L'Occident raconté par les romanciers arabes
1La vision de l'Occident telle qu’elle est dressée par les romanciers orientaux demeure un sujet délaissé qui demande à être approfondi. L’Image de l’Occident dans le roman arabe contemporain, version corrigée et augmentée d’une thèse présentée par Mojeb Alzahrani en 1989 à l’Université de Sorbonne, explore cette thématique. L’ouvrage, publié en 2019 aux Éditions Erick Bonnier, permet de mieux saisir en quoi la vision de l’Occident qui imprégnait les romanciers arabes pose un problème, celui de l’altérité, source de grandes incompréhensions.
2Auteur saoudien spécialiste de la littérature comparée, M. Alzahrani a enseigné pendant plusieurs années à la Sorbonne avant de retourner en Arabie saoudite en tant que doyen et professeur d'université. Il est revenu en France après sa nomination, en 2016, à la fonction de directeur général de l'Institut du monde arabe. L'auteur compte à son actif plusieurs œuvres littéraires, notamment Lectures dialogiques1, ainsi que son livre autobiographique Ma vie : histoire d’une génération2, ou encore son roman intitulé Danse3.
3L’ouvrage porte un éclairage sur certains écrits rédigés entre les années 1930 et les années 1980 par une vingtaine d’écrivains issus principalement du Moyen‑Orient. M. Alzahrani divise son exposé en trois parties : la première concerne l’évolution historique dessinée par l’étude de ces écrits, la deuxième s’intéresse aux particularités de la représentation de la femme occidentale chez ces auteurs, et la troisième met en lumière les expériences propres aux vécus des auteurs saoudiens. La première partie constitue l'essentiel de l’ouvrage et se divise à son tour en trois sous‑parties, portant chacune sur une période historique : la première période est caractérisée par l'éblouissement ressenti par les auteurs orientaux face à la lumière de la culture occidentale ; la deuxième est celle de l'affirmation de soi lors de la lutte contre la colonisation ; et, enfin, la troisième met l’accent sur le désenchantement ressenti par ces écrivains lors de leurs exils en Occident. Les pays occidentaux évoqués répondent à une définition large de l’Occident, dont le contenu ne cesse d’être redéfini au fil de la chronologie. Il s’agit principalement de la France et de l’Angleterre au début du xxe siècle, puis de l'Italie et de l'Espagne, et plus tard des pays de l'Europe de l'est, de l'Union soviétique et des États‑Unis.
4Son analyse concerne d’abord les années 1930, au cours desquelles des auteurs tels que l'Égyptien Taha Hussein, considéré comme le doyen de la littérature arabe contemporaine, arrivé en France en tant qu’étudiant‑voyageur, s’attachent à définir l'universel selon les termes de l'universel européen. Afin d’être reconnu comme un auteur universel, Taha Hussein défend l'idée de l'appartenance de la littérature égyptienne à la littérature occidentale en niant l'évidente arabité de son pays. L'exemple européen, notamment français, est à ses yeux le seul qui doit être adopté si l’on veut accéder à la modernité.
5Dans son livre Oiseau d’Orient4, son contemporain Tawfiq Alhakim, qui n’avait entrepris qu’un projet culturel sans prétentions politiques revendiquées, ne comprend quant à lui l’universel européen qu’au sein de la culture et de l’art, opposant ainsi le matérialisme européen au spiritualisme oriental :
Cette idée‑force, émanant sûrement de l’imaginaire de l’auteur [Tawfiq Alhakim], est qu’il y avait une opposition conflictuelle et dualiste entre « l’Orient » et « l’Occident ». Le premier monde – homme, culture et histoire – était « spirituel », « noble », prodigieux », « terre de prophètes et de sages » et source de « vraie civilisation », etc. … Mais il n’en reste que des traces […].
Le second est « matérialiste », « cynique », « égoïste », producteur des « faux prophètes » que sont les scientistes, les idéologues et les politiciens. Dans ce monde occidental, source de civilisation moderne « technique », « satanique », « dégradée » et « dégradante », seuls l’Art et la Création artistique comptent, aux yeux d’un « artiste » « spirituel » et « oriental » […]. (p. 88)
6Pour ce qui est de la période coloniale, M. Alzahrani propose d’étudier les récits d’écrivains‑voyageurs. En dehors des avancées scientifiques et technologiques, ces récits n’évoquent guère l’Europe en des termes mélioratifs. Les auteurs choisis insistent sur l'identité arabo‑musulmane qu’il s’agit alors d’affirmer face au colonisateur. Quant à la pensée de l’auteur syrien Suhayl Idris, le nationalisme arabe et l’opposition à la culture européenne – tels qu’ils apparaissent dans son roman Quartier latin5 – semblent, selon M. Alzahrani, en être les éléments fondateurs : « Nationaliste convaincu et fasciné par A. Camus, [Idris] essaie de réinterpréter l’idée camusienne de l’“homme révolté” en fonction de son idée de l’“homme arabe, nationaliste et révolutionnaire” » (p. 150). En outre, « [f]asciné par la France (espace et culture) et par l’existentialisme, passionné de l’image de ce “pays du futur” que serait “l’État Arabe uni” moderne et progressiste (peut-être comme la France), l’auteur s’est idéologisé œuvre et représentation » (p. 156).
7La troisième phase historique étudiée est celle du désenchantement lors de laquelle l'indépendance tant souhaitée est désormais acquise. L'Orient entre alors dans l’ère postcoloniale. Les auteurs‑voyageurs mis en avant prennent plutôt l’apparence d’exilés politiques fuyant les régimes autoritaires dont l’établissement a suivi le départ du colonisateur. L'image de l'Occident telle qu’elle est dressée au cours de cette période est paradoxale : l'on reproche souvent aux politiciens des pays occidentaux de soutenir les régimes dictatoriaux.
8Le Syrien Hana Mina et le Saoudien Abdarrahman Mounif en sont de bons exemples, comme en témoignent leurs ouvrages respectifs, Voyage de printemps et d’automne6 et À l’Est de la Méditerranée7. Le premier est cerné par M. Alzahrani comme une œuvre écrite à la gloire du socialisme existant en Hongrie, peu de temps avant l’effondrement de ce dernier :
Voyage de printemps et d’automne se passe entièrement en Hongrie, le narrateur‑auteur est un écrivain communiste syrien qui s’était réfugié à Budapest d’où il n’est revenu à Damas qu’au lendemain de la guerre israélo‑arabe de 1967. H. Mina découvre, pour la première fois, l’Occident socialiste. Enchanté et fasciné par celui‑ci, il transforme son roman en éloge fait, sans réserve aucune, aux systèmes socialistes qui y règnent. (p. 189)
9Pour ce qui est de l’œuvre d’Aberrahman Mounif, « elle se veut une dénonciation des régimes politiques à l’est de la Méditerranée, d’où viennent le titre du roman et une revendication des droits de l’homme les plus élémentaires, bafoués dans cet espace » (p. 190).
10M. Alzahrani accorde une attention particulière à la place de la femme occidentale dans l'imaginaire de ces auteurs‑voyageurs. Cette femme représente consciemment ou inconsciemment la civilisation européenne, libre et éblouissante pour les uns, décadente et opposée aux valeurs orientales pour les autres, mais demeurant toujours une énigme et un sujet de fascination. Évoquons Taha Hussein, qui voyait dans la France le « paradis des femmes », et dont le héros du roman Homme de lettre8 tombe amoureux de la première femme qu’il rencontre à Marseille. Pour Tawfiq Alhakim par contre, la femme occidentale est, comme le relève M. Alzahrani, indigne d’amour et encore plus indigne de « spiritualisme » :
Vue de loin, la jeune fille est « belle », et « fascinante » mais c’est uniquement au niveau de l’apparence, tout comme la « jeune » civilisation européenne ou occidentale qui séduit et fascine les autres, les non‑Occidentaux, par ses aspects de modernité « technique » et/ou « idéologique ». Vu de près, il la trouve « vide de sens », « superficielle », « cynique », « dominatrice », « agressive et aussi inhumaine que déshumanisante. (p. 93‑94)
11Remarquons que les relations instaurées par ces auteurs entre leurs personnages principaux et la femme occidentale se soldent toujours par une rupture.
12M. Alzahrani consacre son dernier chapitre aux auteurs saoudiens, tiraillés entre sciences occidentales et traditions locales. On trouve à travers les quatre auteurs étudiés ici, plus ou moins connus, la spécificité de leur attachement aux valeurs de l'islam dont la société saoudienne est imprégnée. Mais cet attachement prend souvent la forme d’une adhésion de façade servant à plaire aux autorités politiques et religieuses afin de permettre à ces auteurs de trouver une place au sein de leur propre pays. M. Alzahrani relève que, parmi ces auteurs, Fouad Sadiq Moufti fait preuve d’un sens critique dans son roman Moment de faiblesse9:
Fouad S. Moufti s’oppose à eux, ou du moins s’en écarte. Son œuvre consiste à dire, à haute voix parfois, que les ressortissants des Lieux Saints de l’Islam ne sont pas des saints et s’ils ont des défauts, il faut en chercher les causes dans le soi (l’individu, la société et le système culturel) et non pas les projeter sur l’autre, femme ou homme, occidental ou pas. (p. 294)
13Son compatriote Mohamed Abdu Yamani se situe à l’opposé lorsqu’il décrit le destin de Hishâm, personnage de son roman Jeune fille de Hayl10: « L’Occident est “libertin”, “décadent” et “immoral”, mais Hishâm est bien protégé à tous les niveaux : “bon musulman”, “bon militaire” et “bon mari”, il est fidèle dans tous les cas » (p. 270‑271).
14M. Alzahrani, saoudien lui‑même, parvient à décrire, à travers l’exemple de ces différents écrivains, les modalités de l'évolution sociologique en Arabie saoudite, et parvient à mettre en lumière la chape de plomb qui s'est abattue sur son pays.
15En guise de conclusion, M. Alzahrani analyse le style propre à chacun de ces écrivains‑voyageurs et met le doigt sur l'insuffisance de la dialogique dans leurs esprits, exception faite de l'écrivain soudanais Tayeb Salih dans son roman Saison de la Migration vers le Nord11 :
La problématique des rapports avec la civilisation occidentale est certes au centre de ce chef‑d’œuvre [Saison de la Migration vers le Nord], mais l’auteur [Tayeb Salih] ne la reproduit dans son roman que pour en explorer la richesse, la complexité et les profondeurs abyssales. (p. 158)
16Et partiellement faite de l’écrivain égyptien Sun allah Ibrahim et de son roman Étoile d’Août12:
[…] à l’instar de T. Salih, S. Ibrahim opte pour un langage et pour un point de vue qui démystifient, dévoilent et déconstruisent les mythes littéraires et idéologiques courants et dominants en Orient ou en Occident, à commencer par le nationalisme en Orient arabe et le communisme en Europe de l’Est. (p. 209)
17Selon M. Alzahrani, la plupart des auteurs étudiés n'ont réussi qu'à affirmer, à travers leurs voyages et écrits, les préjugés déjà ancrés en eux et n'ont pas su ouvrir un dialogue réel entre Occident et Orient. Les personnages, qu’ils soient occidentaux ou orientaux, expriment davantage le point de vue de leurs auteurs. Lorsqu’il s’agit de se mettre en rapport avec l’Européen, ces écrivains se mettent involontairement en position d'infériorité ou de supériorité, mais jamais en position d’égalité.
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18À nous de conclure en disant d’emblée que M. Alzahrani offre une fine analyse de tous ces écrits dont l’étude permet de mieux comprendre la nature de l'image de l'Occident présentée par les romans arabes. Nous remarquons cependant l'étendue de sa notion d’« Occident », celle‑ci incluant Moscou et New York en passant par l'Europe, et portant plus sur les données géographiques que sur les similitudes culturelles, ce qui contraste avec l'étroitesse de sa notion de « roman arabe », qui n’inclut que des écrivains du Moyen‑Orient, considérant davantage la langue utilisée que l'appartenance culturelle et émotive de l'écrivain.
19La pensée de M. Alzahrani lui‑même, inclinée vers l’universalité et l’humanisme, et qui est le résultat des expériences que l’auteur a vécues dans son propre pays mais aussi et surtout en France, se résume dans cet extrait de son ouvrage, où il définit sa conception de l'écrivain idéal :
Nous pensons que le rôle de tout écrivain qui s'assigne la tâche de traiter le thème des relations avec autrui, est d'élaborer, un langage dialogique, humaniste, novateur et par‑là même rebelle aux clichés et stéréotypes dominants. Il est de son rôle aussi de se transformer, être et œuvres, en médiateur entre les peuples et les cultures pour relativiser toute différence et favoriser la connaissance et la reconnaissance mutuelle ; de voir en l'autre, homme ou femme, le prolongement de soi, un être humain dont la langue, la religion, la culture..., ne sont ni supérieures ni inférieures ; de créer pour libérer son lecteur et se libérer soi‑même des visions étroites conjoncturelles, simplistes et dangereuses. (p. 358)
20L'auteur a réussi, dans ses propres écrits, à respecter effectivement cette maxime. On peut se demander si les écrivains‑voyageurs arabes de notre temps seraient prêts à la suivre à leur tour, afin d'aborder l'Occident avec une véritable ouverture d'esprit.