Michèle Métail, un travail à plusieurs dimensions
1 Michèle Métail a reçu en 2018 le prix d’honneur Bernard Heidsieck pour l’ensemble de son œuvre, une œuvre originale, à la croisée des arts, des pays comme des groupes d’appartenance. Première femme à avoir été cooptée à l’Oulipo, en 1975, elle se rattache surtout à la poésie sonore. Ayant refusé, pendant plus de vingt ans, les publications écrites et les enregistrements, au profit de ce qu’elle appelle des « publications orales », elle a longtemps échappé au grand public, alors qu’elle bénéficie d’une reconnaissance internationale. Depuis le début du siècle, de nombreuses publications (écrites) permettent d’accéder plus facilement à son travail, qui a toujours été exposé. En 2020 encore, deux expositions importantes ont eu lieu à Marseille : l’une à la galerie des bains‑douches de la Plaine, l’autre au CIPM.
2 L’ouvrage collectif qui est paru à son sujet fin 2019 répond donc à une évidente nécessité. Le volume est dirigé par Anne‑Christine Royère, maîtresse de conférences à l’université de Reims Champagne‑Ardenne et spécialiste de la poésie dans la diversité de ses modalités, livresque, exposée, sonore et performée. Il propose un véritable bilan de cette œuvre, s’ouvrant par un entretien très complet avec Michèle Métail, qui expose ses grandes étapes et ses lignes de force. Il comporte également une bibliographie critique et un répertoire des publications (y compris lorsqu’elles ont été performées ou exposées). C’est donc un outil extrêmement précieux.
Un parcours oulipien
3 L’entretien initial permet de comprendre le parcours de Michèle Métail, depuis ses années d’étudiante à l’université pluridisciplinaire de Vincennes, avec en particulier l’importance de la formation musicale et la proximité avec le Germ, le Groupe d’Études et de réalisations musicales de Pierre Mariétan. Sa place au sein du champ poétique est rendue sensible par la participation de nombre de ses acteurs, en particulier de plusieurs poètes majeurs, français et étrangers, qui interviennent en tant que témoins, auteurs, traducteurs ou analystes de l’œuvre : de ce point de vue, l’ouvrage tient du volume de mélanges, des « mélanges poétiques ». Par surcroît, Camille Bloomfield analyse la posture de cette « travailleuse du texte » « au prisme du genre », notamment sa relation avec l’Oulipo.
4 Michèle Métail a intégré ce groupe après y avoir présenté les Compléments de noms, dont les vers sont constitués chacun par six compléments du nom successifs (d’où le titre du poème). D’un vers à l’autre, un complément est ajouté, à gauche, et un autre retiré à droite. Alain Frontier en étudie précisément la structure et les logiques, insistant sur l’importance des lexiques. Jean‑Pierre Bobillot s’attache quant à lui aux lectures de ce « poème infini ». Il analyse en particulier les grilles qui s’appliquent aux lectures performées – de même qu’Anne‑Christine Royère dans un autre article –, la contrainte textuelle n’étant pour Michèle Métail qu’un premier temps, prolongé par de tels choix construits (voir p. 80 sqq. et p. 273‑274). Michel Giroud, de même, en détermine les implications, en en rappelant la portée historique.
5 On aurait aimé une réflexion sur les spécificités du travail de la forme par comparaison avec les partis pris de l’Oulipo, dans la lignée du bilan effectué par Camille Bloomfield dans son article « Michèle Métail, contraintes et contiguïtés », qu’elle a présenté lors du colloque international de Zadar, paru en 2016 (Entre jeu et contrainte, pratiques et expériences oulipiennes). Ces spécificités sont seulement évoquées dans l’entretien initial alors qu’elles font mieux ressortir ce qu’est la contrainte oulipienne, qui fonctionne comme un a priori arbitraire, et de ce fait réutilisable.
6 Pour Michèle Métail, chaque projet est unique et appelle une forme qui émerge au cours de la genèse. Il est vrai qu’elle envisage la poésie comme une réponse à une rencontre avec le réel. Elle explique ainsi, dans l’entretien (p. 12), comment la découverte de l’enseigne de la DDSG (Compagnie des Voyages en bateau à vapeur du Danube), sur le Danube, a lancé l’écriture des Compléments. Il s’agit, plus précisément, d’un point de rencontre entre langue et monde : le mot à rallonge qui a été le point de départ du poème est récité par les enfants germanophones à titre d’amusement (comme en France « anticonstitutionnellement »).
7 Reste la culture du groupe, et des affinités, autour par exemple du goût de la liste, passion oulipienne s’il en est, ou de la variation. L’érudition, pour reprendre un terme utilisé par les oulipiens, est également un point de rapprochement, d’après son témoignage. Elle a soutenu une thèse sur les poèmes chinois de formes variées, en 1994. Elle en est une spécialiste reconnue, en France et en Chine. Elle en a tiré un ouvrage, Le Vol des oies sauvages, poèmes chinois à lecture retournée, qui est paru chez Tarabuste en 2011.
8 Pour Michèle Métail, la poésie est une exploration de la langue, d’où le rôle des dictionnaires. Les Compléments de noms devrait comporter chaque mot, une fois seulement, et s’ouvre à des lexiques spécialisés, voire anciens ou étrangers (voir l’article d’Alain Frontier). Gaëlle Théval étudie encore l’utilisation et le détournement d’expressions d’usage (p. 257‑261). Jeff Barda montre l’acuité du travail sur la ponctuation – travail à la fois métalinguistique, énonciatif et rythmique –, dans l’ensemble de l’œuvre – jusque dans la ponctuation corporelle lors des performances –, tout en replaçant ce travail dans son contexte : la ponctuation à la fin du xxe siècle, pour les poètes et pour les prosateurs, pour les oulipiens comme pour les poètes sonores.
9 Plusieurs textes s’attachent à la manière dont Michèle Métail prélève dans l’environnement des fragments littéraux. Julien Blaine s’attache à ses « enseignes déglinguées », sur lesquelles l’écriture est barrée ou érodée. Gaëlle Théval montre comment « nombre de poèmes de Michèle Métail se fondent sur le prélèvement et le déplacement d’éléments préexistants » (p. 255). Elle insiste sur la valeur que la performance donne à ces ready‑mades.
D’une langue à l’autre
10 La poésie de Michèle Métail s’appuie également sur un passage entre les langues. Les Compléments de noms sont nés à partir de la traduction d’un nom composé allemand déjà évoqué, un très long nom fait d’agglutinations (der Donaudampfschiffahrtsgesellschaftskapitän). Ainsi ont surgi les six premiers compléments. Le poème donne lieu, dans ses développements, à d’autres confrontations. Alain Frontier se concentre ainsi sur l’exemple d’un poème écrit en allemand, excroissance en langue étrangère des Compléments, s’appuyant par surcroît, en partie, sur un lexique emprunté au français (voir notamment p. 65‑66). Gobi, autre excroissance, passe du français au chinois, et réciproquement (poème analysé par Marie Laureillard, p. 301‑302).
11 Michèle Métail traduit de l’allemand et du chinois. Elle montre dans un article spécifique, au sein du volume, comment cette activité peut devenir une rencontre entre poètes. Une confrontation de deux poèmes, français et allemand, le second de Christian Steinbacher, prolonge son propos. Un article de Nina Parish et Emma Wagstaff, à l’inverse, analyse les choix des traductions de ses textes contraints, à partir d’entretiens, reproduits, et de l’analyse d’exemples concrets.
12 Le passage est plus largement interculturel. Marianne Simon‑Oikawa se concentre sur le japonisme de Michèle Métail « dans lequel n’entre rien d’exotique ni d’étranger, et où la rencontre n’est efficace que parce qu’elle prend la forme de retrouvailles avec soi‑même » (p. 365). Marie Laureillard rappelle comment l’étude de la poésie chinoise s’appuie sur une connaissance culturelle fine, du taoïsme comme du Yijing – ou Livre des mutations –, et de la cosmogonie. Cette culture nourrit l’écriture poétique, faite d’échos formels, d’allusions et de références. Plusieurs projets se concentrent sur des signes (l’esperluette, le X) qui prennent valeur d’idéogrammes. Ainsi, l’appréhension du monde y croise une méditation sur le signe.
13 En particulier, la transposition poétique du paysage et de la déambulation s’appuie d’abord sur l’intertexte, quitte à ce que cela soit sur le mode de l’écart. Dès lors, Bernhard Merz situe Toponyme : Berlin dans une double tradition, celle de la flânerie berlinoise de Franz Hessel, et celle du projet mémoriel de Perec. Enfin, Hannah Steurer s’attache à Berlin : trois vues & rues.
D’un art à l’autre
14 Michèle Métail transcende encore les frontières entre les arts. D’où la nécessité d’une riche iconographie, portant sur les performances et les œuvres (notamment) plastiques, en particulier des « livres » exposés de grandes dimensions, avec un cahier spécifique dans lequel elle décrit elle‑même et reproduit nombre de ces « Gigantextes ». Anne‑Christine Royère présente un bilan de ces derniers, contextualisant leur émergence et analysant les choix dont ils procèdent. Ces projets interdisent toute clôture, y compris par les modalités de leur publication, l’exposition permettant de travailler à la fois visualité et lisibilité, en lien souvent avec la performance, tout en incitant à la reprise et au prolongement.
15 Dans un second article, l’universitaire étudie certaines formes de la collaboration avec le compagnon et l’artiste musical Louis Roquin, avec qui Michèle Métail a fondé des associations nombreuses, comme System’art ou Les Arts contigus. Anne‑Christine Royère explore les formes de cette « contiguïté » entre les œuvres des deux artistes, pour traiter spécifiquement de celles qui partent de cartes de géographie et de partitions musicales. Violaine Anger s’intéresse également à cette collaboration. Dans les œuvres qui la retiennent, « poème écrit, profération du texte et travail sonore s’entremêlent ». Elle considère ainsi « leur travail commun comme ce qui interroge [les] catégories » toutes faites (p. 224), en particulier la « musique » et la « poésie ».
16 Ce travail de la frontière trouve son expression dans l’art de la performance, qu’Anne‑Christine Royère étudie dans un dernier article, en lien avec les supports de lecture et les gestes, déterminant les grands principes « “scénopoétiques” de la lecture publique telle [que Michèle Métail] la pratique » (p. 277).
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17 Le bilan de l’œuvre est donc très complet, même s’il est inévitable de regretter quelques manques dans le cas d’un ouvrage collectif. La question de la collection, évoquée par Gaëlle Théval p. 262‑264, aurait pu être creusée : Michèle Métail ne collectionne pas seulement les mots, mais aussi les objets, en particulier sémiotiques. Elle interroge plus généralement le partage entre la vie et l’art, faisant de son lieu de vie un lieu de travail autant qu’une œuvre. Encore un partage qu’elle remet en question. Pour autant, le volume fait le tour d’une œuvre particulièrement foisonnante et multiforme, ce qui constitue presque un exploit. Et on ne doute pas que ce beau volume, beau dans tous les sens du terme, suscitera d’autres travaux. D’ores et déjà, une maîtresse de conférences en esthétique qui n’a pas pris part au volume, Sally Bonn, a dirigé la récente exposition de la galerie des bains‑douches de la Plaine à Marseille, exposition consacrée aux « Gigantextes ». Comme ceux‑ci, La Poésie en trois dimensions n’est pas destiné à clore un propos mais à susciter sa reprise et son prolongement, pour une œuvre qui nous ouvre à de multiples horizons.