Cum grano salis
1Bien plus qu’un simple condiment, le sel a souvent été considéré comme un symbole polyvalent. Du Sel montre que ses propriétés chimiques ont inspiré des œuvres littéraires et ont contribué à la naissance d’expressions idiomatiques. Ce premier ouvrage de la collection « Sur le goût de la langue », consacrée aux saveurs dans la littérature et dans la langue française, rassemble des lectures complémentaires de cet élément essentiel de l’alimentation humaine. Le résultat est un instrument de travail utile qui, sans épuiser ce thème très vaste, parvient à fournir des pistes de recherches stimulantes.
2Marie-Christine Gomez-Géraud retrace la symbolique du sel dans les écritures. Sa valeur marchande et son importance dans le contexte socio-économique qui a vu naître la Bible est à l’origine, selon l’auteur, des usages connotatifs du mot sel qu’on peut y retrouver. La contiguïté du mot sel avec le mot sapere (« savoir », mais aussi « avoir du goût »), ainsi que les utilisations multiples de cet élément/aliment ouvrent des perspectives interprétatives parfois paradoxales, toujours complexes. Parmi les usages quotidiens du sel, la Bible cite sa valeur rituelle et notamment son pouvoir assainissant de l’eau. En d’autres occasions, ce sont sa puissance stérilisante et sa connotation sacrificielle qui sont soulignées, ce qui ne contredit pas la possibilité d’«alliance par le sel». Par rapport à la Bible, les Évangiles soulignent encore plus la valeur métaphorique du sel, et la bien célèbre métaphore évangélique:
Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s’affadir avec quoi le salera-t-on ?
(Mt 5,13)
3acquiert toute sa force par rapport aux occurrences du sel dans les textes sacrés. Le disciple en fait est désigné comme « le sel de la terre » parce que le sel est avant tout signe, comme le disciple est le signe de la présence du Christ. Selon Gomez-Géraud, le ambiguïtés et les polysémies du sel dans les écritures sont ainsi dépassées dans une parabole qui renvoie à un réseau de significations.
4Le recueil procède de manière chronologique avec une contribution de Jean-François Kosta-Théfaine sur « Le sel dans quelques poèmes d’Eustache Deschamps ». Encore une fois, le rôle symbolique et pratique que le sel jouait au moyen âge est le point de départ de l’argumentation de l’auteur de la contribution, qui souligne particulièrement la fonction du sel comme instrument fiscal et comme élément prisé par le clergé, les alchimistes et les sorciers. Eustache Deschamps a écrit 190 pièces relatives à l’alimentation et était, de plus, un fin gourmet. Malgré la présence tout compte fait exiguë du sel dans les sept poèmes qui constituent le corpus de Kosta-Théfaine, les allusions à ce condiment ne sont pas fortuites. Chez Eustache Deschamps le sel semble toujours véhiculer des valeurs symboliques le plus souvent positives. Kosta-Théfaine s’intéresse à la valeur de témoignage des textes de cet auteur cultivé, qui connaissait les mœurs et la cuisine de plusieurs pays.
5Le voyage autour du sel continue avec une contribution de Volker Mecking qui analyse le cheminement sémantique du mot sel dans la langue française. Cette contribution complète les autres et souligne la cohérence du recueil. C’est aussi une véritable orgie de mots et d’expressions « salés » et de leurs histoires passionnantes : salaire, saler, saupoudrer, salaison, dessaler, saupiquet, salace, le grand saloir, le sel d’Attique, le sel de la terre, et bien d’autres. Cette contribution est complétée par une bibliographie et par des tables de grande utilité, qui illustrent les propos de l’auteur tout en suggérant d’autres pistes de recherche possibles.
6La contribution de Corinne Noirot-Maguire est consacrée à la poésie de Clément Marot, où le sel est plutôt d’un ordre rhétorique. Marot dépasse la notion classique selon laquelle le sel représentait la naïveté ou l’esprit français et le style ambigu de ses poèmes fait allusion à la spiritualité et à la réserve en même temps. La touche légère mais morale de ce poète exprime au mieux les différents attributs du sel que ce recueil illustre.
7L’œuvre de Rabelais ne pouvait manquer dans une représentation si complète du rôle du sel en littérature. Mireille Huchon rappelle les fonctions du sel à la Renaissance avant de se concentrer essentiellement sur le Pantagruel. Les nombreux exemples des occurrences du mot sel dans l’œuvre de Rabelais que l’auteur de cette contribution nous offre se placent, encore une fois, sous le signe de l’ambiguïté. Un autre élément commun entre le sel rabelaisien et celui évoqué par d’autres auteurs est sa valeur métaphorique qui, dans ce cas, exprime un fort ascendant du pythagorisme sur Rabelais. La fréquence du chiffre 78 dans son œuvre est particulièrement suggestive puisque ce chiffre est l’équivalent cabalistique du sel. De l’analyse de Huchon, on retiendra surtout la complexité du texte rabelaisien et les différentes pistes de recherche qu’il peut susciter.
8La contribution de Juan Jiménez-Salcedo est excentrique par rapport au thème choisi par ces actes, mais demeure intéressante. Pour analyser l’imaginaire romanesque du travestissement au XVIIIe siècle, l’auteur de cette contribution fait recours à la métaphore du sel et du poivre comme symboles, respectivement des femmes et des hommes. Cette métaphore n’étant pas suffisamment justifiée par le corpus que Jiménez-Salcedo a choisi, la fonction principale de cette contribution dans l’équilibre du recueil est d’opérer une transition vers le thème amoureux, que l’article suivant développe aussi. Une bibliographie sur le transsexualisme et le transvestisme complète l’analyse de ces romans ambigus.
9« Amours salées » est le titre de la contribution que Thomas Strässle consacre à De l’amour de Stendhal. Le sel est très important pour ce roman qui se fonde entièrement sur la notion de cristallisation, un processus qui se vérifie typiquement dans les salines. Strässle montre que le discours de Stendhal correspond de manière précise aux notions chimiques de l’époque, et quand il en arrive au caractère hybride de la cristallisation, il appuie sa démonstration sur l’œuvre d’un contemporain de Stendhal : le poète Büchner qui, dans Léonce et Léna, confère à la cristallisation saline une signification satyrique et politique.
10Le mot sel présente des occurrences qui ont le plus souvent un sens figuré dans l’œuvre de Saint-John Perse. Au delà des reprises d’expressions connues, que Corinne Prinderre commente dans son article, l’analyse des procédés utilisés par Perse pour créer du sens avec le mot sel est ponctuelle et permet à l’auteur de la contribution de démontrer que le mot sel catalyse, chez Perse, le désir de s’exprimer. Le sel est souvent associé à la naissance, et surtout à la naissance de la parole poétique. Il est, chez ce poète, un indispensable ferment de vie.
11L’article de Jean-Gérard Lapacherie a un caractère métacritique qui paraît déplacé au sein de ce collectif. Ce texte pourtant érudit et captivant sur ce que l’auteur considère « la mort des humanités » qui annonce « le triomphe de l’inhumain » aurait dû s’exprimer dans un collectif métacritique ou en pamphlet. L’occasion qui a permis à l’auteur de le présenter ici est purement sémantique. Il considère en effet que la didactique actuelle et la manière d’étudier et d’interpréter les sciences humaines aujourd’hui rendent les lettres « dessalées ».
12La contribution de Jean-Claude Hocquet qui conclut le recueil récapitule la plupart des autres contributions en les recomposant en un ensemble organique. Les propriétés et les usages du sel sont récapitulés ainsi que ses principales fonctions littéraires, symboliques et métaphoriques. Certaines des citations que les autres contributeurs avaient faites sont organisées en sous-paragraphes concernant le sel dans les récits de voyageur ou encore le sel comme aliment. La symbolique du sel suscite l’analyse la plus détaillée de cet article : le sel de l’alliance et l’hospitalité ; la statue de sel ; sel et baptême ; sel et médecine ; sel et sexualité ; le sel de la terre. La perspective chimique n’est pas pour autant négligée. La riche récapitulation que nous offre Jean-Claude Hocquet se place sous le signe de l’ambiguïté. Selon l’auteur, c’est en fait l’ambivalence du sel qui a dégagé une telle abondance littéraire et imaginaire.