Immanence de l’image : formes visuelles & forces imageantes selon Gilles Deleuze
1La lithographie de Paul Klee, Seiltänzer (Funambule), datée de 1923, qui se dessine sur la première de couverture de l’ouvrage Deleuze penseur de l’image délivre, de façon ténue, quelques indices sur le contenu de cet ouvrage. Elle constitue une première entrée qui, pour expliciter la théorie deleuzienne des arts visuels, instaure un dispositif muséal donnant en regard des textes de Judith Michalet un dessin d’Antonin Artaud, des peintures de Francis Bacon, des photogrammes issus de films de Rossellini, Beckett ou Vertov. Le funambule de Klee, parce qu’il évoque simultanément équilibre et déséquilibre, concentration et vertige, stabilité et chute, maîtrise et risque, ligne à suivre et ligne de fuite, devient même l’emblème du lecteur parcourant cet ouvrage qui, solide, stable, concentré, sera invité à laisser sa subjectivité flancher.
2J. Michalet est maîtresse de conférences en esthétique et philosophie de l’art à l’École des Arts de la Sorbonne de l’université Paris 1. Ses travaux portent sur la pensée esthétique de Gilles Deleuze, et plus particulièrement sa conception de la subjectivité, de la création et de la réception. Dans la lignée de ses travaux de recherche, l’ouvrage Deleuze penseur de l’image entend tracer les contours précis de la pensée de l’image deleuzienne ; une pensée qui affirme l’immanence de l’image, et renverse la définition traditionnelle de l’image comme copie ou trace d’un substrat ou d’un sujet.
3Comment penser l’immanence de l’image qui n’est ni un manque, ni un double, mais qui revendique son statut de pure présence ? D’où provient et que permet la réception de l’image telle qu’elle est ainsi conceptualisée par Deleuze ? Pourquoi cette théorie de l’image est-elle renversante ? J. Michalet nous donne les clefs de compréhension des caractéristiques de cette philosophie immanentiste de l’image, en suivant un parcours qui nous permet, chapitre par chapitre, de mieux saisir « la spécificité de la conceptualisation deleuzienne des formes visuelles et des forces imageantes » (p. 9). En côtoyant, dans ce dispositif muséal, les images qui ont influencé Deleuze — images de Bacon, Artaud, Alain Resnais, Vertov —, images qui constituent les points de départs de l’analyse de J. Michalet, nous entrons alors « dans l’image » (p. 10) afin d’apprécier « la pure présence de ce qui est image, ainsi que la propagation directe des vibrations qu’elle véhicule » (ibid).
Image & immanence
4Dans son introduction, J. Michalet nous annonce le projet de cet ouvrage : définir le rapport entre image et immanence dans la pensée deleuzienne des formes visuelles, et suivre le fil tendu par cette théorie de l’image immanente afin d’accéder à la pensée esthétique de Deleuze. La philosophie immanentiste de l’image chez ce philosophe est une « voie d’accès » (p. 10) à toute une pensée de l’image. Suivons, alors, ce fil tendu, et commençons par approcher cette conciliation entre l’image et l’immanence ; conciliation paradoxale et inédite, car, en postulant que l’image « ne renvoie pas à quelque chose d’extérieur à elle-même » (p. 11), elle contredit une appréhension traditionnelle de l’image comme répétition d’un réel, comme mimesis, comme image de quelque chose.
5La revendication d’une présence de l’image est un premier argument utilisé par Deleuze pour appuyer son postulat d’une immanence de l’image. L’image n’est pas liée au manque, ni à l’absence, chez Deleuze, dans le sens où elle n’est pas l’ersatz d’un référent issu du réel ; elle s’inscrit dans ce réel, elle en fait partie. L’image n’a donc pas à être figurative ; il postule d’ailleurs une ressemblance qui n’est pas figurative mais sensible :
[L]a ressemblance sensible est produite, mais, au lieu de l’être symboliquement, c’est-à-dire par le détour du code, elle l’est « sensuellement », par la sensation1. (cité p. 26)
6L’immanence de l’image s’affirme par cette pleine présence de celle-ci dans les sensations qu’elle provoque ; elle ne passe par « par le détour du code » pour répéter le réel, mais s’inscrit directement, sans détours, dans le corps de celui qui la regarde.
7Si Deleuze est critique envers le figuratif, c’est pour appeler de ses vœux le figural permis par un « analogique par déformation » (p. 26) ; déformation qui correspond à des « modulations corporelles, des intensités de vie » (ibid.). Cette peinture figurale est une peinture qui, parce qu’elle « rend possible une action directe sur le système nerveux » (ibid.), impose sa pleine présence.
8Le terme « intensité » permet de mettre au jour une autre modalité de présence de l’image : la vibration qu’elle dégage, vibration qui frappe le récepteur et qui lui permet non pas d’être devant l’image, mais bien dans l’image. L’organisme en tant qu’il est viscéral est la cible idéale de l’image deleuzienne ; en s’adressant à nos viscères, l’image précipite la sensation à l’intérieur de nous ; alors, elle devient réelle. La sensation, violente, intense, affirme la pleine présence de l’image, et par son conséquent son caractère immanent ; présence qui renvoie à « un état corporel et psychique plus intense » (p. 62).
9Le concept de mimesis suppose que l’image repose sur un manque inhérent à l’absence du référent. Deleuze se dresse contre ce concept en le prenant à rebours. Pour lui, l’image est au contraire « une production fantasmatique qui nous met à l’abri de la séparation. » (ibid.). Au geste mimétique, il oppose le geste d’enregistrement :
À la conception de l’image comme présence d’une absence se substitue ici une image comme permanence liée au geste d’enregistrement. (p. 63)
10L’image n’est donc plus absence, mais, au contraire, permanence. La façon dont Deleuze conçoit l’image se définit donc comme opposée à la mimesis traditionnelle.
11Cette réfutation de l’image comme manque s’illustre par le biais de sa conceptualisation de la perception humaine. Deleuze part du principe que « percevoir, c’est soustraire de l’image ce qui ne nous intéresse pas » (p. 96). L’œil humain opère une soustraction lorsqu’il perçoit ; soustraction qui sous-entend un manque. Mais un type bien particulier d’image transgresse cette conception : c’est l’image cinématographique. Cette soustraction qu’opère l’œil humain, la caméra, elle, ne l’opère pas. À la fois surhumaine et non-humaine, elle permet d’entrevoir cette totalité occultée par le filtre de l’œil humain. Alors, l’image cinématographique est non seulement enregistrement, mais elle est image qui outrepasse note appréhension du réel, qui le dévoile dans sa totalité. On comprend mieux alors pourquoi le media de prédilection de Deleuze était le cinéma, capable d’enregistrer et d’élargir le champ visuel du spectateur.
L’artiste-voyant
12Si l’image n’est plus répétition, si elle ne répond plus aux lois de la mimesis, il faut alors repenser le rôle et la définition de l’artiste. Là encore, le cinéma a son rôle à jouer.
13Deleuze prend à cet effet comme point de départ l’image du voyant, empruntée à Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny, ainsi que le personnage d’Irène dans le film Europe 51 de Roberto Rossellini. Pour Deleuze, l’artiste est défini par son rapport au réel ; un rapport direct, littéral, qui s’affranchit de la métaphore. Le personnage d’Irène, qui a fait une expérience intense, trop forte, du voir, est une allégorie de l’artiste que Deleuze appelle de ses vœux :
C’est l’individu qui « court sur le plan d’immanence » et qui « en revient les yeux rouges, même si ce sont les yeux de l’esprit2 ». (cité p. 77)
14L’artiste, en faisant une expérience du voir, a modifié sa façon de voir, regarder, percevoir, comprendre ; c’est ce bouleversement intense qui est source de création, bouleversement qui fait écho au « dérèglement de tous les sens » promu par un Rimbaud qui associe le voyant à celui qui a accédé à des visions qui ont affolé son intelligence. Cet affolement correspond à cette crise de la pensée et de la perception chère à Deleuze.
15Le voir intense atteint la subjectivité, et les yeux rouges sont ceux du visage et ceux de l’esprit. J. Michalet parle d’un « regard converti » (p. 75) qui n’est plus protégé, et « qui a fait l’épreuve d’une vision l’amenant à la compréhension de la vie à mener » (p. 77). Le spectacle de l’insoutenable accouche d’une compréhension nouvelle, et potentiellement plus juste.
16Cette conception de l’artiste comme voyant est illustrée avec un exemple cinématographique : Vertov, qui promeut la fonction révélatrice du cinéma et la capacité du « ciné-œil » (p. 124) à réagencer le réel et par conséquent notre perception de celui-ci, nous permettant de littéralement voir autrement, ainsi qu’à rendre visible ce que nous ne percevions pas. Si la sensibilité de Deleuze penche vers le cinéma, c’est parce qu’il permet de devenir voyant au sens littéral — et non pas mystique — du terme. Pour lui, l’objectif de la caméra permet à notre œil d’accéder à « une perception plus complète de la réalité » (p. 97). Notre regard appauvrit le monde ; celui de la caméra permet, au contraire, un enrichissement. C’est pour cette raison que Deleuze « affecte au cinéma l’enjeu majeur de la restitution d’une capacité de « voyance » perdue » (p. 96).
La crise, phénomène & événement de réception privilégiés
17En croisant et agglomérant les concepts deleuziens issus de plusieurs de ses ouvrages, J. Michalet nous permet de mieux saisir la façon dont Deleuze théorise les phénomènes de réception. Il propose une typologie des images en s’inspirant — et en remaniant — les classifications de Bergson, Pierce et Pasolini ; alors émerge une classification qui repose sur un usage de métaphores lumineuses et optiques. Un corps face à une image est comme une surface traversée par un rayon : elle le réfléchit, ou l’absorbe, ou bien donne lieu à une (ré)action.
18J. Michalet met ici en exergue le phénomène de réception privilégié par Deleuze : une réception qui coïncide avec une crise.
19Cette crise est corollaire d’une expérience passive ainsi d’une impuissance motrice. La réception telle qu’elle est privilégiée par Deleuze n’implique en effet pas une réaction de l’ordre de l’action ; ce n’est pas le corps qui est mis en mouvement lors de ce phénomène de réception qu’est la crise, et c’est d’ailleurs la mise en échec de la motricité qui permet d’enclencher « le passage d’une passion (la stupeur) à une autre passion (le mouvement involontaire de la pensée) » (p. 220).
20N’est valable, pour Deleuze, que l’image qui est à l’origine d’une rupture ou d’une crise ; crise qui, sur le modèle de l’image-temps, permet une émancipation de la pensée ainsi qu’une échappée hors de carcans normatifs assujettissants et aliénants. Les concepts de corps sans organes et de déterritorialisation — mentionnés à plusieurs reprises par J. Michalet — laissent entrevoir cette nécessité d’une expérience de crise qui permet une libération. La théorie de l’image-temps, largement explicitée et analysée, nous permet de comprendre le fonctionnement de la réception de l’image idéale pour Deleuze : une image née d’une crise — crise de la reconnaissance et de la capacité à réagir ainsi qu’à répondre — qui engendre la pensée. Toute la pensée esthétique deleuzienne a ses racines dans les « états paroxystiques d’exaltation, de déstructuration ou de stupeur » (p. 237) permis par l’image.
21L’image qui origine la crise est au cœur de sa théorie, lui qui définit « l’essence-artiste de l’image » (p. 69) comme la capacité qu’elle a à « produire un choc sur la pensée, communiquer au cortex des vibrations, toucher directement le système nerveux et cérébral3 » (ibid.). Cette pensée de l’image, toute en vibrations invasives, invite J. Michalet à questionner la place de l’affection, de la mémoire, de la sensation et de la perception dans une pensée qui considère que « [t]out organisme est […] une somme de contractions, de rétentions et d’attentes4 » (p. 103). La réception de l’image implique donc un jeu de rétention, d’absorption, de contractions, au contact de vibrations ; théorie fidèle à celle des flux chère à Deleuze.
22Si la réception idéale, pour Deleuze, correspond à un moment de crise, c’est parce que cette crise enclenche une émancipation, une libération de la subjectivité du récepteur. En défaisant la « une structure idéelle pour en refaire une autre » (p. 47), la crise opère une révolution ; la subjectivité devient alors révolutionnaire.
Un hors-norme émancipateur
23Cette révolution au sein de la subjectivité coïncide, chez Deleuze, avec l’anéantissement des carcans normatifs assujettissants.
24Cette subjectivité est révolutionnaire d’abord par les concepts qu’elle prend pour modèles. L’un déforme notre perception du corps : c’est le corps sans organes (ou CsO). L’autre choisit comme idéal ce que la doxa définit comme pathologique : c’est l’idéal schizophrénique. Par le biais du CsO, Deleuze instaure une théorie de la perception qui évacue la tradition phénoménologique : cette dernière, épidermique, n’allait pas plus loin que la peau, alors que la théorie deleuzienne de la perception plonge dans nos viscères et « nous met des yeux partout : dans l’oreille, dans le ventre, dans les poumons5 » (p. 23). L’expérience esthétique ne doit pas frôler la surface externe du corps ; elle s’enfonce dans notre chair, fait trembler notre système nerveux. Le terme « organe » s’oppose à l’organisme en tant qu’il est hiérarchie, structure, organisation ; l’organisme est ordonné, et Deleuze promeut un désordre libérateur. L’expression « corps sans organes » est empruntée à Antonin Artaud qui, dans Pour en finir avec le jugement de Dieu, résume l’intention derrière la promotion de ce corps si particulier :
L’homme est malade parce qu’il est mal construit.
[…] Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes,
alors vous l’aurez libéré de tous ses automatismes
et rendu à sa véritable liberté6.
25Retrouver sa liberté revient à abandonner ses automatismes, et cet abandon a deux incidences. La première consiste à rompre avec l’organisation d’un organisme afin de se libérer d’un rapport structuré au monde, privilégiant la liberté de l’organe. La seconde fait immédiatement écho à l’analyse de l’automatisme de la perception humaine par Viktor Chklovski dans son article « L’art comme procédé » : une perception habituée développe des automatismes qui l’empêchent de voir tout à fait ; l’objet est « comme empaqueté »7 et nous n’avons conscience que de sa surface, de ses premiers traits. Or, « [s]ous l’influence d’une telle perception, l’objet dépérit8 » et « [a]insi, la vie disparaît, se transformant en un rien9 » ; dépérissement et disparition qu’un Deleuze qui défend la vie intensive souhaite empêcher. C’est un éclatement des catégories et des grilles de lecture qui est promu pat Deleuze, et l’idéal schizophrénique va dans ce sens également. Notre cerveau, notre cogito, est mobilisé au même titre que nos viscères lors de la réception d’une œuvre. Cependant, le cogito deleuzien revendique sa schizophrénie, son incapacité à synthétiser ; il s’oppose ainsi au cogito kantien. Il n’y a pas de synthèse d’aperception pour Deleuze, qui postule une « schizophrénie de droit » ainsi qu’une « aliénation de droit » (p. 37). Exiger de la subjectivité qu’elle synthétise la multiplicité qu’elle perçoit n’a pas d’intérêt pour lui qui revendique la destruction de ce qui structure les schèmes de pensée. Éclatement de la structure rime avec acceptation de la disparité désordonnée.
26Si cette subjectivité est révolutionnaire, c’est également parce qu’elle va de pair avec la promulgation d’une politique du « devenir minoritaire » (p. 225) qui « consiste à se déprendre de toute tendance à rejoindre une majorité » (ibid.). Cette stratégie d’évitement de la majorité correspond à un idéal d’exceptionnalité, et vient rompre en visière à l’impératif kantien qui appelle à sortir d’un « état de minorité [qui] empêche de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre » (ibid.). Devenir minoritaire désigne pour Deleuze la « puissance d’un devenir » (p. 226) qui s’oppose à une majorité qui, elle, correspond au « pouvoir ou [à] l’impuissance d’un état, d’une situation » (ibid.). Deleuze promeut un devenir qu’il oppose à un être ; une action qu’il oppose à un état.
27Cette subjectivité peut encore être désignée comme révolutionnaire parce qu’elle suit la ligne de fuite dessinée par la déterritorialisation absolue, qui correspond à un désir d’une « position hors des normes » sur « une ligne de fuite qui ne se reterritorialise jamais » (p. 145). La déterritorialisation, c’est faire éclater les structures, et ne jamais tenter de les remplacer par d’autres ; c’est une libération sans fin ; une rupture incessante des normes. En bref, si l’on déterritorialise, ce n’est pas pour reterritorialiser ensuite. Ce concept de ligne de fuite dessine immédiatement un mouvement : la fuite. La fuite, pour fuir les automatismes grâce au corps sans organes ; pour fuir le besoin d’une majorité, avec la promulgation d’un « devenir minoritaire » ; pour fuir les carcans normatifs et faire éclater les structures, avec le concept de déterritorialisation.
28La métaphore botanique du rhizome cristallise le dernier aspect de cette subjectivité révolutionnaire. Le rhizome désigne « une racine proliférante qui pousse par le milieu » et qui « n’a ni début, ni fin » (p. 136) ; proliférant et ouvert, il s’oppose à l’arbre, centré, fermé. Deleuze promeut un mode de vie rhizomatique résumé, dans Mille Plateaux, à travers les injonctions suivantes :
Faites rhizome et pas racine, ne plantez jamais ! Ne semez pas, piquez ! Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais le point ! La vitesse transforme le point en ligne10 ! (cité p. 136)
29En revendiquant les multiplicités, la vitesse, la ligne, Deleuze nous pousse vers l’inexploré, l’inédit, le hors-norme, synonymes d’émancipation et d’une révolution au sein de notre subjectivité, de notre perception, de notre compréhension.
Repenser l’image
30C’est à une reconception et à une reconceptualisation de l’image que nous invite ainsi l’essai de J. Michalet. En allant à rebours de toutes les habitudes qui normalisent nos expériences de l’image et nos rapports à la création de l’image, Deleuze revendique un renouveau, qui va de pair avec une émancipation. Tout le parcours tracé par J. Michalet nous amène à cela : un bouleversement de nos conceptions, appelé de ses vœux par Deleuze lui-même.
31C’est la notion d’expérience qui se trouve mise en valeur par cet éloge de la vie intensive, d’un rapport viscéral à l’œuvre. La perception de l’image est expérience. La façon dont Deleuze entend le mot perception ne s’inscrit pas dans la continuité de la phénoménologie. Pour Deleuze, la perception suit la sensation — elle ne la précède pas, contrairement à ce qui est postulé par la phénoménologie ; elle est le « résultat d’une contraction d’excitations » (p. 89) au sein d’une « subjectivité décentrée par rapport à elle-même » (p. 86). Cette invitation au décentrement est au cœur de la pensée esthétique deleuzienne ; pensée esthétique qui nourrit la recherche en matière d’expérience esthétique.
32Deleuze promeut en effet une esthétique de l’expérimentation, mais pas à des fins interprétatives. Il faut, selon Deleuze, « vivre à travers les filtres imaginaires tendus par l’auteur, plutôt que de jouer à les lever, ou à les traverser » (p. 84). Selon lui, une œuvre nous force à sentir ; s’il a d’abord postulé que nous interprétions malgré nous, développant ainsi une esthétique de l’interprétation, son avis a changé : la pensée immanentiste de Deleuze s’affranchit d’un besoin d’interpréter, d’une visée intentionnelle, car elle fait la promotion d’une esthétique de l’expérimentation. L’intention soit être suspendue, et l’interprétation ne doit pas être une fin nécessaire à l’expérience de l’image. La visée idéale de l’instance subjective, pour Deleuze, « suppose […] une désinscription immanente du sujet au monde » (p. 90). C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’invitation formulée plus tôt à « vivre à travers les filtres imaginaires tendus par l’auteur » sans chercher à les « lever » ou à les « traverser ». L’expérience importe ; pas son déchiffrement.
33Cette philosophie immanentiste de l’image nous invite également à repenser ce qu’est l’image, ou plutôt ce qu’elle n’est pas : une répétition mimétique. Elle est présence, elle est permanence. Deleuze ne s’intéresse pas au rapport entre l’image et son référent. Sa revendication de l’image comme immanente va même de pair avec une méfiance envers le référent qui impose un processus de recognition qui, en stabilisant le référent, résorbe la différence. En faisant la promotion de l’expérience — du sublime notamment — il s’oppose à une dialectique de la totalisation et promeut une dé-hiérarchisation.
34Cette dé-hiérarchisation fait écho au corps sans organes et à la déterritorialisation absolue — c’est-à-dire qui ne se reterritorialise jamais — et il ne considère comme valides que les images qui bouleversent, qui renversent, qui imposent des ruptures et brisent des automatismes. L’image décentre la subjectivité qui la regarde.
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35Ce que l’on retiendra de cet ouvrage de Judith Michalet, c’est une invitation à décentrer notre subjectivité, à accepter qu’une œuvre nous rende impuissant et muet, à nous concentrer sur la façon dont émerge notre processus de pensée quand nous faisons face à une image turbulente, stupéfiante, déstructurante, mais également à repenser les différentes facettes de l’image. Le champ de la recherche en esthétique s’en trouve renouvelé, et plus particulièrement celui de l’expérience esthétique. La redéfinition de l’image proposée ici nous émancipe des automatismes, des acceptions traditionnelles, dans une logique révolutionnaire chère à Deleuze.