Astres et désastres
1Le quatrième numéro de la revue Ponti/Ponts est particulièrement ambitieux, comme le souligne le directeur Liana Nissim dans son éditorial. Il s’agit en fait des actes du colloque Astres et désastres, dont le sous-titre Colloque international de langues, littératures et civilisation des pays francophones exprime bien la vastitude du champ d’investigation et laisse imaginer la variété des contributions. Le titre lui-même a été analysé dans plusieurs interventions à cause de son originalité. Dans l’intention des organisateurs, il s’agissait de focaliser sur les intersections possibles entre les astres et les désastres. Deux articles introductifs sont suivis par des sections consacrées aux études linguistiques et à différentes aires géographiques de la francophonie. Les notes de lecture qui caractérisent chaque numéro de la revue sont aussi présentes. Leur organisation par sections correspond à l’organisation des actes, avec l’ajout d’une section pour les « œuvres générales ».
2Les deux articles d’ouverture ont été signés par deux spécialistes de l’Afrique. Angelo Turco a proposé une contribution à caractère anthropologique sur la conflictualité pastorale autour du Parc Transfrontalier de la W. L’article offre de précieuses précisions sur les mœurs et le droit des Peuls, notamment par rapport au pastoralisme et à sa crise. Dans le contexte sahélien, en fait, les conflits entre différents groupes de bergers sont doublés par les conflits des pasteurs avec d’autres communautés locales. Turco propose une gestion participative du parc pour atténuer les problèmes liés à la conflictualité. La deuxième contribution d’ouverture, par János Riesz, propose d’abord une réflexion sur les difficultés que le titre du colloque – Astres et désastres – lui a posé. Quelques citations célèbres, et notamment de poèmes où les deux termes riment entre eux, permettent à Riesz de considérer « astres et désastres » comme une figure de pensée qu’il applique à l’étude des relations historiques entre la France et ses anciennes colonies. En somme, les astres des uns rendent inévitables les désastres des autres, et la simplicité apparente du titre du colloque en est ainsi enrichie. Ce qui semblait une simple formule devient un mode de connaissance.
3La section sur les études linguistiques s’ouvre avec un article de Robert Chaudenson qui retrace l’histoire de la « galaxie francophone ». Après une analyse de la genèse de celle-ci, et une réflexion sur la redéfinition que la décolonisation a imposée, Chaudenson parvient à s’interroger sur la signification politique de l’ouverture à des pays… non francophones des deux principales organisations de la francophonie. L’auteur se sert de cette étude chronologique pour démontrer que le futur géopolitique et linguistique de la francophonie est représenté par l’Afrique. C’est une hypothèse fascinante et bien motivée, dont l’efficacité est tout de même affaiblie par l’affirmation finale que « pour les citoyens des États du Sud, dont le français est langue officielle, un accès à cette langue est le premier et le plus essentiel des droits de l’homme car il commande, en fait, tous les autres ». La contribution d’Ambroise Queffélec se concentre aussi sur l’Afrique, et notamment sur les Tendances évolutives et prospectives du français en Afrique subsaharienne. La récapitulation de l’histoire du français dans l’aire choisie est la préface idéale pour les développements strictement linguistiques qui suivent. L’analyse de la modification de statut que la langue française a subi au cours du temps est complétée par une analyse plus spécifique : celle des variations des représentations du français dans différents pays africains, partagés en pays qui possèdent une langue africaine de grande extension et pays qui connaissent une fragmentation linguistique. Ce partage institué par Queffélec demeure fondamental pour comprendre la partie la plus fascinante de son article, consacrée aux variations de la langue française en Afrique subsaharienne, des variations que l’auteur regroupe sur la base des deux typologies de pays qu’elle a instituées. En conclusion, Queffélec hasarde une prévision, voire deux : dans les pays qui utilisent plusieurs langues véhiculaires, de nouvelles langues hybrides de base française se formeront probablement, alors que dans les autres pays africains, le français disparaîtra. Claude Frey signe le troisième article sur l’Afrique de cette section, ce qui montre du moins l’intérêt des linguistes pour les évolutions subsahariennes du français. Frey se penche sur le cas du Burundi et sur le rôle socio-politique que joue la langue française dans ce pays. L’auteur insiste en particulier sur les mécanismes de « confiscation du français » qui ont contribué à une utilisation idéologique de la langue, le plus souvent fondée sur une réattribution de la signification d’un mot pourtant bien existant dans le français « standard ». L’étude de ces mécanismes, autrefois monopolisés par les Tutsis, et maintenant exploités par ce que l’auteur appelle le « contre-pouvoir », peut éveiller un intérêt chez les non-spécialistes parce que la politisation et la manipulation des langues par le pouvoir est une pratique qui dépasse le contexte spécifique burundais. L’article de Cristina Brancaglion est le seul de la section linguistique à étudier une aire géographique non africaine. Brancaglion interprète de manière originale le titre du colloque car elle étudie le lexique francophone utilisé au Canada pour désigner les désastres météorologiques. Notamment, l’auteur compare différents glossaires en ligne et les étudie pour isoler un ensemble d’unités lexicales spécifiquement franco-canadiennes qui concernent les événements météorologiques. La conclusion de l’auteur est que les auteurs des glossaires tâchent d’ancrer le lexique qu’ils répertorient dans le contexte américain. Nous retenons aussi l’importance que Brancaglion accorde à l’admission des particularismes dans l’usage standard uniquement dans le cas de référents canadiens.
4L’article « À la recherche du tiers poétique inclus », de Jacqueline De Clerq ouvre la section de l’ouvrage consacrée à la francophonie européenne. De Clercq s’interroge, comme beaucoup d’autres, sur le titre du colloque et souligne les subtiles connexions qui lient les astres aux désastres en nous révélant, entre autres, qu’à l’origine du mot français désastre il y a les mots italiens disastro et disastrato, et que ce dernier signifie, littéralement, « né sous une mauvaise étoile ». La réflexion littéraire que De Clercq propose concerne les influences réciproques de l’humain et du cosmique qui sont à l’origine de l’imaginaire poétique. Pour ce dernier, l’écart semble jouer un rôle fondamental. La poésie constitue le centre d’intérêt de la contribution de Peter Schnyder, consacrée aux auteurs de la Suisse Romande, selon lui hantés par le désastre de la méconnaissance en dehors de la région de publication. Les vers de ceux qu’il cite évoquent une éthique qui ne saurait se passer du constat lucide du désastre et de l’influx bénévole des astres. Ruggero Campagnoli trace dans sa contribution une histoire des désastres poétiques avec une remarquable richesse de références, concentrées principalement dans l’aire géographique de la Belgique. Le seul critique qui ne s’occupe pas de poésie dans cette section est Éric Lysøe, qui analyse les aspects « désastreux » de la farce La Balade du grand macabre de Ghelderode. Cette pièce est l’exemple parfait du lien entre astres et désastres, parce qu’elle met en scène un désastre des pères et, en même temps, est entièrement structurée autour de différents modèles astrologiques. L’ambiguïté que le dramaturge eut face à son propre père correspond tout à fait à la complexité de son œuvre et, selon Lysøe, à la modernité de la Belgique.
5L’article de Tahar Bekri introduit de manière originale la section consacrée à la littérature du Maghreb puisque ses réflexions sur les astres et sur les météores dans la littérature maghrébine se fondent sur un corpus francophone et arabophone que Bekri traduit parfois lui-même. Cette contribution se clôt sur un hommage à Kateb Yacine et à sa Nedjma (étoile), ce qui contribue à explorer davantage un des deux termes du titre du colloque, tout en contribuant à l’uniformité du collectif. Dans l’article suivant, en fait, Charles Bonn réfléchit sur les astres et les désastres dans le roman maghrébin des soixante dernières années, en consacrant une attention particulière à Nedjma. Selon Bonn, le roman maghrébin se fonde sur un double désastre : sur le désastre du monolinguisme épique, qui est à l’origine du roman comme genre (Bakhtine), mais aussi sur le désastre du roman importé. Sur le plan critique, Bonn conteste l’opposition manichéenne centre - périphérie, ainsi que les théories qui supposent un espace théâtralisé de la rupture et revendique, pour les textes de son corpus, une plus grande complexité. Seule et partielle exception : les romans des années 70. La rupture exprimée par les romans maghrébins ne répond pas tellement à une logique binaire ou spatiale, car c’est une rupture du réel avec le sens, c’est un symbole identitaire fondé sur sa propre ruine. Le constat de la dissémination exprimée, à différents niveaux, par l’ensemble de ces romans est, selon l’auteur, la perspective à privilégier pour rendre compte de leur complexité. La contribution de Lila Ibrahim-Lamrous témoigne encore une fois de la grande cohérence interne de la section consacrée au Maghreb. Sa contribution porte en fait sur L’insolation de Rachid Boudjedra, un roman qui, dans son titre déjà, fait allusion à un astre et aux désastres qu’il peut causer. Ibrahim-Lamrous démontre que Boudjedra développe toutes les pistes narratives que le motif du soleil lui offre, et rejoint partiellement la contribution de Bonn quand elle affirme que la littérature de Boudjedra « met en scène les violences subies et les détournements de sens. Le signifiant du signe peut dès lors traduire un signifié pluriel, rayonnant et l’écrivain mise sur cette pluralité pour procéder à une transfiguration du réel concret. » Anna Zoppellari propose un texte sur le thème apocalyptique chez Abdelwahab Meddeb, un écrivain qui s’est ouvertement inspiré de L’Apocalypse de Saint Jean et d’autres textes apocalyptiques orientaux. Zoppellari montre qu’il existe une possibilité d’apocalypse dans le passage entre l’espace oriental et l’espace occidental. C’est l’apocalypse de l’exil, qui dit la mort et le renouveau. Bernard Urbani consacre sa contribution à la poésie de Tahar Ben Jelloun, et spécialement à la présence des étoiles et du soleil dans les vers du poète de Fès. Si ces astres évoquent plus souvent le chaos que le cosmos, un nouvel ordre apparaît, selon Urbani, grâce à la force des mots et à la forme poétique qui l’emporte souvent sur le sens.
6La section sur la francophonie de l’Afrique subsaharienne est inaugurée par une contribution qui démontre la précision et la modernité de la cosmologie Dogon, qui a été longtemps sous-évaluée ou réduite à une expression folklorique. V.Y. Mudimbe réfléchit sur la question des savoirs et s’interroge sur la méthode à adopter pour dépasser les perspectives ethnocentriques. Papa Samba Diop propose un article plus spécifiquement littéraire sur Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome qu’il a choisi d’abord à cause de l’association, dans le texte, des vocables lune, nuit, ciel, soleil, étoile, mer et destin. Plus particulièrement, les astres nocturnes sont souvent associés à des naissances aux connotations ambiguës. Toutefois, en soulignant les allusions intertextuelles présentes dans le texte, l’auteur parvient à démontrer que l’écriture de Diome dépasse le désastre en célébrant l’hybridité et l’errance. Pierre Halen passe en revue plusieurs personnages de religieuses dans la littérature et les films de l’Afrique Centrale afin de démontrer que ce type de personnages relèvent de la catégorie astrale. L’analyse des œuvres et des « désastres » qui constituent les intrigues permet à Halen de conclure que ces personnages-astres en conjurent parfois le déroulement négatif. L’analyse que Jacques Poirier propose de l’œuvre d’Abdourahman A.Waberi est organisée autour du présupposé que l’écrivain narre une terre « maudite ». Le catalogue des désastres et des apocalypses wabériens est suivi par une conclusion qui montre que toute solution narrative aux désastres (dont le figement de l’histoire) s’opère par une figure syncrétique. Cette conclusion est en fait convaincante, mais elle porte à réfléchir sur le choix du thème du colloque. Bien que celui-ci ait souvent stimulé des réflexions originales et efficaces comme celle de Jacques Poirier, le recueil risque de rassembler des contributions trop hétérogènes, dont les points de contact demeurent le fruit du hasard ou des ajustements parfois forcés de leurs auteurs. La contribution d’Alioune Sow, comme bien d’autres dans le recueil, se concentre surtout sur les désastres et démontre incontestablement que la narration des lettres maliennes a trois caractéristiques récurrentes : la violence de la représentation, l’analyse sociale et la remise en discussion des dynamiques traditionnelles et historiques.
7Trois contributions viennent ensuite constituer la section consacrée à la francophonie des Caraïbes. L’Oiseau schizophone de Frankétienne se prête à une étude de l’opposition astres/désastres à cause de son illustration d’un imaginaire déchiré entre des forces de destruction et des forces de résistance. De plus, astres et désastres sont mentionnés dans l’œuvre que Dominique Chancé analyse ici dans sa totalité. La structure spiraliforme et chaotique de l’œuvre, sa « schizophonie », n’empêche pas à Chancé d’instituer un parallélisme fructueux avec Au-delà du principe de plaisir de Freud : « On pourrait en effet trouver dans l’un et l’autre texte une répétition symptomatique d’un geste, d’une image qui, originée dans l’angoisse, peut aboutir à une forme de maîtrise, sans toutefois que vengeance et masochisme, à l’égard de celui qui fait souffrir (la mère ici, la dictature là) ne soient aisément dissociables ». L’imaginaire d’un autre auteur haïtien, Etzer Vilaire, est étudié dans la contribution suivante. Les dix hommes noirs est pertinemment analysé par Stéphane Martelly qui montre que le désastre est le véritable principe inspirateur de ce poème. En effet, cette œuvre ne résout pas l’ambiguïté éthique concernant le choix des protagonistes d’affronter une mort collective. Par des démarches formelles qui influencent les places possibles du lecteur, Etzer Vilaire construit un texte complexe, dont les interprétations possibles se multiplient, dont on ne peut qu’assumer la « désastreuse » modernité. C’est le désastre géologique qui permet à Marco Modenesi de se pencher sur Nuée Ardente de Raphaël Confiant. Ce roman, qui se déroule à Saint-Pierre de la Martinique en 1902 lors de la célèbre explosion de la montagne Pelée, permet à Modenesi de répertorier les précisions historiques qui ont inspiré Confiant, ainsi que les narrations fabuleuses que l’auteur a insérées dans l’intrigue principale. En conclusion, ce sont l’oubli et l’égarement identitaire qui se révèlent comme le désastre le plus effroyable. La narration de la catastrophe naturelle n’est qu’une manière de se soustraire à ce désastre.
8La francophonie du Québec et du Canada est représentée par cinq contributions. Jean-Louis Trudel étudie les désastres dans la science-fiction canadienne, en parvenant à enrichir la notion de désastre, qui serait un rapprochement entre « ce qui est en haut et ce qui est en bas ». Pour que la narration du désastre soit efficace d’un point de vue littéraire, elle doit être le fardeau individuel d’un personnage. Anna Giaufret analyse les subtils liens entre astres et désastres dans La fille de Christophe Colomb de Réjean Ducharme. Giaufret fonde sa contribution sur l’étude des occurrences, qu’elle organise dans des graphiques lisibles et efficaces grâce auxquels elle démontre le potentiel destructeur de l’œuvre de Ducharme. L’écriture de Jacques Ferron est interprétée par Patrick Poirier dans la perspective suggérée par le colloque ce qui lui permet, comme à d’autres critiques qui ont contribué à ces actes, d’instituer un parallélisme entre l’astre et la figure du père (et par conséquent entre le désastre et l’éclipse du père). Paola Puccini prend en examen les récits de Marco Micone, un auteur québécois d’origine italienne, et notamment Le Figuier enchanté, pour montrer l’originalité de cet écrivain migrant. Plus proche des sociétés traditionnelles que de la voix officielle de la communauté italienne de Montréal, Micone interprète la réalité de manière épique. Notamment, la structure circulaire qu’il impose à son récit renvoie à la mystique lunaire. Il s’agit encore de lune dans la dernière contribution de ces actes, signée par Benoit Doyon-Gosselin. Giotto, le protagoniste du roman L’Ombre de la terre de Rober Racine, a des liens étroits avec la lune. Après avoir étudié ces liens et d’autres qui tissent la trame de l’œuvre, Doyon-Gosselin en propose une lecture symbolique dont le centre est la métaphore fondatrice. La lune, et particulièrement les pierres lunaires sont la véritable source astrale des désastres du roman.