Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Everton V. Machado

J. Amado : gloire et infortunes au pays du carnaval

Jorge Amado, Lectures et dialogues autour d’une œuvre, sous la direction de Rita Godet et Jacqueline Penjon, Presses Sorbonne Nouvelle, 2005.

1L’œuvre de l’écrivain brésilien Jorge Amado a joui pendant longtemps d’une renommée internationale ressentie parfois comme encombrante au Brésil. En France, elle a été découverte suite à un article d’Albert Camus (portant sur Bahia de tous les saints) paru dans l’Alger républicain le 3 février 1939. Représentant officieux du Parti Communiste Brésilien en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Amado militait pour la paix aux côtés de la « crème » de l’intelligentsia européenne, alors qu’un peu partout dans le monde se publiaient ses romans à thème politique et social, issus du mouvement régionaliste brésilien des années 30. À partir de la publication de Gabriela, girofle et cannelle (1958), bien que les problèmes sociaux continuent d’être abordés dans ses livres, ce sera le tour d’un humour désabusé et de la riche palette de la culture populaire brésilienne d’en donner le ton et les couleurs (la révélation des crimes de Staline y a été certainement pour quelque chose). Succès de public mais pas de critique. Une écriture « populaire », voire « populiste ». Pour le comble, la popularité des œuvres d’Amado aurait contribué à retarder la reconnaissance des auteurs considérés plus importants que lui, tel un Guimarães Rosa, souvent donné comme le Joyce brésilien. Ceci n’empêchait pourtant pas le poète Haroldo de Campos d’appeler Quinquin-la-Flotte - personnage d’Amado qui, tout en étant mort, déambule complètement ivre (!) dans les rues de Salvador de Bahia le temps d’une journée - le Léopold Bloom du Brésil.

2Les participants du Colloque Jorge Amado, qui s’est tenu aux universités de la Sorbonne et de Saint-Denis en novembre 2002, n’ont pas été indifférents aux déboires de l’auteur brésilien avec la critique, mais ils ont suscité de discussions qui vont bien au-delà de cette « prise de bec » entre « partisans et ennemis » de l’œuvre amadienne, comme le démontrent leurs communications réunies dans l’ouvrage Jorge Amado : Lectures et dialogues autour d’une œuvre, sous la direction de Rita Godet et Jacqueline Penjon. Il est divisé en trois parties : « L’écrivain et son œuvre », « Lectures plurielles des romans amadiens » et « L’œuvre amadienne en dialogue intersémiotique ».

3Myriam Fraga (directrice de la Fondation Casa de Jorge Amado) ouvre le débat avec « Le document et la fiction », où elle donne quelques repères biographiques d’Amado et se penche sur l’histoire de la Fondation, située dans le quartier du Pelourinho, dans le centre historique de la ville de Salvador. Son approche est tout à fait intéressant car elle montre comment le patrimoine municipal et l’emplacement même de la Fondation dialoguent avec les fonds qui y sont rassemblés, le Pelourinho ayant servi de décor à plusieurs romans d’Amado.

4C’est à Pierre Rivas (Université Paris 10) d’entrer dans le vif du sujet en scrutant la « Fortune et (les) infortunes de Jorge Amado ». A partir de l’opposition entre succès et fortune, il analyse la réception de l’œuvre amadienne aussi bien en France qu’au Brésil, tout en remplaçant les réserves qui lui ont été faites par les critiques dans leur contexte historico-culturel. Pour Rivas, l’œuvre amadienne n’a pas constitué une fortune littéraire en France : on constaterait plutôt « une fécondité d’Amado dans le système francophone » (p. 27). D’une manière originelle et en rapprochant les systèmes littéraires français et brésilien, Rivas envisage le Brésil du Nordeste comme un pendant des Caraïbes et de l’Afrique décolonisée. Si la littérature dite régionaliste au Brésil s’opposait à celle pratiquée à São Paulo par les modernistes, qui dictaient les règles du jeu, en France, la vie littéraire n’en était pas moins scindée : « Le statut de la littérature nordestine serait donc périphérique face à la centralité paulista qui légitime et consacre, ignore ou marginalise, analogue au rôle de Paris face à ses périphéries régionales, régionalistes ou francophones » (p. 29). Ceci expliquerait, par exemple, pourquoi des écrivains de la « périphérie française » tels que Camus et Cendrars ont bien reçu les oeuvres d’Amado, alors que quelqu’un comme Gide les trouvait « sans épaisseur » (p.26).

5Anne-Marie Quint (Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle), dans « Réflexions sur les traductions françaises des romans de Jorge Amado », explique le succès de l’œuvre amadienne dans l’Hexagone par les qualités propres à l’écriture d’Amado, mais aussi par la lisibilité des traductions, bien qu’il ne s’agisse pas d’une œuvre facile à traduire car très enracinée dans la réalité brésilienne. Quint essaye donc de repérer les principaux problèmes que cette oeuvre pose aux traducteurs français, notamment en ce qui concerne la géographie, la société et la culture brésiliennes.

6Pour Eduardo de Assis Duarte (Université Fédérale de Minas Gerais), dans « Jorge Amado, exil et littérature », la raison du succès d’Amado en France est tout à fait différente, au moins pour les premières traductions de ses livres. D’après lui, ce sont le militantisme et la répression subie par l’auteur qui « jouent un rôle amplifiant et fonctionnent comme une caisse de résonance qui favorise la notoriété rapide de ses récits » (p.53).

7Ariane Witkowski (Université Paris 4 – Sorbonne) s’intéresse à son tour à un tout autre sujet. Dans « Jorge Amado ou la tentation autobiographique », qui clôt la première partie de l’ouvrage, elle analyse le récit d’enfance L’enfant du cacao (1982) et le livre de mémoires Navigation de Cabotage (1992) pour en dégager l’image qu’Amado souhaitait laisser de lui à la postérité. Le premier permet de relever « une succession d’ébauches qui esquissent quelques-uns des mythes fondateurs de la personnalité de Jorge Amado » (p. 61), alors que le deuxième éclaire l’homme privé, l’homme social, le voyageur, le communiste déçu et l’homme de lettres. A propos de Navigation de Cabotage, Witkowski conclue avec lucidité que le seul intérêt du livre est d’instruire les chercheurs de l’œuvre amadienne (car son style est « souvent relâché » et plein de gallicismes qui ne correspondent pas à un projet esthétique, p. 64), à l’opposé, par exemple, des livres d’un Pedro Nava, mémorialiste par excellence, tributaire de la recherche proustienne (intéressant à lire sur ce sujet : l’article de Tânia Carvalhal « L’écriture autobiographique au Brésil : l’héritage proustien », Revue de Littérature Comparée, numéro 4, Klincksieck, 2005).

8Avec « O País do Carnaval, laboratoire du roman », Jacqueline Penjon (Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle) montre comment le premier roman de Jorge Amado, Le Pays du Carnaval (1931), est intimement lié aux débats intellectuels des années 20 au Brésil. C’était le moment où une toute nouvelle génération d’artistes et d’écrivains se trouvait complètement en proie aux incertitudes politiques du pays d’alors. Les seconds se préoccupaient à faire une « littérature brésilienne de caractère universel » (p. 76) en opposition à une littérature académique très attachée aux modèles européens. Bien que l’on puisse, comme le rappelle Penjon, déceler plusieurs influences européennes dans Le Pays du Carnaval et ce roman reproduise tous les schémas intellectuels de l’époque de sa parution, il contient des éléments qui seront développés dans les œuvres ultérieurs d’Amado et d’une manière tout à fait nouvelle. Si dans Le Pays du Carnaval, où le jeune Amado se cherchait encore, « le carnaval est vu de façon négative » et celui-ci « est le règne de l’instinct et de la chair » (p. 81 et 82) - une vision, du reste, très partagée à l’époque - par la suite, le carnaval sera, comme les lecteurs de l’œuvre amadienne le savent bien, « synonyme d’euphorie et vitalité d’un peuple » (p. 82).

9Retrouvé, donc, avec soi-même et le pays du carnaval, Amado pourra écrire un roman tel que La Boutique aux Miracles (1969), où la culture populaire fait face à la culture académique. D’où cette « image scindée de la société » (p. 86), dont parle  Rita Godet (Université Paris 8), dans « Jorge Amado et l’écriture de la marge dans la figuration identitaire », pour expliquer comment les rapports ethniques et culturels dans le roman en question sont à la base de la dénonciation faite par Amado des « tendances d’exclusion de la société brésilienne » (p. 86). L’écrivain se range du côté des « oubliés de la société » et « propose la fusion des différents apports culturels et ethniques de la nation » (p. 99) pour la construction d’une véritable identité brésilienne.

10« L’univers créolisé de Jorge Amado », de Zilá Bernd (Université Féderale du Rio Grande do Sul) élargit la réflexion sur La Boutique aux Miracles et même le parallèle entre le Brésil et la France fait par Rivas dans sa communication. Alors que celle-ci se restreint au fonctionnement des systèmes littéraires, celle de Bernd va droit aux textes, et ainsi une comparaison entre le livre d’Amado et Solibo Magnifique (1988) de Patrick Chamoiseau s’impose. En introduisant « le concept de créolisation pour montrer que la conception amadienne de l’entrecroisement des cultures s’apparente à celle prônée par les auteurs de la Caraïbe Francophone », Bernd déchiffre quelques aspects qui rapprochent l’œuvre d’Amado de celle de Chamoiseau, tels que «la dé-hiérarchisation des cultures », « la mise en relief des éléments de l’oraliture » et « le fait qu’ils construisent leurs romans à la frontière de l’exotisme » (p. 107 et 108).

11A l’exemple de deux communications précédentes, « Les lieux de l’utopie : une lecture de Tocaia Grande », d’Elvya Shirley Ribeiro Pereira (Université de Feira de Santana), aborde la problématique identitaire, mais cette fois-ci à partir du roman mentionné (1984). D’après Pereira, les questions sur l’identité soulevées dans Tocaia Grande renvoient au projet romantique de la quête des origines, et ce, avec la particularité de « provoquer une fissure dans cette tradition même » (p. 118), tout en rendant compte « des formations culturelles qui se réélaborent » (p. 119) dans l’espace limité de l’intrigue (Irisópolis) mais dont la portée sert de métaphore au Brésil tout entier.

12Constância Lima Duarte (Université Fédérale de Minas Gerais) change de problématique avec « Relations sociales de genre dans Gabriela, cravo e canela de Jorge Amado », ce fameux roman où Amado n’est plus l’intellectuel au service du Parti Communiste et avec lequel il devient le chantre de la culture populaire. Duarte affirme néanmoins que « sans participer de la phase socialiste, Gabriela doit pourtant être considéré comme un roman essentiellement social » (p.125). Gabriela, girofle et cannelle a déjà fait couler beaucoup d’encre (entre articles, essais et thèses), mais un sujet tel que celui relatif au genre a été toujours peu exploré. Duarte analyse donc le rôle qu’y jouent les femmes et explique comment « la femme passe du statut d’objet à celui de sujet » au long du roman, bien qu’Amado « travaille avec des figures stéréotypées » (p. 131) et soit complètement imprégné de la conscience masculine brésilienne du 20ème siècle, redevable de la vision du sociologue Gilberto Freyre dans Maîtres et Esclaves (1933).

13Claude Gumery-Emery (Université Stendhal – Grenoble 3) est du même avis en ce qui concerne l’image stéréotypée de la femme dans les romans amadiens, mais il se propose à son tour de trouver la « La signification des personnages de mulâtresses dans l’univers romanesque de Jorge Amado ». Outre Gabriela, girofle et cannelle, il analyse les romans Dona Flor et ses deux maris (1966), Tereza Batista (1972) et Tieta d’Agreste (1977). Les clichés y abondent, tels que la sensualité, l’infidélité et la vénalité des mulâtresses, mais Gumery-Emery, en se livrant à une interprétation symbolique de ces personnages, remarque que pour Amado un véritable projet de construction sociale au Brésil doit passer nécessairement par ces femmes, car elles sont « le symbole de la fusion de l’Afrique et de l’Europe qui se sont rencontrées au Brésil pour fonder une culture originale » (p. 134).

14« La pédagogie de l’espace dans le roman amadien », de Raphaël Lucas (Université Bordeaux 3), clôt la deuxième partie de l’ouvrage en dressant une typologie des espaces amadiens à partir d’une série de ruptures et de continuités vis-à-vis de la perception de l’espace chez les romantiques (une nature puissante à la genèse d’une civilisation nouvelle) et chez les naturalistes (le pessimisme à l’égard de la maîtrise de la nature). D’après Lucas, Amado finit par déployer « une véritable géopoétique de l’espace » (p.154). L’espace dans le roman amadien se voit attribuer une autonomie qui lui permet d’exercer « un énorme pouvoir sur l’orientation des destinées des personnages » (loc. cit.), poussant ceux-ci « à refuser la fatalité et à changer d’espace afin d’échapper à certains contextes qui les condamnent » (p. 157).

15Rubens Alves Pereira (Université de Feira de Santana) montre, dans « Traits et couleurs de Bahia : l’illustration dans l’œuvre de Jorge Amado », comment les illustrations d’artistes tels que Floriano Peixoto, Carybé et Calasans Neto dans les livres de l’auteur bahianais fonctionnent comme une sorte de métanarration et par là même renforcent le projet littéraire amadien, dans la mesure où elles fixent des types et des valeurs populaires en conformité avec le compromis de l’écrivain  avec les bases populaires de la société.

16On passe de l’illustration au cinéma avec « La transposition cinématographique de l’œuvre amadienne », de Sylvie Debs (Université Robert Schuman – Strasbourg). Neuf romans d’Amado ont été adaptés au grand écran. La plupart de ces adaptations correspondent à la deuxième phase de l’œuvre amadienne, celle de l’agitation de la vie bahianaise au détriment de l’engagement politico-social. Cela s’explique, selon Debs, par la volonté des cinéastes brésiliens de faire un cinéma à la fois véritablement brésilien (quant à l’esthétique et aux thématiques) et populaire. Le chercheur pense néanmoins que les « histoires foisonnantes » d’Amado, « marquées par la tradition orale et populaire, conviennent peut-être d’avantage à l’esthétique et aux cahiers de charges des feuilletons télévisés qu’aux exigences du cinéma » (p.184).

17Mais c’est à Lícia Soares de Souza (Université du Québec) qui revient d’aborder le feuilleton télévisé, dans « Les forces et faiblesses de Porto dos Milagres, adaptation télévisée de Mar Morto ». Elle affirme que les romans d’Amado offrent la possibilité de développer à la télévision plusieurs thématiques sociales, politiques et culturelles bien au goût du merchandising social qui lie la téléfiction à l’actualité. Les personnages qu’Amado met en scène dans ses œuvres renferment « une définition de ce qu’est la société brésilienne, mais il permet le dépassement du réalisme du miroitement des situations sociales et des lieux, dans la mesure où il suscite un récit du devenir capable de montrer au public ce qu’il pouvait et ce qu’il voulait être » (p.203).

18Le mérite de Jorge Amado, Lectures et dialogues autour d’une œuvre réside dans le fait d’apporter de nouvelles approches de l’œuvre amadienne qui vont à l’encontre des préjugés d’un certain intellectualisme universitaire et de la critique spécialisée, au moins au Brésil, la plus grande partie du milieu universitaire brésilien étant encore réticente à l’œuvre d’Amado, une œuvre dans laquelle, si le Brésil de tous les contrastes ne se voit pas reflété, on trouve au moins la clé pour en comprendre quelques importants aspects.

19Il y a une quinzaine d’années, j’ai entendu le philologue et futur ministre brésilien de la Culture Antônio Houaiss dire de Jorge Amado qu’il représentait mieux que personne le Brésil dans ses œuvres. Quand j’ai rapporté à Amado, dans une interview (Jorge Amado : Sessenta anos de vida literária, Prefeitura Municipal de Divinópolis, 1991), le propos du philologue, l’écrivain s’est limité à remercier son ami de la générosité de ses paroles, pour en conclure ensuite que le Brésil dont il était censé représenter n’avait pas encore réussi à résoudre le problème de la possession et de l’utilisation des terres, les fameux latifundios. Quinze ans après, et avec Lula da Silva (auquel, comme le rappelle Witkowski, Amado ne faisait « aucune confiance, sceptique sur les destinées du Parti des Travailleurs », p. 69) au pouvoir, cela n’a toujours pas changé.