses (sur des marqueurs comme la préposition en, « opérateur de métamorphoses », par exemple, ou le verbe sembler et ses semblables) qu’on retrouve à plus grande échelle dans la section « L’enchantement du réel et ses procédés ». Proust a trouvé un nouvel avocat, très persuasif, dont la plaidoirie, ne laissant rien dans l’ombre, apparaît d’autant plus convaincante doublée qu’elle est d’un examen serré des griefs qu’on peut adresser à la manière proustienne, à l’accusation en particulier que la description se paye de mots — car ce péril la menace incessamment.