Les arts en revues : un panorama international de 1830 à nos jours
1L'actualité éditoriale nous rappelle désormais assez régulièrement l'intérêt suscité par les études littéraires sur la presse, initiées notamment par les travaux pionniers de Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant1. Dans leur sillage élargi, une nouvelle publication, de près de cinq cents pages, vient de voir le jour aux Presses universitaires de Rennes. L'Artiste en revues. Arts et discours en mode périodique, placé sous la direction de Laurence Brogniez, Clément Dessy et Clara Sadoun-Édouard, constitue les actes d'un important colloque qui s'est tenu à Bruxelles du 28 au 30 octobre 2013. L'ouvrage, s'il intéresse le vaste champ des études sur la presse, s'inscrit plus spécifiquement dans le prolongement d'une série de travaux, menés depuis 2009 par l'équipe de recherche interdisciplinaire Pictoriana, autour des écrits d'artistes, eux-mêmes objet d'un intérêt croissant dans la recherche. Il se propose ainsi d'éclairer, sur la longue durée, la question de la présence de l'artiste dans les publications périodiques, « d'interroger ces contributions dans la diversité de leurs formes et modalités, afin de mettre au jour le rôle des revues et de la presse quotidienne dans la structuration de la vie artistique ainsi que dans les trajectoires individuelles des artistes » (p. 9).
Un phénomène de grande ampleur
2La grande variété des articles – pas moins de vingt-huit, organisés autour de sept parties, ont été réunis dans l'ouvrage – permet d'abord de percevoir l'ampleur, dans le temps et dans l'espace, de ce phénomène qu'est la contribution des artistes à des revues périodiques. Les articles couvrent une période allant de 1830 à nos jours, du romantisme aux avant-gardes contemporaines, et portent en outre sur des revues appartenant à différentes aires culturelles et linguistiques, de la France à la Belgique, en passant par la Suisse, l'Italie, les États-Unis, l'Argentine ou le Brésil. L'article de José Luis Diaz placé en ouverture (« "Entrée des artistes" sur la scène médiatique : la revue L'Artiste (1831-1833) ») constitue à cet égard une entrée en matière symbolique, non seulement dans l'ouvrage, mais aussi dans sa thématique, puisqu'il y évoque une revue illustrée bien connue des dix-neuviémistes, L'Artiste, associée notamment à Jules Janin, qui « se flatte d'opérer, pour la première fois dans l'histoire de la presse, l'accès des artistes au champ médiatique » (p. 23). Le titre de la revue, en forme d'allégorie, ainsi que l'idéal de « fraternité des arts » qui sous-tend son projet éditorial, sont une invitation à « honorer tous les arts, avec prime aux arts plastiques et aux arts de la scène, et une attention constante aux techniciens dans ces diverses disciplines : lithographes et graveurs ici, costumiers et décorateurs là » (p. 40). L'éclectisme revendiqué à l'échelle de cette revue romantique, qui se veut l'étendard d'une esthétique nouvelle – celle de la « jeune école », par opposition à l'« ancienne école » (p. 24) –, participe, dans ce cas précis, d'une remise en question de la hiérarchie des arts et, en outre, d'une défense de la polyvalence artistique. L'ouvrage propose quant à lui une série d'études illustrant le caractère résolument transdisciplinaire des collaborations d'artistes à des périodiques. Sous l'appellation « artiste » sont ainsi retenus des peintres, des sculpteurs, des illustrateurs, des écrivains, des metteurs en scène de théâtre, des compositeurs, des architectes, voire des figures plus hybrides ou inclassables, tel le légendeur de caricature, sur lequel se penche, « dans une perspective de poétique du support » (p. 49), Marie-Ève Thérenty (« Artistes de légendes : de Daumier à Gavarni »).
3Si l'ouvrage propose surtout des études de cas, traitant de l'activité d'un artiste au sein d'une ou plusieurs revues, on y trouve aussi quelques études plus générales émanant de spécialistes du genre périodique, qui donnent une idée de la fortune de la revue en tant que vecteur d'idées ou support de productions artistiques, en particulier à la fin du xixe siècle et durant la première moitié du xxe siècle. Françoise Lucbert (« La légitimation de l'artiste par "l'outil" revue ») a ainsi pu analyser les collaborations d'artistes dans environ deux cents périodiques publiés dans différents pays européens entre 1880 et 1925. Cette enquête – résultat de près de vingt-cinq ans de recherche d' « historienne de l'art en revues » (p. 66) – lui a notamment permis de dégager les principales motivations présidant aux collaborations d'artistes avec des périodiques, que nous retrouvons du reste disséminées ou croisées dans les diverses études de cas. La revue représente d'abord pour les artistes, appartenant à des champs disciplinaires variés, « un lieu propice pour faire connaître leur production artistique […] et […] exprimer leurs idées ou convictions » ; avec le temps, elle « devient systématiquement un médium de diffusion et de promotion [des] œuvres et des idées » (p. 66). Daphné de Marneffe (« L'artiste en animateur de revue littéraire (1915-1939) : explorateur et funambule ») s'est intéressée de son côté aux revues littéraires modernistes et d'avant-garde publiées en France et en Belgique durant l'entre-deux guerres. Elle montre, à partir d'une étude visant à évaluer la nature des collaborations des artistes avec les périodiques, que la revue peut aussi se faire pour ceux-ci un « lieu d'expérimentations plastiques et visuelles » (p. 121). Julien Schuh (« Les artistes dans les revues d'avant-garde (1870-1940) : quelques outils d'analyse informatique ») s'est quant à lui penché, dans le cadre d'un projet numérique, sur les petites revues littéraires et artistiques, « souvent éphémères et en tirage limité » (p. 241), des avant-gardes apparues à la fin du xixe siècle, autour desquelles se sont souvent structurés des réseaux et communautés d'artistes, que la numérisation et l'outil statistique permettent d'apprécier dans leur composition et la nature de leurs interventions critiques.
Un outil de positionnement esthétique
4Les contributions réunies relèvent toutefois principalement de l'étude de cas. L'implication dans les périodiques, précisons-le d'emblée, n'est pas la même pour tous les artistes évoqués. Certains cumulent les statuts de fondateur, directeur et contributeur principal, comme le montrent les articles de Laurence Danguy (« Johann Friedrich Boscovits, figure centrale du Nebelspalter des années zurichoises (1875-1921 ») et Audrey Ziane (« Alexis Mérodack-Jeaneau et Les Tendances nouvelles, 1904-1914 : une déclaration d'indépendance »), consacrés l'un et l'autre à des figures méconnues, faisant corps en quelque sorte avec leur revue. D'autres, bien plus nombreux, en demeurent de simples contributeurs, réguliers ou occasionnels, à des titres divers : critique (d'art, dramatique, musical, selon l'orientation de la revue), théoricien, polémiste, mais aussi graphiste, illustrateur...
5Quel que soit le positionnement de l'artiste, la revue apparaît d'abord comme un espace permettant à celui-ci de défendre, de manière active, ses conceptions esthétiques. Cette dimension, en quelque sorte identitaire, apparaît d'autant plus sensible aux moments charnières de l'histoire des arts, lorsque des artistes cherchent à affirmer leur singularité au sein d'un groupe auquel ils sont peu ou prou liés. On le voit à travers l'exemple du peintre Paul Gauguin, objet de l'article de Pierre Pinchon (« Une revue entre deux voyages : Gauguin et les Essais d'art libre (1893-1894) »), qui se met à publier, à son retour de Tahiti, dans une petite revue symboliste, les Essais d'art libre. Celle-ci constitue, outre « le support de diffusion privilégié » (p. 159) de ses idées esthétiques, un moyen de s'affirmer, en particulier face à Van Gogh, et de marquer son territoire en tant que peintre-écrivain au sein d'une scène symboliste divisée. De façon plus radicale encore, la revue Minotaure constitue pour Salvador Dalí étudié par Simon-Pier Labelle-Hogue (« La revue au service de l'artiste : Dali et Le Minotaure »), un moyen de s'émanciper du groupe surréaliste.
6Dans le champ théâtral, la fin du xixe siècle voit l'émergence d'une figure nouvelle, celle du metteur en scène, dont la définition et la légitimation passent par la presse périodique. L'article co-écrit par Marco Consolini, Sophie Lucet et Romain Plana (« L'artiste de théâtre en revues : parcours croisés de Lugné-Poe et de Jacques Copeau ») confronte les parcours de Lugné-Poe et de Copeau, familiers l'un et l'autre de la presse. Pour le premier, la revue est un espace qui lui permet de développer une intense activité de critique dramatique, mais aussi d'accompagner le lancement de sa propre entreprise théâtrale, avec la création, en 1909, de L'Œuvre. Pour le second, la revue apparaît comme la « cervelle du créateur dramatique » (p. 168), une sorte de terreau originel où il se forge une identité d' « homme de lettres », « d'auteur dramatique en puissance » (p. 169), de « jeune enragé » (p. 171) qui dissèque avec acuité la matière théâtrale de son temps avant de choisir de se consacrer à la pratique théâtrale. Ces itinéraires, quoique divergents, soulignent cependant les profondes ambiguïtés du périodique littéraire, qui « accueille l'artiste de théâtre [...] selon des normes d'auctorialité qui perpétuent une vision ancillaire de la mise en scène, où l'écriture dramatique et son auxiliaire, le discours critique, continuent de tenir le haut du pavé » (p. 174).
7La pensée musicale n'échappe pas à la revue, comme le montre le cas de Pierre Boulez, étudié par Sarah Barbedette (« "Fermez le livre !" Pierre Boulez et le mode périodique »), qui a toujours préféré au livre la publication en revues, auxquelles il a « livr[é] la quasi-totalité de ses textes fondateurs » (p. 189). Boulez envisage les revues comme des supports contribuant à la diffusion de ses idées, mais plus encore comme des « laboratoires », des « outils de travail » (Marcel Gauchet, p. 189), dont la discontinuité formelle rejoint ses propres conceptions musicales. Le cas de la Revue wagnérienne, objet de l'article d'Alexandre de Craim, (« Détournement wagnérien à la Revue wagnérienne (1885-1888) : le cas des écrits de Richard Wagner ») est particulièrement intéressant, puisque cette publication émane non de l'artiste lui-même, « cantonné à un rôle de catalyseur ou d'étendard » (p. 129), mais de ses disciples, soucieux de « promouvoir le wagnérisme dans les arts français » (p. 130). Cette vision, orientée par la pensée symboliste, les conduit, durant la première année de parution, à instrumentaliser, dans le sens d'une littérarisation forcée, les écrits du compositeur, ce qui fera de la revue le relais du mythe français de Wagner.
Un outil de combat
8La contribution des artistes à des revues ne vise évidemment pas qu'à prendre position dans un contexte artistique donné ou à défendre des conceptions esthétiques singulières, par le biais de textes critiques ou de nature plus théorique. Elle semble de fait avoir souvent partie liée, sinon avec les avant-gardes stricto sensu, du moins avec la diffusion d'idées nouvelles dans un environnement hostile ou que l'artiste entend transformer ou influencer. Le « combat », intitulé de la cinquième partie de l'ouvrage, apparaît à ce titre comme l'une des prérogatives importantes du support périodique au xxe siècle, qui se fait ainsi le véhicule, selon des modalités et des stratégies diverses, de discours engagés ou militants.
9L'ouvrage met en lumière quelques déclinaisons de combats revuistes à travers des études de cas menées dans le champ français par Fabienne Fravalo (« Eugène Grasset, un acteur ambigu d'Art et Décoration : entre engagement et exploitation »), flamand par Karel Vanhaesebrouck (« Le "state of the union" du théâtre professionnel en France : autoréflexion artistique ou source historiographique ? ») ou italien par Joël Roucloux (« La revue Valori Plastici et la fortune critique de Carrá et Chirico : une symbiose en trompe-l’œil »). Objet de deux articles, le contexte sud-américain du milieu du xxe siècle, moins connu sans doute, illustre cette dimension de « combat » de la revue de manière particulièrement intéressante et contrastée. Violeta Nigro Giunta (« Juan Carlos Paz et son "action insecticide" dans les journaux Critica (1933) et Reconquista (1939) ») montre à cet égard comment le compositeur et écrivain argentin Juan Carlos Paz a pu faire de deux périodiques, dans les années trente, de véritables « manifestes » (p. 271) de ses conceptions musicales, selon lesquelles la musique argentine « devait s'éloigner du folklore pour embrasser le langage d'avant-garde de son époque » (p. 271). La démarche revuiste de Paz, qui passe par une action qualifiée d'« insecticide », c'est-à-dire de « défense "à outrance" de l'avant-garde » (p. 272), s'inscrit là dans un combat politique et idéologique plus large, qui souhaite opposer au « nationalisme musical » institutionnel une « pensée universaliste » (p. 273).
10Cecilia Braschi (« L'art concret au Brésil et la revue Arquitetura e decoração (1953-1957) ») éclaire de son côté la stratégie subtile, qui passe par la « contamination » plutôt que par l'« appropriation » (p. 317), menée dans les années cinquante par un groupe d'artistes et de poètes partisans de l'art concret (concretismo) au sein d'une revue d'architecture et de design brésilienne. Si leurs contributions dans la revue relèvent d'un « combat », en l'occurrence pour un projet qui se veut à la fois esthétique et social, elles ne sont ni dogmatiques ni d'ailleurs purement théoriques, puisqu'elles « agissent » aussi, si l'on peut dire, à travers un travail mené sur le visuel et la mise en page. De fait, elles conservent à la revue son caractère ouvert et multidisciplinaire, acceptant même de côtoyer au sein de ses pages des détracteurs du concrétisme.
Un outil de promotion & de construction de la notoriété
11Outil de positionnement esthétique, outil de combat, la revue s'impose également, et ce, dès le xixe siècle, comme un outil au service de la promotion ou de l'autopromotion de l'artiste. Elle se fait en l'espèce le relais d'une quête de notoriété, liée tout à la fois au désir de diffuser des idées ou des productions artistiques et de construire ou d'imposer une certaine image de soi au public. C'est là que l'on perçoit une partie des ambiguïtés du support périodique, régulièrement tiraillé, au travers de ses contributions, entre volonté d'expression artistique ou intellectuelle, aspiration à la reconnaissance et stratégie publicitaire ou marchande.
12Erika Wicky (« Nadar rédacteur en chef, caricaturiste et critique d'art : genèse d'un grand nom ») se penche sur le cas Nadar et démontre brillamment le rôle efficace qu'a pu jouer la petite presse satirique dans la construction et de son succès commercial et de sa notoriété artistique. La popularité de Nadar se fonde sur un nom – le pseudonyme que se choisit Félix Tournachon en 1837 –, qu'il exploite d'abord en « faisant des têtes » (p. 232), autrement dit en publiant des séries de caricatures dans les journaux de Charles Philipon, qui correspondent au goût de ses contemporains pour les portraits et les biographies. L'intimité qu'il entretient avec les sujets de ses caricatures lui permet de se constituer un « réseau social » (p. 234), qui formera par la suite sa clientèle de photographe. C'est encore grâce à la presse que Nadar contribuera à asseoir la légitimité de ces deux pratiques jugées mineures que sont alors la caricature et la photographie, en publiant des critiques d'art à ce sujet.
13Si le périodique peut contribuer au succès et à la réputation d'un artiste, on voit qu'il peut aussi aboutir, dans ce domaine, à un relatif échec, comme le montre l'article particulièrement dense d'Evanghélia Stead (« Aubrey Beardsley et les revues françaises fin de siècle »), consacré à la médiatisation française de l’œuvre graphique d'Aubrey Beardsley. Alors que cet illustrateur est associé en Angleterre à des revues d'avant-garde, Beardsley est relayé en France par une revue controversée, Le Courrier français illustré, et non dans les revues littéraires et artistiques que l'on attendrait, lesquelles ne le reconnaîtront qu'à sa mort.
14Avec Rodin, au cœur de l'article de Véronique Mattiussi (« Rodin et la presse : l'ultime combat pour la défense des cathédrales »), le recours au périodique s'inscrit dans une volonté du sculpteur d'« affirmer publiquement un statut d'intellectuel, réfléchissant devant la forme sculptée » (p. 406), alors qu'il a acquis la pleine reconnaissance artistique et dispose d'un réseau important de soutiens dans le monde des lettres et de la presse. Dans cette perspective, il multiplie les publications sur l'architecture gothique, dont il fait une image de sa propre création. Une telle démarche, chez celui qui a, semble-t-il, longtemps conservé « un rapport fébrile à l'écrit » (p. 400), relève, outre d'un positionnement esthétique classique, d'une volonté de se construire une image intellectuelle d'artiste théoricien et historien de l'art. Face à un Rodin en quête de reconnaissance intellectuelle, la démarche de Georges Lemmen, peintre belge du xixe siècle étudié par Borys Delobbe (« Georges Lemmen : une critique d’art au service de la promotion des arts décoratifs ? ») paraît plus ambivalente : ses contributions dans la presse révèlent en effet un artiste prompt à faire sa réclame derrière une défense des arts décoratifs.
15Si la revue peut constituer un outil d'autopromotion – avec toutes les ambiguïtés que le terme comporte – pour les artistes, elle est aussi le support privilégié de leur vedettarisation. Michel Duchesneau (« Composer avec l'image : les compositeurs dans Musica (1902-1914) ») propose une analyse détaillée de la revue Musica, première revue musicale illustrée du xxe siècle, qui met au premier plan, au travers d'élégants photoreportages et d'articles informatifs parfois confiés à de grands noms, les vedettes du monde de la musique et de l'opéra. On est là dans une déclinaison du périodique aux antipodes du Musical Quarterly, étudié par Angélica Rigaudière (« La contribution des compositeurs au Musical Quarterly : le discours du créateur contre celui du savant ? »), qui privilégie le discours de la musique au discours sur la musique, émanant de journalistes ou de critiques. La revue Musica exploite a contrario les goûts d'un lectorat amateur et mondain en donnant notamment à voir les artistes établis et/ou les plus renommés dans un cadre intime.
16Les visites d'ateliers d'artistes publiées en 1898 dans Le Figaro illustré, dont parle l'article de Rachel Esner(« Le Figaro illustré en 1898 : vendre l'artiste aux bourgeoises »), sont un cas exemplaire et à certains égards extrême de l'ambiguïté de la promotion de l'artiste au sein du périodique. Sous le couvert de reportages illustrés particulièrement léchés, donnant à voir des artistes au travail, le journaliste-marchand cherche à séduire un lectorat supposé féminin (cible de la stratégie des « suppléments » dont certains grands journaux se dotent à la fin du xixe siècle) et à leur vendre un produit, en l'occurrence les toiles de peintres exposées. Une telle stratégie, dont Rachel Esner analyse les ressorts rhétoriques de manière passionnante, relève ni plus ni moins de ce qu'on appellerait aujourd'hui du publireportage.
Un outil d'expérimentations
17La dernière partie de l'ouvrage explore une facette attendue et plus contemporaine de la revue, celle qui en fait le creuset d'expérimentations formelles, « un espace de création alternatif qui participe à la remise en question des modes de production, de diffusion et d'exposition de l'art » (p. 19).
18Debra Kelly (« Léopold Survage dans l'espace des revues artistiques et littéraires : rythmes, interactions, innovations ») en retrace en quelque sorte les prémices en faisant revivre une figure singulière, par ailleurs méconnue, de l'avant-garde parisienne des années 1920 : Léopold Survage. Ses contributions dans des revues littéraires et artistiques lui permettent non seulement de se positionner, d'interagir avec d'autres artistes, mais aussi d'acquérir et de perfectionner de nouvelles techniques artistiques, en l'occurrence la gravure sur bois.
19C'est toutefois dans l'après-guerre que le périodique se fait véritablement le terrain d'expérimentations. Johan Pas (« From manifestos to manifestations. Zero et les revues d’artistes de la nouvelle avant-garde européenne [1958-1965] ») cherche à cet égard à réévaluer le rôle joué par les petites revues d'avant-garde, souvent éclipsées au profit des arts plastiques dans l'historiographie, dans les révolutions artistiques des années soixante.
20La revue américaine Aspen, dont Laurence Corbel étudie deux numéros (« Aspen, le magazine à trois dimensions » : un espace d'expérimentation pour l'écriture des artistes »), apparaît dans cette section comme un exemple emblématique, de par sa radicalité même, du périodique entendu comme lieu d’expérimentations formelles, permettant en l'espèce d'interroger l'objet revue lui-même, ses conditions de production et ses conditions de réception. Une telle démarche de mise à distance est évidemment influencée par les grands courants de l'art conceptuel, pour lesquels le processus importe plus que l’œuvre, au sens traditionnel du terme – un aspect que l'on retrouve par ailleurs dans l'analyse que livre Anne-Marie Christin de la revue OX (« Revue-image et imaginaire lettré : la revue OX de Philippe Clerc »). L'article de Laurence Corbel montre ainsi comment cette revue « multimédia », qui fait émerger une nouvelle figure, celle de « l'artiste-éditeur conceptuel », distinct de l'éditeur classique, rompt à la fois avec les cloisonnements disciplinaires, en accueillant des artistes issus de tous les champs de la création, et avec le format éditorial classique – relié, obéissant à une certaine linéarité –, en intégrant à ses publications d'autres supports matériels – la boîte ou le dossier – et d'autres médiums – des textes imprimés, mais aussi des disques, des films, des cartes postales, des affiches...
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21Il convient de souligner la richesse et la qualité des contributions réunies dans ce gros volume – dont une recension ne peut évidemment épuiser le contenu –, qui démontre, s'il en était besoin, tout l’intérêt d’une prise en compte sérieuse des publications périodiques dans le domaine des études littéraires et/ou des études intermédiales. Si le lecteur se focalisera sans doute, en fonction de ses intérêts propres, sur tel aspect du livre plutôt que sur tel autre, il est important, dans le cadre du renouvellement que connaissent aujourd'hui les études sur la presse, de disposer d'un ouvrage tel que celui-ci, proposant un ensemble d'études de cas portant sur plusieurs périodes, plusieurs pays et continents, plusieurs disciplines artistiques. Le panorama très large qu'offre l'ensemble des articles permet de voir que les artistes ont accompagné très tôt – dès la première moitié du xixe siècle – le développement de la presse périodique et, de surcroît, selon des modalités très diverses, d'ordre textuel ou visuel, allant bien au-delà du domaine, déjà connu, de la critique. L'un des intérêts de l'ouvrage est d'ailleurs de mettre l'accent sur les revues – les petites revues, qu'elles soient d'avant-garde ou non –, aussi éphémères soient-elles, plutôt que sur les grands journaux, qui ont pu faire ailleurs l'objet de monographies. Un autre de ces intérêts est de montrer, même si ce n'est pas une nouveauté en soi, comment les contributions des artistes dans les revues déterminent ce que Marie-Ève Thérenty appelle une « poétique » ou un « imaginaire du support », qui, par les contraintes qu'il impose, oriente l'écriture ou l'expression artistique de façon générale.
22Sur un plan plus formel, on émettra une légère réserve quant à l'organisation des articles et au découpage en sept sections – dont certaines s'imposent de manière évidente, tandis que d'autres apparaissent plus factices. On doit cependant saluer la qualité éditoriale et le soin dont a manifestement bénéficié l'ouvrage – couverture, mise en page, illustrations, traductions –, qui tranche de ce point de vue avec certaines publications actuelles elles-mêmes issues de colloques, aux relectures parfois trop précipitées.