"Femmes, encore un effort pour devenir sadiennes"
1Dans son livre, Le rire de Sade, Essai de sadothérapie joyeuse, Marie‑Paule Farina prend le contre‑pied de notre modernité qui a pris la mauvaise habitude de systématiquement dramatiser la création. Toute la critique littéraire contemporaine a la fâcheuse tendance à penser les écrivains comme des êtres qui ne peuvent pas avoir accès au bonheur, au rire, à la joie, à la légèreté et encore moins d’être en mesure de décrire ces sentiments, au risque de se faire passer pour peu crédibles ou manquant de profondeur. Depuis le poète maudit du xixe siècle, l’écrivain alcoolique, drogué ou dépressif au xxe, il faut du tragique et de la souffrance pour confirmer l’authenticité et la profondeur d’une œuvre littéraire. Alors, avec la biographie de Sade, tous les éléments dramatiques étaient là ! Nous avions l’aristocrate empêtré dans des affaires de mœurs durant toute son existence, l’écrivain naissant au fil des années d’emprisonnement, le citoyen révolutionnaire qui échappe à deux condamnations à mort, jusqu’au renégat que l’on enferme à l’asile, sans aucun diagnostic, jusqu’à la fin de sa vie. Bref, la critique littéraire traditionnelle ne pouvait espérer mieux pour traiter l’œuvre de Sade sous un angle tragique et elle ne s’en est pas privée. Ce que propose M.‑P. Farina est exactement le contraire. Que Sade puisse être considéré comme un véritable martyr, qui a souffert de l’hypocrisie et de la cruauté qui l’accompagne sous tous les régimes, M.‑P. Farina ne le nie pas, car c’est vrai. Cependant, malgré les drames personnels et toutes les fêlures que l’on a bien voulu trouver chez le marquis, M.‑P. Farina explique, dans un livre foisonnant, drôle et d’une connaissance de l’œuvre plus que remarquable, que Sade, malgré tous les aspects tragiques de son existence, a réussi à décrire la joie, le plaisir et le rire, comme peu d’auteurs l’avaient fait avant lui. Mais peut‑être qu’il ne s’adressait pas à ceux que l’on croyait ?
Le grotesque pouvoir masculin
2La première partie du livre s’intitule Femmes, encore un effort pour devenir sadiennes, mais en fait, tout au long du texte, M.‑P. Farina s’adresse aux femmes, (ainsi qu’aux hommes sensibles). Elle interpelle les femmes dès son exergue en leur rappelant que le marquis s’adresse d’abord à elles à travers la parole de Juliette : « Femmes, prudes, dévotes ou timides, profitez journellement et sans crainte de ces conseils ; c’est à vous que l’auteur les adresse. » M.‑P. Farina ose montrer qu’à travers son œuvre, Sade dévoile le grotesque du pouvoir masculin. Dans ses romans, chaque grand libertin, roi, et autres hommes de pouvoir sont toujours en dessous de la situation par rapport aux personnages féminins comme Juliette, Lady Clairwill, Durand, du point de vue de l’intelligence, de la ruse ou de la débauche. De même que dans ses écrits politiques, comme dans Français, encore un effort… il pastiche de manière très fine les hommes politiques de son époque. Aujourd’hui, il est impossible pour elle de lire les innombrables discours de Robespierre, de Saint‑Just, de Garnier de Saintes, de Barère utilisant la métaphore agricole sans entendre la voix malicieuse de Sade : « Toutes les idées intellectuelles sont tellement subordonnées à la physique de la nature que les comparaisons fournies par l’agriculture ne nous tromperont jamais en morale1. » En multipliant les exemples choisis parmi l’ensemble du corpus sadien, sans exception (romans, contes, correspondances, notes, écrits politiques), M.‑P. Farina montre qu’en ridiculisant et en riant de tout, Sade ne se limite pas à la simple critique de son époque, il crée véritablement une rupture littéraire qui coïncide avec la rupture historique et sociale de la Révolution Française. Il n’est peut‑être pas étonnant que les lectures les plus pertinentes de Sade soient aujourd’hui effectuées par des femmes, car M.‑P. Farina rappelle que Sade multiplie les figures féminines dans ses textes en ne cessant d’expliquer que l’on peut être femme et avoir de l’originalité dans les plaisirs : « Prudes, langoureuses et froides, insupportables bégueules, qui n’osez pas seulement toucher le membre qui vous perfore, et qui rougiriez de lâcher du foutre en foutant, venez, venez ici prendre des exemples : c’est à l’école de la Durand que vous vous convaincrez de votre ineptie2. »
L’insurrection des femmes par le sexe
3Sade s’est toujours considéré comme un homme de théâtre, il confie dans sa correspondance admirer Molière, Marivaux, Destouches ou Boissy en avouant ne pas pouvoir les atteindre. M.‑P. Farina dans la partie du livre intitulée Apologie de Sade propose un Sade tendre et rieur, mais toujours penseur de la féminité. Elle explique tout au long de cette partie (la plus longue) de quelle manière Sade va précipiter les mutations du siècle en dénonçant ses tares à travers des textes pornographiques. La pornographie comme arme politique et sociale ! Il fallait bien Sade pour oser écrire des textes volontairement excessifs, avec des dialogues que les hommes politiques de son époque ne comprenaient même pas. Ce que l’on sait, c’est que son talent l’amène du côté de l’Arétin, des histoires de putains et de courtisanes qui se distinguent des autres par leur intelligence, leur audace et leur ruse. Dans son théâtre, dans ses comédies comme dans ses romans, les femmes sont les personnages principaux pour transgresser les règles et exprimer une façon de vivre singulière. Avec M.‑P. Farina, les femmes sont non seulement comiques chez Sade, mais également responsables d’un discours subversif sur leur place dans la société. La femme sadienne transgresse toutes les bienséances sans jamais être ridicule, elle exprime le vice jusqu’au comique et pousse le rire jusqu’à l’utopie : « Fragiles les femmes ? Non, trop timorées, trop timides, trop peureuses… Mais tout cela se traite et d’abord par une simple prise de conscience3 », nous dit M.‑P. Farina. La sexualité des femmes chez Sade est comme le rire, railleur. C’est avec la sexualité que Sade s’attaque aux esprits moralisateurs, car pour lui il n’y a pas de pensée sans corps. Avec son style fulgurant, Sade utilise les femmes pour se moquer des hommes et il exagère, car c’est un romancier de l’exagération, du grotesque, de la charge contre telle pensée ou tel individu. Mais avec lui, les femmes de ses romans résistent, elles refusent continuellement une sexualité qui leur serait imposée. Justine fuit la violence et le plaisir pour maintenir coûte que coûte sa virginité et son intégrité physique. Elle fait l’abnégation de son corps et de la sexualité pour ne pas renier ses principes religieux et elle tient bon, même si le prix à payer est élevé. Sade va si loin que l’épopée de Justine en devient grotesque et ridicule, mais ce personnage incarne l’intégrité absolue. À l’inverse, le personnage de Juliette exprime une liberté qui passe par les plaisirs du corps et Sade va les exprimer jusqu’à la drôlerie : « La messe se disait, et les ordres donnés pour que mes désirs s’exécutassent avec la même célérité que ceux du souverain pontife. Dès que l’hostie fut consacrée, l’acolyte l’apporta sur l’estrade et la déposa respectueusement sur la tête du vit papal ; aussitôt qu’il l’y voit, le bougre m’encule avec. […] J’étais moi‑même branlée en dessous par un très joli jeune homme. […] Sodomisée par le pape, le corps de Jésus‑Christ dans le cul, Ö mes amis, quels délices ! Il me semblait que je n’en avais jamais tant gouté de ma vie4. » Le corps de Juliette impose ses droits, prend sa revanche avec la plus grande joie sur toutes les abstractions morales, religieuses ou idéologiques qui ont asservies les femmes jusqu’à elle. Le corps, le grotesque et le rire comme lieu de tous les savoirs, c’est de là que Sade puise toute sa science. M.‑P. Farina montre que c’est sur ce point que son génie opère dans ce roman, au moment précis où il transporte la religion et la philosophie au cœur de la chair, qu’il avait déjà mise dans le boudoir.
Rire & joie contre la morale
4Avant Le rire de Sade, personne n’avait osé souligner l’importance de la joie, du rire et de la farce dans l’œuvre de Sade. Pourtant, il suffit de lire sa correspondance pour voir qu’il confiait à Renée‑Pélagie, sa femme, que son œuvre romanesque était toujours écrite « De gaité d’imagination. » Malgré cela, gaité et imagination ne sont pas souvent associées à l’œuvre de Sade, même par les commentateurs les plus érudits. M.‑P. Farina, avec une rigueur de lecture propre à la professeure de philosophie qu’elle a été, prend en compte l’ensemble de la correspondance, pour mettre en relation les personnages de sa propre vie avec ceux de ses fictions. Et ceci pour montrer à quel point son époque était tragique et grotesque et qu’il valait mieux en rire. Car, sans le rire, de toute façon la transgression est vaine : « Contre le monde de la représentation, contre l’esthétique de Diderot qui, plus tard sera reprise par Brecht, par Eisenstein, et fait de la pièce de théâtre ou du film, une galerie, un salon où se succèdent des tableaux à finalité morale, sociale ou pédagogique, Sade choisit le récit, la musique, le texte que chacun peut entendre à sa manière […] rien de moins militant, rien de moins clos, rien de moins pédagogique, rien de moins pictural que le roman sadien5. » M.‑P. Farina ne s’attache pas seulement à mettre en lumière la gaité d’une œuvre exceptionnelle dans la littérature mondiale, elle explique surtout pourquoi toute mère devrait la faire lire à sa fille. Car là est sans doute la seule possibilité de lui apprendre à se préserver des vrais méchants, qu’ils soient sous l’Ancien Régime ou dans notre époque. M.‑P. Farina rappelle que nous avons beaucoup à apprendre de Sade, et surtout que le sérieux, la morgue, l’hypocrisie et toute la bien‑pensance sont, sous toutes les latitudes et à toutes les époques, les caractéristiques des bourreaux, des esprits sec, froids et qui ne rient jamais. Sade n’a jamais cessé de ridiculiser ces gens‑là. Il n’est donc pas surprenant que M.‑P. Farina, en fine lectrice de Flaubert, fasse également appel à celui‑ci pour montrer qu’avant elle, l’auteur de Madame Bovary riait beaucoup en lisant Sade et qu’il le conseillait même à ses amis en leur assurant qu’il était « instructif et amusant6. » Flaubert, comme Sade, n’a jamais cessé de se révolter contre l’hypocrisie ambiante et M.‑P. Farina se fait un plaisir de nous le rappeler : « Flaubert a lu Aline et Valcour, Justine et Juliette et cela lui suffit pour sentir dans l’œuvre anonyme une autre odeur que celle de l’Ancien Régime. […] Je pense que c’est très consciemment que Sade choisit de faire rire des horreurs commises par des hommes qui haïssent tant leur propre nature, qu’ils ont muté et sont devenus des animaux de l’autre monde pourchassant la vie sous toutes ses formes7. »
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5Avec Le rire de Sade, Marie‑Paule Farina interpelle ceux qui l’avaient jusqu’alors trop prise au sérieux, pour leur dire que l’œuvre du marquis est une fête du corps et surtout une fête des mots qui traitent de philosophie, de pornographie et de farces. Depuis Flaubert et Swinburne, peu de critiques actuels évoquent l’effet comique des textes de Sade. Pourtant, dit‑elle, les vrais penseurs comme Rabelais, Beckett, Sade ou Kafka sont des espiègles et sans eux, la littérature serait bien ennuyeuse. Et, ce qui est le plus rare et le plus pertinent, c’est qu’avec cette lecture, M.‑P. Farina décrypte l’œuvre de Sade en profondeur pour en présenter un nouvel auteur : « Plus on réintègre Sade dans l’Histoire, plus on situe ses textes, plus l’homme et l’œuvre apparaissent admirables. »