Entre mémoire & liberté : la formation de l’esprit & le destin des intellectuels humanistes
1Le vieil humanisme sévèrement attaqué, agonisant, a peut-être reçu le coup de grâce. Du moins, deux forces conspirent à l’enterrer : le capitalisme, qui a parfaitement compris qu’il sera inutile à la logique du profit et qui, le vidant de sa substance, se couvre de ses lambeaux pour gagner à vil prix l’insigne honneur d’appartenir au camp du Bien ; un certain courant intellectuel, solidaire à son corps défendant d’un capitalisme qu’il combat parfois d’un autre point de vue, et qui n’éprouve pas d’insurmontables difficultés à pousser dans la tombe la caricature d’un humanisme suranné pouvant, sous couvert d’humanité, justifier le pire — comme, par exemple, la logique du marché. Ainsi, pour Foucault, l’humanisme serait-il la « petite prostituée de toute pensée ».
2À moins de s’en tenir à ce débat circulaire, restitué ad nauseam et tristement superficiel, à l’intérieur duquel l’humanisme fait davantage figure d’épouvantail que d’adversaire substantiel, il faudra, avec Stéphane Toussaint, consentir à régresser vers les « zones historiquement profondes » — et fécondes — « de l’humanisme » (p. 76). Pour comprendre les enjeux d’une telle tâche, et sans qu’il soit possible ni même nécessaire de restituer les nombreuses médiations chronologiques et logiques qui constituent la matière et la couleur d’un ouvrage foisonnant, il est nécessaire de se munir d’une boussole et d’une carte, autrement dit de rendre compte de la méthode du livre et de sa structure, pour espérer ensuite expliciter ses décisions philosophiques les plus fondamentales et, éventuellement, mettre au jour certaines de ses difficultés.
Au ciel étoilé des érudits
3Un tel humanisme agonisant, avant toute chose, s’il veut avoir l’occasion de rétablir la communication avec les esprits des contemporains, se devra d’être incarné. Car si c’est un humanisme décharné qu’on assassine, il ne sera ranimé qu’à travers les figures tutélaires des érudits qui, du haut de leur liberté d’esprit et de leurs résistances exemplaires aux pouvoirs politiques et religieux, nous contemplent et nous obligent. « Liberté d’esprit », en effet, car ce livre ne traite pas de la liberté de conscience ou d’opinion, libertés modales — si l’on peut dire — car libertés d’un esprit en tant qu’il sait ou en tant qu’il croit, mais d’une liberté substantielle, de la liberté d’une substance toute entière, l’esprit, dès lors qu’elle est formée et polie par une culture classique.
4La régression dans l’histoire permet ce faisant de pénétrer dans « le champ magnétique des vrais intellectuels humanistes » (p. 77) et, à travers une galerie de portraits, d’entrer à notre tour dans la conversation entretenue de façon ininterrompue entre ces hommes qui sont parvenus au plus haut degré de l’instruction (vir humanissimus), qu’ils soient d’un Quattrocento encore garrotté par le joug de l’Église (Ficin, Pic de la Mirandole), de l’Italie fasciste (P. Martinetti) ou de l’Allemagne nazie (A. Warburg, A. Weber, E. Cassirer).
5Pas des génies, toutefois, mais d’admirables étoiles où se recueille la clarté diffuse du ciel des Idées, où se condense tout un savoir humain déposé dans les livres. Des héros, pourtant, car si rien n’empêche, l’expérience le prouve, que l’on soit cultivé et crapule soumise aux pouvoirs inhumains, l’érudit authentique ne saurait qu’être libre, dès lors que l’érudition convenablement digérée est fondamentalement « libératrice », laissant à l’esprit le loisir de circuler dans ce cosmos invisible de la culture où l’on ne se trouve contraint par rien d’autre que par l’exigence d’obéir à la raison — grâce à laquelle les esprits communiquent et s’accordent entre eux à travers les siècles.
6Reste cette difficulté, déterminante mais à bien des égards irréductible : s’il est aussi malheureux de confondre « l’être cultivé » et « l’être vertueux » que de les distinguer radicalement (p. 62), comment expliquer que les grands humanistes soient aussi souvent de grands héros et, plus précisément, que leur héroïsme politique et moral s’exprime avec une telle constance de façon privilégiée dans des actes de résistance ? Pour l’auteur, c’est surtout que l’humanitas des humanistes enveloppe toujours l’érudition et la douceur des mœurs, l’esprit libre et l’esprit de paix ; en somme, la paideia et la philanthropia.
7Certes, un texte classique d’Aulu-Gelle1 indique que cette relation, naturelle pour le sens commun et que notre auteur tente de justifier, n’est toutefois pas évidente, mais quand bien même elle serait définitivement établie, il resterait à expliquer pourquoi une culture dans laquelle l’esprit s’épanouit librement constitue l’élément naturel d’un héroïsme, qu’il soit actif ou passif. Supposons que, pour celui à qui la soumission de l’esprit est insupportable, la résistance devient naturelle lorsque les conditions de la pensée, dans laquelle notre humanité est censée s’attester, se perfectionner et s’accomplir, sont abolies par un pouvoir autoritaire.
8Un texte d’Alain, opposant les penseurs lâches et les penseurs libres, nous paraît de nature à apporter un autre éclairage sur cette redoutable difficulté que rencontre S. Toussaint.
Chose étrange, ces penseurs mourants [sc. les penseurs lâches] ne retrouvaient quelque énergie que pour renvoyer à leur barbarie les héros de pensée qui, chacun à sa manière, ont dit ou laissé entendre que penser c’est vouloir, comme Platon, Zénon, Descartes. Car, se réveillant un peu, ces penseurs fatigués allaient jusqu’à dire que supposer l’homme libre, fût-ce en ses pensées, c’était une bien grave supposition, et bien gratuite2.
9Il est vrai que la figure du pédant qui s’interdit de juger librement et se contente d’accumuler des connaissances est égratignée par Alain. Mais laissons là ce problème : nous y reviendrons pour finir. En substance, et pour l’instant, concédons que la pensée serve est un terreau pour la soumission aux pouvoirs constitués tandis que la pensée libre l’est pour la résistance à l’autorité, intellectuelle et politique. Que cette pensée libre puisse et doive, de surcroît, se nourrir d’érudition n’a rien de paradoxal, pourvu que l’érudition n’entrave jamais la liberté du jugement.
Un problème bifront
10La méthode de l’auteur est donc de restituer l’humanisme à travers les humanistes, non seulement à travers leurs pensées et leurs plaidoyers pour la culture et la formation de l’homme, mais encore à travers leurs vies concrètes. La liberté d’esprit s’organise ainsi autour de deux axes, et trace une ligne de partage entre le devoir-être et l’être de l’humaniste, entre sa « fonction », d’une part, c’est-à-dire l’idéal sublime d’un savoir et d’une culture qui rendent libre et affranchissent l’esprit ; et sa « condition », d’autre part, c’est-à-dire la réalité beaucoup plus prosaïque et crue d’une destruction par le marché et les pouvoirs en place des personnes et des institutions dans lesquelles cet idéal pourrait vivre et se réaliser.
11Preuve que le problème n’est — malheureusement ! — pas tout à fait nouveau, l’immense (car d’une étonnante actualité) ouvrage de l’humaniste Leon Battista Alberti, le De Commodis litterarum atque incommodis (1428-1429 ?), sous les dehors d’une étude en six sections, s’organisait au fond selon une structure duelle similaire, quoi qu’inversée. Les cinq premières sections de ce texte, consacrées aux « inconvénients » de la condition déplorable de l’intellectuel humaniste, le corps usé par les veilles et les lectures, sans le sou, peu reconnu et à l’écart de la société, se trouvaient en fait abolies par l’ultime section, dans laquelle les « avantages » de l’étude des lettres, se situant sur un autre plan, largement irréductible au premier, se confondaient avec une « sagesse libre et dégagée » (libera et expedita sapientia) :
Qu’est-ce qui vient faire contrepoids au cumul de fatigues, et presque à l’esclavage, à quoi ressemble l’étude après de tels constats ? C’est quelque chose de non dicible, de non « monnayable », précisément. […] Une satisfaction comme hors de tout critère, une liberté de l’esprit qui n’a de place nulle part, parce que partout les rythmes dominants du monde ont à son égard la plus complète indifférence3.
12Mais l’heure n’est plus tout à fait à cet optimisme qui voudrait que la « condition » de l’humaniste fût simplement rachetée par sa « fonction », toute entière absorbée par cette liberté d’esprit, parce que l’heure n’est plus à l’« indifférence » de la société, du marché et des pouvoirs, mais au contraire au saccage des lieux qui assurent encore, de façon précaire, la condition matérielle des intellectuels, par l’intermédiaire d’« une sorte de coup d’État anti-intellectuel dans les institutions du savoir » (p. 159).
13De cette nouvelle situation historique, il résulte que le livre de S. Toussaint, au lieu de monter des « conditions » réelles et noires à la « fonction » spirituelle et éthérée de l’intellectuel humaniste, comme c’était le cas chez Alberti, descend de cette « fonction », non moins éthérée et prométhéenne, à la description du milieu en ruine dans lequel celle-ci devrait pouvoir légitimement s’exercer, mais où elle se trouve au contraire asphyxiée. D’où une atmosphère plus pessimiste et un ton plus grave.
14Faut-il, pour autant, désespérer ? Nullement. C’est qu’en dernière extrémité l’humanisme résistera, quoi qu’il en soit, à cette destruction institutionnelle programmée de l’École et de l’Université destinées à n’être plus que les courroies de transmission d’un capitalisme qui assigne chaque individu à sa place sur le marché du travail. Cette résistance résulte simplement du fait que « l’intellectuel humaniste n’[a] pas besoin d’elles », c’est-à-dire des institutions en tous genres, « pour perpétuer sa fonction » (p. 202) : son royaume n’est de toute façon pas de ce monde, et le seul substrat matériel dont l’humanisme ait, à la rigueur, réellement besoin pour exercer ses fonctions, pour parcourir le cosmos invisible qui est sa demeure, est l’espace feutré de sa bibliothèque.
Éducation
15Mais serait-ce à dire que l’auteur de La liberté de l’esprit, malgré cette inflexion pessimiste, invite l’humaniste à se retirer de la société pour se mettre seulement à l’écoute des livres et de leur prosopopée, comme Alberti invitait naguère le jeune homme au seuil des études à « une tâche que les livres eux-mêmes, s’ils pouvaient [lui] parler, [lui] diraient d’accomplir4 » ?
16La question est particulièrement difficile, d’autant plus qu’ici l’auteur multiplie les précautions et diversifie les solutions, moins sans doute par défaut d’exactitude que pour faire droit à la complexité et à l’irréductible ambiguïté du statut de l’intellectuel humaniste à l’intérieur de la société contemporaine.
17Sur ce point, il est clair que le « rôle émancipateur » de ceux qui assurent l’éducation culturelle et la transmission des trésors de l’érudition est crucial. S’il est d’utilité publique de savoir bousculer l’opinion commune et si la liberté d’esprit consiste pour partie à « ébranler les vérités reçues » (p. 160), il est également entendu que cette liberté ne saurait pour autant donner lieu à un mépris du sens commun, pas plus que, se réfugiant dans un aristocratisme moribond, elle ne saurait mépriser l’idéal d’une communication universelle de la raison et se détourner de l’essentielle clarté. Autant d’idéaux contre lesquels les forces les plus obscures de l’anti-humanisme ont œuvré au xxe siècle, avec les résultats qu’on connaît.
18Certes, les problèmes liés à « l’éducation du peuple » et au rapport de l’humanisme avec le sens commun (en des temps de culture de masse pour la majorité, et de consommation ostentatoire de biens culturels pour une minorité dont les pratiques, guidées par un désir de distinction sociale, se font en l’absence de toute conscience historique rigoureuse) ne font pas l’objet de ce livre, mais des pensées sont semées, pour l’avenir : par exemple dans l’admirable chapitre 16, « Mais à quoi sert Michel-Ange ? ».
Résistances
19Tâchons d’introduire ici, pour retrouver à nouveaux frais l’épineux problème du rapport de l’intellectuel humaniste à ce que l’on a longtemps nommé l’« engagement », une perspective historique, sans doute simple, mais néanmoins utile. Giambattista Vico, humaniste qui manque à la galerie des portraits de La liberté d’esprit — probablement a-t-il mené une vie un peu terne —, permet d’instruire cette question d’une façon originale : si la formation de l’orateur et l’idéal cicéronien d’une éducation humaniste par la « noble culture générale » qui présidait à cette formation (De Oratore, I, ii, 5) furent, pendant longtemps, indissociables d’une participation à la vie de la Cité, « la forme des États est telle que l’éloquence ne règne plus désormais sur des peuples libres5 ».
20En d’autres termes, l’intellectuel humaniste a été, à partir d’une certaine époque, dépossédé de son rôle central de participation aux affaires de la Cité. Que lui restait-il à faire ? Soit se soumettre aux demandes de la société, devenir un « expert » et, si possible, un intellectuel rentable (p. 124), soit se refuser à cette déchéance de l’humanisme et se résigner à se retirer dans sa bibliothèque — rejoindre la seule « communauté libre, non hiérarchique » qui soit, celle du « cosmos spirituel » (p. 203, dernière page de La liberté d’esprit).
21Mais il reste, et il en a déjà été question, la résistance de l’humaniste, non pas seulement la résistance politique héroïque, parce qu’aujourd’hui le pouvoir managérial du marché et de l’État s’exerce sur les intellectuels sans faire de morts (il ne faudra toutefois pas sous-estimer ces pages sombres sur les « suicides estudiantins » et le sacrifice de la jeune génération d’humanistes, p. 175-181), mais par-dessus tout la résistance intellectuelle, parce que cette même logique du marché tend à détruire les exigences de la science et de la recherche de la vérité. Ici, l’espoir se fait plus tranchant, et la promesse humaniste plus pressante, plus concrète, moins invocatoire (comme elle l’est trop souvent de nos jours) :
[…] le génie créatif des jeunes intellectuels, encore assez heureux pour construire librement une œuvre originale, insuffle l’espoir et restaure la confiance. Ils sont notre modernité. Ils réinventent l’exigence du sujet qui pense et qui critique. Le rééquilibrage constant de la liberté d’esprit nous mobilise à leurs côtés, alors que l’ignorance voudrait reconquérir les masses et que, de par le monde, nous sont signalées les nouveaux fronts, toujours ondoyants, de la régression scientifique (p. 196).
22Que l’auteur de cette recension ne soit pas suspecté ici de vouloir résumer un grand livre à cette citation parce qu’il serait susceptible d’en tirer quelque vanité : bien au contraire, le jeune chercheur, quel qu’il soit, trouvera plutôt ici un appel à la rigueur et à l’humilité, mais également à la nécessité impérieuse d’une culture encore à construire et d’une liberté d’esprit toujours difficile à conquérir et, une fois conquise, à sauvegarder. Convenons qu’il faut savoir puiser les forces de l’esprit aux sources parsemées d’où elles jaillissent.
La décision : une temporalité bouleversante
23Pour relever convenablement un défi d’une telle ampleur, il faut se rendre sensible à la décision philosophique qui donne à La liberté d’esprit tout à la fois son centre de gravité et son horizon. Il s’agit, essentiellement, d’une décision sur la nature du temps, elle-même indissociable d’un parti pris pour la mémoire.
24Le capitalisme et les intellectuels anti-humanistes du xxe siècle, l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur de la pensée, se complaisent dans un « présentisme » qui a pour principale conséquence de déraciner l’esprit et de le priver de la vitalité qu’il devrait tirer d’une juste communication avec le passé.
25Pour ce qui concerne l’ennemi extérieur, relayé en cela par les pouvoirs politiques, il est d’autant plus retors qu’il se déclare humaniste tout en tâchant de maintenir l’humanité dans le présent (celui de la consommation à outrance, du divertissement et de l’information continue). D’où cette mise en garde salutaire : « redoutons ceux qui, tout en se réputant humanistes, méprisent le passé » (p. 141). La cathédrale de Notre-Dame sera-t-elle reconstruite « plus belle » en cinq ans (Macron) et la façade de l’église San Lorenzo serait-elle « plus jolie » si elle était terminée (Renzi), se demande l’auteur ? Inutile de préciser que le pouvoir politique se signale dans ces circonstances par un degré de précaution à l’égard des choses du passé (ces choses dont la protection mémorielle devrait impliquer conscience et exiger culture) proche du néant.
26Pour ce qui concerne les ennemis intérieurs, et singulièrement Heidegger (dont l’influence sur la pensée française est bien connue), on comprend à la lecture de La liberté d’esprit que le mystérieux « temps authentique » dont il est parfois question chez certains philosophes ne se confond nullement avec l’eruditio et fait au contraire rupture avec la « métaphysique de l’homme » que la culture classique réclame (p. 49 et 86). Sans compter sur le nietzschéisme latent de toute cette tradition intellectuelle qui, non seulement souhaite se passer de l’homme, de sa liberté, de son esprit et de sa rationalité (idées par trop métaphysiques), mais veut encore que l’oubli constitue une force positive pour se projeter vers l’avenir.
27Afin de remédier au mépris du passé et de ses œuvres, dont la signification humaine et rationnelle est encore disponible pour tout esprit, il fallait que l’auteur réhabilitât la mémoire comme faculté, l’incubation comme processus et le loisir comme mode de vie.
28La mémoire, d’abord, a cette propriété particulière qu’en formant l’esprit elle déteint sur toutes les dimensions temporelles qu’il recèle : en se structurant, elle aiguise notre regard sur le présent, et projette dans le futur un esprit désormais prévoyant.
29Encore faut-il, pour cela, que le temps soit laissé à cette structuration de la mémoire, structuration qui n’est pas, comme l’intelligence artificielle voudrait le faire croire, de l’ordre de la formation d’un magasin d’idées, mais plutôt une synthèse, parfois passive, un bouillonnement des savoirs qui sculpte l’esprit et le transforme, bref, une « incubation » au cours de laquelle la quantité se transforme en qualité.
30Quel « temps », dès lors, est nécessaire, sinon le temps du « loisir » (otium), qui implique de la part de l’intellectuel humaniste un mode de vie qui lui permet sans doute d’exercer une forme de domination (Bourdieu), mais qui n’en reste pas moins constitutivement opposé au « temps du capital » qui « diffère du temps de la pensée » (p. 153) ? La nécessité, pour l’intellectuel humaniste, de sauvegarder ce rapport subversif au temps est d’ailleurs souvent une bonne raison, pour lui, d’entrer en résistance face à un pouvoir politique qui, relayant la demande insistante du marché, cherche à le réduire à néant, parce qu’il serait « inutile » ou « improductif ».
Être libre & savoir
31La décision philosophique la plus fondamentale de notre auteur, cela doit apparaître désormais clairement, tient au lien indéfectible qu’elle tisse entre la liberté d’esprit et la connaissance entendue comme érudition. Il n’est pas question, évidemment, de remettre en cause une telle décision : l’époque méprise trop la connaissance livresque pour que nous prenions le moindre risque en cherchant à l’estimer davantage, ne fût-ce qu’un peu. Rien n’interdit, en revanche, de tâcher d’assurer avec des précautions supplémentaires les seules conditions dans lesquelles une telle érudition nous semble pouvoir être réellement salutaire.
32Nous mentionnions précédemment ceci : l’érudition est vertueuse pour autant qu’elle est réellement digérée, autrement dit, pour autant qu’elle s’intègre harmonieusement à la vie intellectuelle (incubation), qu’elle se développe sous l’horizon de la vérité et de la raison, et sans lester l’esprit de connaissances — ne disons pas : « inutiles », car rien n’est, ici, question d’utilité — qui pourraient être de nature à nuire au bon équilibre de l’intelligence.
33L’idéal humaniste de digestion du savoir aura, à jamais, été exprimé par Montaigne (Essais, I, 26, « De l’institution des enfants ») ; mais les conditions pour qu’un tel idéal soit effectif ne pouvaient être déterminées que plus tard, par un philosophe accordant à la liberté du jugement et à l’équilibre de l’esprit les prérogatives les plus élargies, quitte à sacrifier un peu la mémoire.
34Or, Stéphane Toussaint suggère à ce sujet que si le Moyen Âge a eu ses intellectuels, ceux-ci, bien qu’érudits en leur genre, ne furent pas des humanistes pour autant qu’ils soumettaient la raison à une logique incompatible avec la franche liberté de l’esprit :
Du seul fait de postuler que l’univers, même dans le merveilleux ou le monstrueux, dans le visible ou l’invisible, pourrait s’expliquer formellement par des syllogismes, l’analyse scolastique étend ses filets en toute direction. De leur côté, les humanistes mesurent les limites de cette forme d’esprit qui subordonnerait volontiers, si elle pouvait, toute la grammaire du monde à sa logique (p. 32).
35Il faut donc affranchir la pensée d’une logique trop formelle pour assurer la liberté de l’esprit. Les humanistes de la Renaissance en étaient conscients au plus haut point, et ce n’est pas sans raison que leur érudition s’est accompagnée, depuis Pétrarque jusqu’à Ramus, d’une critique de plus en plus précise et mordante de la logique aristotélicienne. Il n’en reste pas moins qu’ils ont succombé, selon Descartes — dont la contribution à l’élaboration d’un humanisme plus conscient est trop souvent négligée —, à une curiosité excessivement débridée dans la formation de leur culture, et qu’ils ont pris à cette occasion le risque de s’éloigner du bon sens et de perdre en solidité d’esprit6.
36Si, en effet, nous sommes renvoyés à juste titre aux livres pour former notre humanité, encore faut-il que la lecture des livres ne corrompe pas nos mœurs, qu’elle ne nous soumette pas à une trop grande fascination pour l’autorité du passé, et qu’elle ne risque pas d’entamer cet héroïsme dans lequel se signale l’immortalité de l’idéal de vie humaniste. C’est, au fond, ce qui permet de tracer, dans le texte d’Alain mentionné ci-dessus, la limite que l’érudition ne doit pas franchir, à moins de déchoir en pédanterie.
37D’où la nécessité, avant de lire, de savoir choisir les bons livres et donc — problème dont l’importance, sans être ignorée, avait été, avant Descartes, sous-estimé — de soumettre, selon tout un ensemble de normes et de recommandations, la formation de la mémoire au libre exercice du jugement, et l’érudition à un idéal de sagesse qui ne saurait se réduire à la simple connaissance livresque.
38Il faut user avec les Anciens, par conséquent, de la même libéralité dont ils usèrent avec leurs prédécesseurs, et se proposer de trouver dans leur sagesse les pensées dont nous aimerions à nous nourrir dorénavant pour nous projeter vers l’avenir. Les choisir, en outre, pour leur exotisme — parce que nous avons perdu ce goût du passé et de ses étrangetés qui, paradoxalement, continuent de nous interpeller —, mais par-dessus tout les vouloir dans la mesure où elles sont susceptibles, sans que nous ne cédions rien à l’anachronisme, d’éclairer les problèmes que notre humanité (si l’on veut bien croire encore un peu à cette idée) traverse, ou de prophétiser ceux qui l’attendent.
39La liberté d’esprit est aussi à ce prix.