Lire les affects comme un poème
1Pour la plupart des anglicistes, une présentation de Jean-Michel Rabaté est inutile. Professeur de littérature anglaise et comparée à l'université de Pennsylvanie, traducteur et spécialiste de James Joyce et du modernisme, il est l’auteur d’une trentaine de livres publiés des deux côtés de l’Atlantique. Étudiant les fructueux dialogues intertextuels qui sous-tendent les écrits de Lacan sur les affects, son dernier ouvrage, Rire au soleil : Des affects en littérature s’inscrit en cohérence avec plusieurs travaux récents qui examinent les influences de la philosophie sur les théories lacaniennes. Nous pensons par exemple à Lacan with Philosophers de Ruth Ronen (2018) ou encore à Discourse Ontology: Body and the Construction of a World, from Heidegger through Lacan de Christos Tombras (2019). Cependant, cette publication va bien évidemment au-delà puisqu’elle se propose de penser les affects après Jacques Lacan, c’est-à-dire de prolonger les pistes non explorées par ce dernier, telle celle du « rapport de l’affect au signifiant » (p. 122) ou plus généralement, de tenter d’explorer ce que serait une théorie systématique des affects lacaniens puisque celle-ci est évoquée par Colette Soler dans Les Affects lacaniens (2011) auquel J.‑M. Rabaté fait minutieusement référence.
2À l’intérêt du cheminement de J.‑M. Rabaté s’ajoute celui de la méthode qu'il met en œuvre. En effet, pour J.‑M. Rabaté, il s’agirait de concilier :
… l’idée que tous les êtres humains vivent dans et par le langage, que le langage est à la fois notre monde et notre horizon, et l’idée que l’humain se fond dans la nature où il trouve son terreau, son humus essentiel. Il s’agirait de réconcilier le tournant linguistique de la psychanalyse entamé par Freud et poursuivi par Lacan avec une nouvelle ontologie prenant appui sur le corps pour en tirer un concept crucial, celui d’affect. (p. 11)
3Cette nouvelle ontologie serait celle de l’écriture poétique « dans un sens large » (p. 27 et 212), qui peut « être faite par tous1 » (p. 34) ; car l’accent est mis conjointement sur la matérialité ou la dimension physique, mais aussi sur « le pouvoir prophétique » du langage (« les êtres humains habitent poétiquement dans le langage et c’est là le seul site d’où peut jaillir la vérité », p. 73) et la démarche repose ainsi sur une étude des liens étroits entre les affects lacaniens et la littérature, lue ou écrite. Le souci est ici de « comprendre en quoi la poésie présuppose une ontologie, et donc saisir les rapports entre les sujets qui s’écrivent comme des textes ou lettres et la question de l’être en général » (p. 45). Notons d’ailleurs qu’une nouvelle version du chapitre iv a été publiée en anglais dans l’ouvrage Affect and Literature, édité par Alex Houen et paru en février 2020 aux éditions Cambridge.
4Rabaté le rappelle, l’affect est redevenu une question centrale dans études littéraires, notamment anglophones, quand elle ne l’est plus vraiment dans les études psychanalytiques : « depuis plus d’une dizaine d’années, on assiste aux États-Unis à un retour aux affects en matière de critique littéraire » (p. 99). Montrent bien la vitalité de cette thématiquel’ouvrage The Affect Theory Reader (2010), dirigé par Melissa Gregg et Gregory Siegworth, et mentionné p. 100, ou encore, plus récemment, le journal Capacious: Journal for Emerging Affect Inquiry qui propose depuis 2017 des travaux de de jeunes chercheurs interrogeant les affects, leurs nouveaux enjeux et représentations, en articulant philosophie, cultural studies et psychologie scientifique (et dont Siegworth est l’éditeur principal). Pour autant, selon Rabaté, ce regain d’intérêt ne peut faire l’économie d’un questionnement méthodologique : « est-ce une façon d’éviter de passer par la psychanalyse ? », s’interroge-t-il ainsi tout en montrant « qu’un rapprochement entre la psychanalyse et leurs neurosciences peut s’opérer et de plus qu’il est compatible avec bon nombre d’intuitions de Lacan » (p. 100). Alors, à la question centrale du chapitre v, à savoir « comment faire la part du corps et du psychisme lorsque l’on parle d’affects en littérature ? » (p. 100), Rabaté suggère que « le récent engouement pour le terme d’« affect » permet de réintroduire l’étude des manifestations corporelles avec leur part de détermination inconsciente dans un domaine de l’analyse des émotions et des passions classiquement réservé aux études littéraires. » Ainsi, tirant parti du fascinant article de Ruth Leys2, qui dénonce « soit le scientisme soit le subjectivisme des approches par l’affect » (p. 99), l’ouvrage s’attache-t-il à montrer que l’articulation de la tradition psychanalytique à la philosophie et à la critique littéraire peut toujours produire de nouveaux discours. Il s’agit bien dans Rire au soleil de repenser une théorie des affects qui s’appuierait sur le cadre des études littéraires, tout en le débordant.
5L’ouvrage se divise en deux parties. La première, « Rires », revient d’abord sur les influences mutuelles de la psychanalyse et du surréalisme et redit l’importance de la poésie comme « mode d’entrée privilégiée vers la rhétorique de l’inconscient » (p. 45) :
Le point de départ de Lacan, on le sait, s’approche du credo surréaliste déjà exprimé par Lautréamont : l’idée simple et courageuse que la poésie doit être faite par tous. […] Pour André Breton et ses amis, la poésie se trouvait aussi bien chez les hystériques, les fous, les déviants, tous ceux qui avaient été exclus des normes sociales, que chez les poètes reconnus. De la même manière, Lacan voyait dans la poésie ou dans les proses poétiques […] une preuve de l’universalité des lois de la rhétorique qui président tant aux productions littéraires qu’à la constitution de l’inconscient freudien. (p. 34)
6Ainsi, les quatre premiers chapitres de Rire au soleil nous guident-ils à travers le réseau intertextuel des références poétiques affectionnées par Lacan : parmi les plus importantes, des écrits biographiques de Gide (Chapitre I), ou encore des poèmes de Rimbaud, d’Apollinaire, de T.S. Eliot, Breton ou d’Éluard dans les chapitres suivants, viennent répondre aux écrits, ainsi qu’aux traductions « mallarméis[antes] » d’Heidegger (p. 48) et même à deux poèmes publiés par Jacques Lacan lui-même en 1929 et 1955, et montrent comment l’acte de création littéraire, qui comprend évidemment la traduction, vient nourrir l’écriture lacanienne des affects. Mais outre les surréalistes, c’est bien l’héritage de Paul Valéry qui est mis en avant de manière inédite : « en tant que philosophe de la psychanalyse qui cherchait à obtenir une synthèse entre les humanités, les sciences de la nature et les mathématiques, son modèle serait plutôt à chercher du côté de Paul Valéry » (p. 34).
7Cependant, contrairement à Pierre Bayard (Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, 2004), à qui J.‑M. Rabaté a déjà répondu dans le propos liminaire de The Cambridge Introduction to Literature and Psychoanalysis en 2014), l’objectif est plutôt de se saisir de l’instabilité féconde d’une critique littéraire qui, nourrie des réflexions psychanalytiques, permet d’envisager un système ouvert (et, après avoir rapproché les digressions lacaniennes aux scolies de Spinoza (p. 114), il remarque justement (p. 139) que la liste des affects lacaniens ne cesse de changer avec le temps). Ainsi l’écriture lacanienne relèverait-elle de l’enstasis d’Aristote, « couple logique combinant l’« exception » et l’« universel » » (p. 57), pointant vers une autre démarche épistémologique, qui s’affranchirait de l’antagonisme entre les démarches nomothétiques et idiographiques souvent débattu en sciences humaines et sociales, et qui viendrait répondre à celle de la pensée par cas, étudiée par Passeron et Revel (2005) ou Berlant (2007). C’est probablement pour cela, qu’avec Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, sont évoqués les « errements de la théorie lacanienne », les « inconséquences et des contradictions qui entachent son système de pensée » (p. 63-64) ou encore son « hiatus productif » (p. 65), qui permettent néanmoins de mettre à jour « la poésie [de Lacan] qui vient battre en brèche les velléités de scientisme, de positivisme ou de système philosophique préétabli » (p. 64-65). L’équivoque y est considérée « comme une vertu curative qui empêche le système de se refermer sur lui-même » (p. 66). Car l’objectif de Lacan, selon J.‑M. Rabaté, était de faire comprendre que, « ce qui [est] en question dans le langage poétique, [n’est] non pas un abîme ontologique irrationnel, bien plutôt subjectivité qui ne peut se dire que par un langage oblique, métaphorique, contourné, poétique, donc, mais aussi lourd d’une plus grande promesse » (p. 53). Citant un extrait de « De l’essence du rire » de Baudelaire, J.‑M. Rabaté suggère que le rire, qui est par essence double, permet justement d’approcher cette subjectivité poétique (p. 83) tant celui-ci peut se déployer « en rapport avec la fonction de la poésie » (p. 11).
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8En relisant Deleuze et Guattari (Chapitre v), ainsi que les philosophes commentés par la psychanalyse (principalement La Mettrie, « précurseur de la phénoménologie du corps telle qu’on la voit chez Ludwig Feuerbach et chez Maurice Merleau-Ponty » (p. 107), Spinoza, Heidegger ou Sartre), la seconde partie interroge d’abord l’élaboration d’une « théorie systématique des affects » (p. 109) qui articulerait le corps et le langage, perspective demeurant impossible chez Lacan (comme le suggèrera le chapitre vi). Ici, ce sont indubitablement les lectures des traités de La Mettrie qui constituent les lignes de force. Après une cocasse allusion biographique, J.‑M. Rabaté nous rappelle la filiation entre l’Essai sur l’esprit et les beaux esprits (1742) et le livre de Freud sur le mot d’esprit ; mais il indique surtout que La Mettrie est « l’un des premiers penseurs comprenant qu’avec l’émergence de la science, on devait imaginer un corps symbolique et mathématisable », et, rejetant tout idéalisme, qu’il écrit que « le site des affects est à chercher uniquement dans le corps » ou encore, que dans son ouvrage L’Homme Machine (1747), l’imagination est « semblable à une second rétine » (p. 107) et qu’elle est définie comme une « faculté organique » (p. 108). L’influence de La Mettrie sur Lacan, et mutatis mutandis sur Henri Bergson mais aussi sur Deleuze nous apparaît ainsi centrale et permet de faire émerger un historique fourni des réflexions et représentations des affects.
9Le chapitre VII, qui explore l’invention de la jalousie dans Exils (1918) de Joyce, se lit comme un prolongement de l’analyse que J.‑M. Rabaté propose d’un chapitre de Qu’est-ce que la philosophie ? (1991) de Deleuze et Guattari ; il vient notamment illustrer la thèse qui démontre que « la tâche de la philosophie est d’inventer des concepts, celle de l’art est d’inventer des affects » (p. 109). La conception de l’autonomie de l’œuvre d’art (« l’art donne naissance à des monuments qui se suffisent à eux-mêmes et crée un univers autonome qu’il serait faux de comprendre comme une transmutation ou sublimation des passions humaines », p. 110), qui est « un être de sensations [et] existe en soi » (p. 1093), permet en effet de mieux comprendre l’articulation entre affect et acte poétique. Avec Deleuze et Guattari, J.‑M. Rabaté postule que l’art invente de nouveaux affects via « un minimum de mots ou de traits » (p. 110) qui suffisent à produire cette autonomie ; celle-ci :
… découle du fait que la sensation ne renvoie qu’à son propre matériau. Une fois saisie par l’art, la matière crée sa propre éternité, même si elle ne doit pas durer. Les affects sont donc à la fois indépendants des sujets qui les perçoivent et éternellement au dehors, co-présents à eux-mêmes dans leur matérialité obstinée. (p. 110)
10Ceci permet à J.‑M. Rabaté de démontrer que « l’idée d’affect ne correspond pas du tout à celle de l’émotion, pas plus que le percept ne semble être une perception » (p. 110) : à l’image de « l’absence de l’homme dans l’œuvre », il y aurait donc une absence d’humain dans l’affect, comme l’illustre l’écriture de Virginia Woolf, qui pousse « vers des analyses d’états affectifs non psychologiques […] destinés à créer de purs affects (p. 111). Faisant dialoguer ces lectures de Joyce et de Woolf avec Freud, mais surtout avec celles de Deleuze et Guattari (« l’affect concerne le devenir non humain de l’homme »), J.‑M. Rabaté nous rappelle que ces derniers « déploient une théorie des affects autonomes et impersonnels » (p. 113) dont on retrouve des traces dans « la surprenante alliance entre le physique et l’immatériel » chez Marcel Proust (p. 113).
11Subséquemment aux affects impersonnels, « la jouissance de la joie » dans Au Moment voulu (1951) de Maurice Blanchot, qui « explor[e] une subjectivité sans sujet » (p. 112 et 187) comme l’ont évoqué, à leur manière, Woolf à propos de son Orlando ou Paul Cézanne dans sa correspondance (p. 111-3) fait l’objet d’un dernier chapitre (Chapitre viii). Ainsi J.‑M. Rabaté relève-t-il chez Cézanne que « l’artiste énonce que nous devons soit devenir l’instant, soit devenir le monde. Sa vision est un pur devenir, non pas possession du monde, mais un effort pour se laisser posséder par le monde » (p. 112). De même, « ce qui caractérise Woolf, c’est la manière dont elle dit ne pas posséder de moi propre quand elle écrit » (p. 111). Cette concomitance avec Cézanne se retrouve dans la diégèse. Ainsi, lorsque J.‑M. Rabaté écrit que dans Mrs Dalloway, Clarissa est :
… [une] conscience du dehors, désamarrée de tout personnage. […] Clarissa incarne une joie impersonnelle, semblable à celle que nous allons rencontrer chez Maurice Blanchot. Cet affect produisant une joie toujours renouvelée ourdie par une vitalité non subjective, c’est l’affect d’un bonheur de vivre en dépit de tout (p. 111-2).
12cela évoque aussi les travaux de Naomi Toth qui, revenant sur l’aspect impersonnel des épiphanies woolfiennes, met en avant le « pathos » de ces expériences de non-être qui « résistent à une lecture apolitique ou anhistorique qui accorderait un statut autonome à l’art, car ils perturbent le sujet et la perception ainsi que leurs déterminations sociopolitiques »4. Ainsi, comme dans l’« atmosphère saturée d’affect » de Maurice Blanchot (p. 182) qui, selon J.‑M. Rabaté, nous ramène aux intuitions de Levinas et Bataille, l’écriture de l’extérieur de Woolf permettrait-elle de faire advenir la logique des affects, qui « nous aiderait à relier dans la tessiture de l’entre-deux une « nature » en nous qui serait parallèle à la « nature » au-dehors » (p. 209). En ceci, elle illustre l’articulation deleuzienne de la « triple tension » que l’on retrouve dans l’Éthique de Spinoza : l’affect ferait advenir de « nouvelles manières de sentir », le percept de nouvelles manières de voir et d’entendre, là où le concept serait le mode de connaissance de la science (p. 114).
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13Si l’on regrette l’absence d’un index en fin d’ouvrage (tant celui-ci est dense et fourmille de références à explorer plus avant), la conclusion reprend avantageusement certaines des pistes du chapitre II, dont le titre, « Je suis un poème et non un poète », « se réfère à la préface que Lacan composa en mai 1976 pour la traduction anglaise du Séminaire XI » (p. 27) et à propos duquel Jean‑Michel Rabaté écrit : « “Je”, s’il renvoie au sujet en général, ne suis pas un sujet qui apparaît comme un acteur libre ; “je” suis au contraire un poème écrit. Est-ce un poème écrit ou en train de s’écrire ? » (p. 28). Liant cette interrogation aux phrases inoubliables de Rimbaud (« Car Je est un autre […]. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute », p. 29), Rabaté explique qu’en matière d’affects, afin de bien « saisir les liens entre l’effet de texte et la subjectivité » (p. 27)5, « mieux vaut nous comprendre comme des poèmes que comme des poètes, […] car se lire, c’est s’écouter, ou du moins s’efforcer d’écouter » (p. 212). Revenant alors sur les analyses de Lacan à propos de la patiente qu’il nomme Aimée, ainsi que sur son « excellent aphorisme cité par Eluard », J.‑M. Rabaté conclut en encourageant ses lecteurs à « apprendre à lire le monde comme un poème dont nous faisons partie » (p. 212).