Roussel et le cinéma
1Le titre du volume surprend d’emblée, Roussel et le cinéma ; l’association du nom du plus illustre des inconnus du panthéon littéraire français au cinéma ne vient pas immédiatement à l’esprit. Dans la collection « Le cinéma des poètes » des Nouvelles Éditions Place, à côté de couvertures annonçant Buñuel et le cinéma, Breton et le cinéma, Duchamp et le cinéma, Roussel apparaît comme un élément inattendu. Nous n’avons aucune preuve qu’il soit jamais entré dans une salle de cinéma, et aucune référence n’est faite dans ses textes au médium qui est né justement à son époque ; enfin, les quelques films d’inspiration roussellienne qui existent, soit sous la forme d’hommages ou d’adaptations, sont très peu connus.
2L’essai d’Érik Bullot s’offre donc comme résolution d’un paradoxe : il s’agit de créer les « équations de faits » qui rendront vraisemblable la cohabitation de deux éléments, Roussel et cinéma, à priori disparates. Faire venir au premier plan, décrire, énumérer, faire émerger des espaces d’intersection entre la poétique roussellienne, ses matériaux, sa façon de les agencer, son imaginaire, ses procédés (dans tous les sens du terme), et l’imaginaire, les techniques, les dispositifs mobilisés dans le cinéma des premiers temps et le cinéma expérimental. Articuler le tout dans une écriture élégante et précise qui, dans son économie même, semble imprégnée du style‑Roussel, de manière à créer un récit convainquant dans lequel s’associent les images et la langue : le déroulé des tableaux qui, dans le cinéma des premiers temps, était accompagné du récit du bonimenteur, et le défilé des spectacles engendrés par le Procédé roussellien qui, dans un deuxième temps, seront expliqués par le narrateur.
3Ce travail est lié à une réception qui, au cours des deux ou trois dernières décennies, a mis en lumière l’impact des textes de Roussel dans le domaine des arts plastiques, traçant une sorte d’histoire secrète, roussellienne, des arts du xxe siècle. Les grandes expositions qui ont eu lieu à Madrid, Porto, Paris, Athènes, New‑York en ont été les manifestations les plus visibles. Par son essai, É. Bullot nous rappelle donc un des paradoxes de la postérité de Roussel qui reste un auteur pour happy few dans le système littéraire, en même temps qu’on lui reconnaît une influence indéniable sur notre culture récente. C’est dans ce renouveau des approches de Roussel qui privilégient les opérations de remédiation et d'intermédialité qu’il décide de placer son essai (p. 14). L'intérêt de son travail n'est pas de lire Roussel comme un monument du passé, fou littéraire, excentrique, décadent, précurseur des surréalistes, mais bien comme une proposition artistique et littéraire dont les ressorts peuvent rester pleinement actifs dans le présent. Partant de cette base, É. Bullot privilégie trois axes : l'histoire du cinéma, l'archéologie des médias, et les opérations de remédiation : « Au prisme de ces trois foyers (nouvelle histoire, archéologie des médias, remédiation) seront étudiés le thème de l’optique dans la poésie (Jeux d’optique), l’influence des attractions (Cinéma des attractions) et du dispositif filmique (Rébus du cinématographe), la relation au théâtre (Cinéma vivant) » (p. 18).
4Mais tous les dispositifs reproducteurs d’images qui fourmillent dans les textes de Roussel ne peuvent être des remédiations du cinéma sauf à les considérer sous l’angle du paradoxe, ce que les oulipiens appelleraient le « plagiat par anticipation » et que É. Bullot nomme à la suite de Pavle Levi, processus de « remédiation rétrograde » qui désigne la manière dont « un médium ancien peut être convoqué pour traduire les enjeux d'un médium plus récent » (p. 18). Par exemple, la machine de Louise Montalescot transpose dans un cadre pictural la photographie : « Les inventions de Roussel procèdent à un effort de re‑matérialisation du dispositif cinématographique par hybridation des techniques » (p. 18). C’est ce concept de « remédiation rétrograde » qui permet à É. Bullot de saisir les analogies, les intersections qui relient l’univers imaginaire de Roussel au cinéma et, notamment, au cinéma des premiers temps.
5É. Bullot fait d’abord porter son attention sur La Vue, l’appareil d’optique le plus connu de Roussel, où l’auteur note au long de quelque deux mille vers ce qu’il voit en collant son œil à la photo enchâssée dans un stylo‑plume. Roussel fait passer comme une lente loupe sur la photo pour offrir un long défilé d’objets qui se côtoient, de personnages, de poses, de tenues, de gestes, des hublots, des voiles, des rames, la position des mains, telle moustache qui se détache sur l’horizon, une phrase restée en suspens, « la hauteur d’une vague, un ballon en suspens dans le ciel, l’extrémité d’une rame surélevée, le cahot d’un attelage, l’incandescence d’une allumette, la crinière des chevaux soulevée par le vent, le chapeau de paille envolé, les favoris retroussés d’un promeneur » (p. 23). Toute cette fascination pour les objets, cette « tentative d’épuisement » d’un lieu, est à rapprocher de la fascination de l’époque pour les instantanés. Roussel décrit certes une photographie, mais il pourrait aussi bien s’agir d’un long plan‑séquence. É. Bullot conclut : « rapetissement, croissance, irisation, solarisation, déformation, apparition, disparition. La littérature est devenue une machine optique qui feuillette le visible au fil d’instantanés consécutifs, tel un folioscope » (p. 27). Cette « pulsion optique » de Roussel se concrétise de manière très matérielle dans Nouvelles Impressions d’Afrique, par la transformation du livre même en un dispositif essentiellement fait pour être vu, l’enchâssement parenthétique apparaissant alors comme une sorte de concrétion typographique d’un microscope ou d’un zoom.
6Dans un deuxième volet, É. Bullot se propose de tisser les rapports de Roussel avec le cinéma d’attractions. Sa première constatation est la coïncidence chronologique d’une bonne partie de la production roussellienne avec le cinéma des premiers temps dont il retient trois caractéristiques : le rituel de la séance, le rôle du bonimenteur et « la logique des attractions ». Les livres de Roussel partagent avec ce cinéma leur inscription dans la série culturelle du spectacle de la fin du xixe siècle : « théâtre d’ombres, vaudeville, mélodrame, féerie, spectacle de lanterne magique ».
7C'est cette transposition de l'univers des attractions dans la littérature qui permet de relier le travail de Roussel à l'histoire du cinéma dans la mesure où ce dernier va s'alimenter aussi, à ses débuts, très largement des séries culturelles du spectacle : « Par citation, déformation, reprise, Raymond Roussel opère un même effort de transposition des séries culturelles du spectacle au sein de la littérature qui révèle sa proximité avec le cinéma des premiers temps. » (p. 16).
8Pour faire le lien entre le cinéma des premiers temps et l’univers fictionnel de l’écrivain É. Bullot prend tout au long de son essai un grand plaisir à rappeler la quantité de phénomènes extraordinaires rencontrés dans les textes de Roussel. Les pages du livre, le style des phrases, font sentir la jouissance de la lecture de l’univers roussellien. Là se trouve l’apport capital de ce texte, car paradoxalement, Roussel n’est pas souvent lu à partir de l’émerveillement face à l’univers fantastique qu’il fait vivre devant nos yeux : « La découverte du Procédé et l’influence du structuralisme ont longtemps tiré l’exégèse du seul côté du langage, insistant sur la clôture de l’œuvre, sans prêter toujours attention aux ressorts internes de la fiction et à ses influences » (p. 13). Une situation en effet surprenante, les mondes de fiction inventés par Roussel à l’aide de sa « technique très spéciale » n’ont pas assez retenu l’attention de la critique alors que l’auteur avait justement présenté son Procédé comme un outil pour inventer les histoires les plus originales qui n’auraient jamais été écrites. Est‑il nécessaire de rappeler que le Procédé est un outil d’écriture destiné aux écrivains et non une formule de lecture, et non la vérité que le texte aurait à délivrer, une sorte d’ultime arcane en quête de laquelle nous aurions à épuiser nos efforts ?
9Impressions d’Afrique surtout, mais aussi une bonne partie des Textes‑genèse, et dans une moindre mesure Locus Solus, tirent leur matière de la féérie, du cirque, du vaudeville, des spectacles de prestidigitation, des variétés. Dans les œuvres de Roussel défilent des acrobates prodigieux, des sportifs hors‑pairs, des diseuses de bonne aventure, des chanteurs singuliers, des phénomènes à la voix quadruple, des instrumentistes inimitables, des comédiennes extraordinaires. Les numéros, les clous, s’enchaînent sans que leur succession soit vraiment motivée par un lien narratif. La tension entre le spectacle et la narration, explique É. Bullot, est aussi une des caractéristiques du cinéma d’attractions.
10Les coïncidences entre l’univers fictionnel de Méliès et celui de Roussel, longuement développées, sont particulièrement frappantes. Les attractions proposées par Méliès pourraient prendre place sans difficulté dans le gala des Incomparables et Méliès même aurait donné un magnifique personnage roussellien. « On retrouve la figure de l’inventeur excentrique dans son laboratoire : le professeur Mabouloff du Voyage à travers l’impossible ou celui de La Photographie électrique à distance, digne de Martial Canterel » (p. 39). Chez Roussel comme chez Méliès, tout être, tout corps, peut être soumis à maintes transformations ou mutations. Nombre de spectacles d’Impressions ou de Locus Solus pourraient être des trucages de Méliès et, à l’inverse, Roussel aurait pu faire un roman avec les vues animées de Méliès. Roussel et Méliès partagent aussi respectivement une certaine façon de raconter des histoires et de faire des films comme « combinatoire de clous ou de calembours ».
11Les récits de Roussel, dans ses romans, s’articulent en deux temps dont le premier est la description d’une scène (tableau, spectacle, machine, phénomène...), et le deuxième le récit chronologique (par le narrateur ou par un personnage) qui expose l’histoire de la scène présentée. Cette structure est identique au dispositif des séances animées par un bonimenteur qui commentait, introduisait, soulignait les vues animées, les trucs présentés à l’écran.
12Aucune évidence n’existe sur la connaissance que pouvait avoir Roussel du cinématographe, pourtant certains épisodes d’Impressions d’Afrique ressemblent fort à une mise en scène du dispositif cinématographique, l’exemple le plus clair est, évidemment, la marquise hypnotique, créée par l’hypnotiseur Darriand pour guérir le jeune Séil‑Kor, qui projette une suite de tableaux. Nombre d’inventions de Roussel, nous explique É. Bullot, sont à rattacher aux médias imaginaires.
13Partant d’une grande connaissance des débuts du cinéma et des séries culturelles des spectacles, l’essai d’É. Bullot multiplie les rapprochements entre les techniques de Roussel et celle du cinéma. Par exemple, pour ses pièces de théâtre, Roussel demandait à ses acteurs de jouer très vite, aux techniciens de changer très vite les décors, comme s’il voulait que ses textes défilent comme une projection et créent en même temps une espèce de cinéma vivant qui « déjoue l’opposition entre le théâtre et le cinéma ». Les tableaux vivants de Canterel, quant à eux, renvoient au cinéma muet et aux musées de cire qui commencent à apparaître à l’époque et dans lesquels on pouvait voir des personnages populaires et des scènes hyperréalistes donnant une impression de vie.
14La dernière partie de l’essai présente plusieurs films directement inspirés de Roussel, soit sur le mode de l’adaptation, soit sur le mode de l’hommage au personnage et à ses livres.
15Le plus connu des films rousselliens reste l’adaptation d’Impressions d’Afrique réalisée par Jean‑Christophe Averty en 1977. Le réalisateur avait réussi à transposer à la télévision avec une grande imagination l’univers de féérie du roman. Le ton de l'adaptation rendait bien l'atmosphère merveilleuse et kitsch des pièces de Roussel. Le côté inquiétant et déroutant de la machinerie roussellienne se trouvait en revanche gommé.
16C’est souvent le personnage de Roussel lui‑même, sa vie, sa mort, qui ont interpellé les réalisateurs. Ainsi, Maurice Bernart a réalisé en suivant de près le livre de Leonardo Sciascia (Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel) Mort de Raymond Roussel (1975). Memè Perlini a réalisé Grand Hotel des Palmes, un film qui présente un étonnant mélange de surréalisme et de faits réels liés à la mort de Roussel à Palerme.
17Impressions de la Haute Mongolie (1974), l’hommage de Salvador Dalí à Raymond Roussel n’est pas très connu, c’est pourtant la plus nette mise en images de sa célèbre méthode paranoïaque critique que le peintre ait offert. Dalí part de l’idée de l’appareil optique de La Vue pour capter, au moyen d’un puissant microscope, les effets de l’oxydation sur l’anneau métallique d’un stylo plume sur lequel il dit avoir uriné pendant plusieurs mois. L’histoire assez surprenante de ce film a servi de base au cinéaste Joan Bofill pour Raymond Roussel : Le jour de gloire, un documentaire qui reconstitue l’histoire des rapports de Dalí avec l’œuvre de Roussel.
18Dans un passionnant post‑scriptum, É. Bullot s’interroge à titre spéculatif sur les conditions de la possibilité d’un cinéma roussellien : « un tel cinéma s'il en venait à exister [partirait] ”d'une logique matricielle“ propre aux éléments filmiques (plan, séquence, photogramme, montage, son) par des opérations de redoublement et de dédoublement internes » (p. 96). Un cinéma roussellien serait dont une sorte de rébus animé. Dans son enquête, il fait émerger des liens concrets entre les techniques rousselliennes et les attitudes, les procédés, la matière de certains cinéastes expérimentaux comme Ken Jacobs ou Jan Svankmajer, Morgan Fisher dont le film () (2003) se fonde sur une série d’inserts soumis à une règle combinatoire, renvoyant ainsi au système parenthétique de Nouvelles Impressions d’Afrique.
19Les analogies relevées par É. Bullot entre les techniques narratives de Roussel et celles de Resnais dans L’Année dernière à Marienbad sont tout à fait séduisantes. Marienbad est une espèce de structure parenthétique qui déconstruit la narration, multiplie les boucles temporelles. Chaque dialogue ouvre une possibilité de développement narratif, mais qui ne s’actualise jamais.
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20Érik Bullot est à ma connaissance le seul cinéaste à avoir commencé sa carrière avec un film sur Roussel (Les enfants de Raymond Roussel : lecinemadeerikbullot.com), c’est un des auteurs qui l’a davantage accompagné, autant dans ses films que dans ses essais. L’interrogation sur les rapports entre images et mots, récurrente chez Roussel, aimante aussi l’ensemble de son œuvre, derrière ses plans se laisse souvent sentir le Procédé et un certain sens de l’économie des moyens. Son essai traduit une véritable fascination autant pour les fééries rousselliennes que pour ses techniques de production et de composition. É. Bullot ouvre littéralement les livres de Roussel, les décompose et les relance vers une autre vie ; en les interprétant comme remédiation rétrograde du cinéma, il montre aussi leurs possibilités pour des remédiations à venir.