Une bande dessinée originale sur la force de l’imaginaire musical ravélien (1900 à 2020)
1Cette biographie relève d’un genre original, la bande dessinée. Elle a été réalisée par trois figures en dialogue autour d’un compositeur français Maurice Ravel (1875‑1937) et de son imaginaire musical, comme une création littéraire et artistique. On y trouve un chercheur poète passeur de textes (traducteur), Guillaume Métayer ; un illustrateur mélomane, pour une approche différente de la musique, par sa surdité, Aleksi Cavaillez ; un brillant musicien, musicologue et compositeur (etc.), Karol Beffa, spécialiste de la notion d’imaginaire musical (voir ses cours au Collège de France)1.
2Dans le panorama récent des œuvres consacrées à ce compositeur français du début du xxe siècle (2010‑2020), l’édition d’une bande dessinée pour adultes suit, à la fois, le mouvement d’une époque, tout en sortant des sentiers battus plus traditionnels de ses études biographiques2 et des commentaires musicologiques : l’approche biographique est mise en image, à portée d’un public plus large, tout en relevant d’une lecture philosophique et musicale exigeante, un peu dans l’esprit d’un Léon‑Paul Fargue ou d’un Jankélévitch, par les enjeux esthétiques des choix picturaux et narratifs3.
3Ce travail est aussi à situer dans le sillage, plus récent, du Catalogue d’exposition établi par Lisa Azorin, Mon violon m’a sauvé la vie : destins de musiciens dans la Grande Guerre de 2015 (éditions Lienart). On peut, enfin, citer le Ravel de Sylvain Ledda aux éditions Gallimard (2016) et les bandes dessinées de Pierre George (éditions Atlantica, 2011) et de Michel Conversin, accompagnée d’un CD (éditions BD Music, 2010). Les études se multiplient et l’art de la bande dessinée y trouve une place plus importante.
4Celle de ces trois auteurs est accompagnée, quant à elle, d’un commentaire de Roland Manuel (1891‑1966), un ami musicien, et par trois notices de présentation, enrichies d’une bibliographie des œuvres du compositeur.
5Sur la couverture, trois musiciens sont représentés, assis en haut d’un vieil arbre : ils jouent sous le regard curieux de Ravel ; le lecteur entre dans son imaginaire musical par une lecture rétrospective (mémoires) et prospective (filiation) à la fois, grâce au choix de mettre en lumière la vie par l’œuvre du compositeur. Le Maître et ses disciples : la filiation repose sur un parti pris de lecture essentiel, où seul le compositeur éclaire l’homme, le passé, le présent et ses nouveaux disciples.
6Par cette métaphore, la page de couverture insiste d’emblée sur la belle leçon d’écoute musicale du dialogue entre les arts et les lettres (littérature, danse, illustration, musique, philosophie, etc.), si cher à ce compositeur, réputé pour sa fine connaissance des Lettres, notamment. Par ailleurs, comme les trois musiciens campés sur l’arbre ancestral, ces trois auteurs rendent hommage au compositeur par une image inaugurale, soulignant combien la notion d’imaginaire repose aussi bien sur celle de représentation (les images de/sur Ravel) que sur celle de création (souvenir, rêve et invention).
7Avant de décrire plus précisément le livre et d’en présenter les lignes noires et blanches de son approche, citons l’illustrateur pour le choix de ces couleurs inspirées par les photographies anciennes de la Belle Époque et les touches du piano : « J’ai su, par la suite qu’il fallait faire bouger les lignes, sortir du cadre et jouer avec la force rythmique du noir et blanc, avec ces contrastes qu’on peut retrouver sur les touches du piano. » (Notice d’A. Cavaillez)
8La bande dessinée a le mérite de donner une vision forte, claire et philosophique du compositeur. La Belle Époque, réputée pour sa frivolité et son insouciance aveugle, selon ces auteurs, est un peu plus consciente de sa fragilité et de ses doutes pour un Ravel. Par le choix de ces traits noirs plus ou moins épais, comme contour unique des dessins, le livre met en perspective l’influence encore expressionniste d’une dureté tragique, dans une époque légère et difficile à la fois, ou plutôt, difficile par sa trop grande légèreté.
9Même si tout le livre se compose de six parties consacrées chacune à des périodes et à des dominantes différentes de la vie du compositeur — depuis son enfance, à l’aube de la naissance de la photographie en noir et blanc, jusqu’à sa mort — le choix d’une lecture rétrospective nous amène à revoir tout au long du livre, jusqu’à la Coda final, un personnage marqué par les années, mais toujours élégant, soigné et posant consciemment pour un portrait. L’homme âgé confie ses souvenirs à un ami, Roland Manuel. Ce n’est pas pour autant que nous entrons dans sa vie privée, au sens plus restreint du terme, puisque faire état des lieux d’un imaginaire musical repose seulement sur ce qui irradie des œuvres. La vie privée du personnage n’est évoquée que pour mieux appréhender l’œuvre en respectant la même réserve élégante et soignée : le réel n’est vu qu’à la lumière des inventions musicales, entre une réalité complexe et un rêve nouveau, entre « lumière et opacité » selon Mallarmé (Jour 6).
10Dans un premier temps, nous pourrons voir combien, selon ces auteurs, Ravel est un homme engagé dans son Siècle, marqué par son Histoire et la pluralité des cultures, fort d’un héritage musical exigent, avant de nous pencher, dans un deuxième temps, sur l’univers des rêves de cet imaginaire musical.
11Rappelons les différentes périodes du livre (les « six Jours ») :
12Le texte s’ouvre sur la venue de Roland Manuel, invitant respectueusement son Maître à ouvrir sa « boîte à souvenirs » (Jour 6) et à revoir ces souvenirs « de mille manières différentes » dans « son imagination » (Jour 1).
13Jour 1 : Enfance en Espagne, au pays Basque ; débuts en musique (piano) et rencontre avec son grand ami Ricardo Vinēs (pianiste) ;
14Jour 2 : Formation auprès de Gabriel Fauré et déboires au Prix de Rome, qui fait de Ravel un précurseur encore incompris (un « Apache » original) ;
15Jour 3 : Rencontre avec les influents Godebski et le monde artistique russe, au cœur des transformations de la Belle Époque ;
16Jour 4 : Ravel et la guerre de 1914 : confronté à « l’atmosphère crépusculaire de l’apocalypse mondiale » (Jour 4), il défend la culture allemande, entre autres, au nom de son pacifisme et de son socialisme, refusant les tranchées culturelles entre les nations ;
17Jour 5 : La vie de Ravel à Montfort l’Amaury, dans sa maison, « Le Belvédère », aménagée en esthète ; voyage aux États‑Unis où il découvre le Jazz ;
18Jour 6 : L’expérience parisienne du Boeuf sur le toit (Milhaud, 1920) et premier engouement parisien pour Ravel grâce au Boléro ;
19Coda : Dernier entretien de Roland Manuel avec Maurice Ravel et récit de sa mort.
De la fin du xixe siècle à la Belle Époque : naissance du Moderne
20Les illustrations d’A. Cavaillez évoquent ainsi l’ancrage de la musique ravélienne dans un ordre historique complexe à l’image de ses influences musicales : « Ce sont bien, comme le dit Aloysius Bertrand lui‑même, des Fantaisies à la manière d’un Rembrandt et d’un Callot » (Jour 3), inspirées par leur univers sombre et leur fine élégance, sans oublier les représentations expressionnistes viennoises aux traits noirs rugueux, comme tableau de fond, avant l’ouverture de la Coda sur la modernité des surréalistes et de la photographie. La bande dessinée fonde cet effet de noir sur blanc pictural dramatique et mélancolique sur des changements esthétiques à la fois dissonants et plus représentatifs de l’univers ravélien.
21Le Maître est d’abord présenté comme un compositeur à l’écoute des autres cultures et des autres siècles de l’Histoire de la musique : un moderne inspiré par le passé et les voyages, bien loin des révolutions radicales du dodécaphonisme et plus proche, en ce sens, d’un Stravinski impliquant les musiques classiques et traditionnelles, à quoi Ravel ajoute l’inspiration des baroques, dans un univers, pourtant, tout différent. Ses Maîtres et ses proches, musicalement, selon cette lecture ? Avant tout Mozart, Bach, Couperin, Gabriel Fauré, Erik Satie, Stravinski, Debussy, l’Espagne, le Jazz,... Plus encore, il est présenté dans sa singularité. S’il défend la force de l’expressive musique d’un Strauss et d’un Wagner aux émotions exacerbées, il n’en suit pas, pour autant, l’esthétique. La place réservée à l’humour est plus discrète que chez Chabrier, Auric et d’autres de ses compositeurs contemporains ; par contre, il allie la simplicité de la fantaisie incessante, l’univers du rêve curieux à une sombre mélancolie.
22Les premiers dessins du livre démasquent un compositeur en train d’écrire sur une page blanche, de loin, avant de montrer le texte d’une lettre adressée à Roland Manuel, en mémoire à leur correspondance fidèle : par cette disposition des images, les mots semblent se confondre avec des notes. Que va‑t‑il écrire ? Ses mémoires, sans doute. Le texte littéraire y trouve une place particulièrement significative. De nombreux encadrés soulignent son attention aux écrivains et, surtout, aux poètes de la fin du xixe siècle proustien, héritier des cénacles et des salons des philosophes… tels que Verlaine, Mallarmé, Bertrand, Baudelaire, jusqu’à Colette et Cocteau. « Pour un amoureux de la poésie [cette sœur cadette, à peine plus sage, de la magie], Ravel est le musicien idéal. » (Titre de la notice d’A. Cavaillez et, présence de G. Métayer écrivain poète, comme auteur). C’est ce qui explique le choix de ses textes aussi bien que l’attention particulière au parlé chanté dans sa musique, très respectueuses de la prononciation du mot : Ravel, comme Debussy, sur ce point, s’inscrit dans la filiation de son Maître indirect, Erik Satie. Si ce dernier a inspiré le Groupe des six ainsi que l’École d’Arcueil, par ailleurs, en donnant ses lettres de noblesse à une nouvelle musique française, il a aussi influencé ces deux compositeurs, aux inflexions différentes, par ce lien de la musique à la littérature, voire, pour Ravel, à l’Histoire sociale et politique.
23On y retrouve l’atmosphère mélancolique des rencontres de la fin du xixe siècle (Proust), très vivace chez Ravel, ainsi que celles, déjà, de la Belle Époque (Colette), où les amitiés entre les artistes et les intellectuels vont donner naissance à une nouvelle école française, tournée vers le dialogue entre les arts : attirée par le monde du Jazz, du théâtre, du cinéma et de la danse, cette école émerge avec le nouveau monde du spectacle, autour de Cocteau et l’expérience moderne du Boeuf sur le toit, au nom de la liberté. Ravel rêve, quant à lui, pourtant encore au passé et à la littérature, au mythe oriental postromantique du Boléro, tout en étant curieux de ce « Jour 6 » parisien (Montmartre), toujours conscient de l’évolution incessante de la société.
24Le dessin des illustrations, ainsi, se décompose et se recompose sans cesse, avant de se fondre dans de nouveaux tracés clairs et sombres, évitant comme Ravel le piège d’une Belle Époque facile, superficielle et frivole : « Le postiche, le pastiche et le potache [...] comme autant d’avertissements à ne pas se prendre trop au sérieux » (Jour 6).
Il s’agissait de rendre l’émotion d’une fugue, où Ravel d’un côté s’immerge dans ses souvenirs, de l’autre est rattrapé, chaque jour davantage, par la maladie qui gagne du terrain. Ce parti‑pris permit une double conjugaison : au passé, le récit de la riche existence du compositeur ; au présent, son intelligence alerte, son esprit potache, son élégance inoxydable. (Notice de G. Métayer)
25Ainsi, le texte s’ouvre et se termine sur la vieillesse et la mort du compositeur, la boîte des souvenirs (Jour 6) ; à chaque début de chapitre, ce regard rétrospectif de l’homme âgé sur sa vie pose un regard lucide sur son siècle, teinté d’une émotion proustienne discrète. Comme le souligne la Coda, l’élégance de l’apparaître avait du sens pour lui : des habits d’Apaches (le pastiche ?), en passant par les masques des voyageurs (le postiche ?), il a retrouvé sa belle tenue grâce à la reconnaissance de sa musique (consécration du Boléro), une place dans la société de son temps et dans la postérité (un esprit potache […] inoxydable).
26C’est bien le dernier entretien, uniquement, qui est rappelé dans la Coda où émerge, lentement, des couleurs, après une traversée dans le noir. Des figures géométriques abstraites apparaissent, peu à peu, au fil de ces dernières pages, accompagnées des trois portraits des auteurs/disciples, en harmonie avec le portrait de Ravel à peine coloré et devenu Maître à son tour.
27À nouveau, un bel effet de boucle : le livre s’ouvre et se ferme sur la figure d’un Maître et sur celle de ses nouveaux disciples, mise en lumière par cette évolution picturale, parfois un peu surchargée. Sans doute est‑ce dû à la tentation de rendre le mouvement de la musique dans sa temporalité, selon l’approche de Ravel par Jankélévitch. De même, on y retrouve le souci constant de briser la chronologie, le défilé des œuvres et des événements, pour remettre en cause la trame narrative aveuglante des images.
« L’enfant et les sortilèges »
28Dans chaque partie, quelques œuvres musicales sont citées, qui éclairent les différentes facettes de Ravel, pour lui rendre sa complexité :
Il me fallait retrouver la magie que j’avais vue à Vérone, des yeux de l’enfant que j’étais. (Titre de la notice d’A. Cavaillez)
Ravel est devenu l’un de mes compositeurs favoris, tant à l’écoute que comme apprenti pianiste […], mais il est pour moi indissociablement lié à la figure de l’enfance. (Notice de K. Beffa)
29L’imagination musicale : on y retrouve l’intérêt de toute une époque pour les rêves de l’homme comme rêveur éveillé, à la source d’inventions telles que celles de son père (ingénieur) et un homme doué de fantaisie ; les rêves des désirs profonds de l’homme (éros/thanatos), nourris par la dialectique entre inconscient et conscience, à l’aube de la naissance viennoise de la psychanalyse ; enfin, l’imaginaire ravélien est aussi un espace mental sensible, qui développe les figures oniriques de l’enfance des rêves de l’enfant. Il faut noter que ces souvenirs de l’enfant qu’il était s’accompagnent de références remarquables à des œuvres pour enfants, qui caractérisent son parcours (Ma Mère l’Oye, L’enfant et les sortilèges).
30C’est la figure du génie enfant Ravel, comme enfant prodige en composition, mais c’est aussi un génie attentif à donner place à l’enfant et à son éducation dans ses œuvres. Cette présence de l’enfant est originale, sans conteste, et s’inscrit tout autant dans le sillage de l’héritage rousseauiste (L’Émile) que dans l’attention précoce accordée par les compositeurs aux enfants dans leurs œuvres (songeons à Bach et à Mozart précisément, deux de ses références musicales).
31L’instrument le plus souvent représenté, par ailleurs, le piano, est transformé lui‑même en figure onirique, à l’égal des multiples personnages des œuvres ravéliennes ; il y a une belle multiplication pléthorique du motif des masques, des costumes,etc., à l’image des touches du piano et de la main du compositeur, qui fait de L’Art du toucher de Couperin, une référence incontournable pour toucher, à tous les sens du terme, la boîte des souvenirs (enfance) et la profondeur de l’être humain (grâce à l’enfant).
32Quoi d’autre?
33Des œuvres liées au mythe oriental, de Schéhérazade, « cette ouverture de féérie » (Jour 1) jusqu’à la dernière partie avec le fameux Boléro ; des œuvres espagnoles, le Don Quichotte, cette utopie tragique questionnant l’identité et les aspirations de l’homme au tournant d’un nouveau siècle. La dernière image, ou presque, est celle d’un Ravel comparé à un Torero aux prises avec les forces du réel et ses ténèbres inconscientes, la matière musicale à faire entendre dans un Siècle aveugle, alors qu’il a défendu la paix toute sa vie durant, l’anticolonialisme, la différence des cultures, le dialogue entre les arts et les amitiés. Pourtant, son œuvre représente en soi un combat quotidien, par un travail constant, contre la montée du positivisme scientifique et le chauvinisme de la Belle Époque, opposés aux artistes maudits, les Apaches.
34Par cet héritage postromantique de Rousseau et de Baudelaire, où la figure d’un enfant créateur est à reconsidérer (œuvres pour la jeunesse) et pour qui le génie créateur est à écouter sur la scène de l’Histoire, Ravel rappelle le rôle de la transmission et de la portée de l’art et des lettres.
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35Une « Affaire Ravel » (Prix de Rome) placée en écho, discrètement, à l’affaire Dreyfus, et, plus exactement, à la mémoire des hommes morts sur le front sans reconnaissance (1914‑1918), alors qu’elle est ce qui donne à être et à lire une Histoire. Ni Apache, ni Torero : il ne souhaite léguer que son élégance remarquable, en toute circonstance ; voilà ce qu’il tente de faire entendre par ses œuvres et ce qu’éclaire très bien ce livre. Autrement dit, un compositeur ancré, voire engagé, selon cette lecture, dans son siècle, et qui a su forger une place à la musique hors des sentiers maudits dans l’Histoire musicale, sociale et politique.
36Sa musique mise en contexte, par la mémoire du passé, est rattachée avant tout à la traversée de cultures au pluriel (images du bateau) autour de nombreux pays et non tant, uniquement, à l’influence de l’Espagne, comme on peut le trouver plus traditionnellement dans les lectures de Ravel (l’Espagne de son enfance, l’école prestigieuse des Russes à l’heure de l’invention d’une Horloge Suisse, la découverte de l’Eldorado américain, les contes orientaux, l’exotisme des minorités, etc.).
37Et, s’il y a peu de références, dans ce livre, à l’apport ravélien dans le domaine de la technique instrumentale ou encore au groupe des Six, et encore moins à une école française, c’est que l’accent est posé sur ce qui distingue Ravel, sur un plan plus universel ainsi que sur sa distinction incomparable, où l’apparaître ne cesse de dire l’appar/être4, malgré les premières folies de l’apparence superficielle de la Belle Époque. À l’heure des premières tentations des spectacles visuels, la musique se devait, sans doute, de rappeler ses mots autant impalpables que sensuels (Don Quichotte), son rêve conscient, temporel et lucide, à ne pas oublier et à transmettre/renouveler (disciple et enfant).
Aucune œuvre de ce compositeur à l’exigence rare ne laisse indifférent. (Titre de la notice de K. Beffa)
38.