La littérature maghrébine passe à table
1Voici un livre qui enchantera les amoureux du jeu de la fiction, des histoires à lectures multiples et ceux qui croient encore que l'art culinaire a une autre fonction que celle d'être consommé à table. En effet, c’est une véritable nouveauté que cet ouvrage de Rosalia Bivona sur la convivialité, car, à première vue, on dirait que l’on ne mange pas beaucoup dans la littérature maghrébine, et pourtant les mets s’insinuent dans la diégèse comme un langage ‘autre’ qui s’amalgame à un système de valeurs sociales, idéologiques et religieuses gagnant le monopole des pulsions liées aussi bien à la vie individuelle que collective. Ce petit chef d’œuvre propose de nouvelles perspectives dans la littérature méditerranéenne arabe et francophone, et pose désormais d’autres bases critiques. La double thématique, cuisine et littérature, et la double perspective littérature et cinéma, fait incontestablement l’originalité de ce livre. Si l’image passe par le texte, inversement, le texte passe par l’image, mais il passe aussi par le ventre, grâce à une écriture fascinante, appétissante, succulente capable de captiver tout lecteur. Rosalia Bivona, spécialiste de la francophonie maghrébine, nous a concocté un véritable menu, une gastronomie succulente composée des écrivains maghrébins des plus appétissants, au sens propre et figuré : Mouloud Feraoun, Ali Boumahdi, Rachid Boudjedra, Marcel Bénabou, Fouad Laroui, Moufida Tlatli, Souad Guellouz, Férid Boughedir, Mahi Binebine, Malek Alloula.
2L’ouvrage a tout d’une mise en scène de la table – tel est le titre inventif de l’avant-propos traditionnel qui joue sur la ‘mensa in scena’ (table sur scène) et la ‘messa in scena’ (mise en scène) – : de l’apéritif au menu fait de cuscus et de tajines citronnés en passant par les entrées bien sûr dégustatives. « Une assiette est comme un cadre », on lit dans l’introduction, et « une table d’invités est une scène de théâtre des plus conviviales » (11). Rites et rituels de la table assurent une stabilité extraordinaire, le banquet abolit le discours, le temps s’arrête, et alors, à table ! La parole est donnée aux convives, l’écrivain qui, à travers des vapeurs chaudes, prépare ses produits croquants, aigres et doux, acides, salés, sucrés ou pimentés.
3« Pour un plat de couscous : nourriture et diégèse dans Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun » est l’intitulé du premier chapitre, du premier acte de cette exquise mise en scène narrative et maghrébine. Si Rosalia Bivona a bien justement choisi d’ouvrir son succulent essai avec cet auteur, c’est parce « Le Fils du pauvre est sans doute un ‘roman fondateur’, une œuvre importante, inaugurale, non seulement parce qu’elle enregistre, interprète, traduit une identité, un espace et un temps, non seulement parce qu’elle représente la volonté de se faire entendre, accepter et comprendre, affirmant un Moi en réponse aux images stéréotypées et caricaturales fournies par le colonisateur, mais parce qu’il est habité par l’imbrication des langues et des imaginaires qu’il continuera inlassablement à faire évoluer (…) une radiographie poétiquement cristalline d’un milieu rural » (19-20). La ‘route du couscous’ conduit alors vers un chemin métaphorique bien fort impliquant les nœuds diégétiques, équivalents aux différents aspects du moment du repas, car les relations, parfois ambiguës, qui s’établissent entre l’ordre de la nourriture et de la diégèse, peuvent donner une clé de lecture de la littérature maghrébine extrêmement efficace.
4En suivant le sillon tracé par Lévi-Strauss, qui affirme que la nourriture est un langage dans lequel la société traduit inconsciemment sa structure, Rosalia Bivona démontre jusqu’à quel point le moment du repas peut jouer un rôle important dans une littérature ethnographique. Sa représentation occupe un espace métonymique bien défini car manger signifie raccourcir la distance entre soi-même et le monde et découvrir la profonde unité de cet espace, la nourriture est pour le lecteur un fil d’Ariane et pour le personnage un miroir de Narcisse qui lui renvoie son reflet (28, 32 passim). Dans Le Fils du pauvre le couscous véhicule le concept de pauvreté/dignité, d’où toute une analyse qui permet de démêler les différentes valeurs qui font de l’acte de manger un mécanisme complexe. La nourriture au sens large, donc, et le couscous en particulier, reviennent à plusieurs reprises tout au long du roman, l’auteur puise dans l’histoire une matière narrative et en extrait ses contradictions, certaines valeurs familiales et sociales dépendent de la possibilité d’accéder ou non à une table dressée. Voilà pourquoi la nourriture est un pré-texte narratif qui, comme l’on verra tout au long de cette étude, donne accès à l’art, l’histoire, la sociologie, la psychologie, l’analyse du personnage, l’humour, ecc.
5Deuxième chapitre, deuxième menu et deuxième récit autobiographique, celui d’Ali Boumahdi et du Village des asphodèles et de Berrouaghia, village algérien qui invite au rêve, au voyage… La porte s’ouvre au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture (…) et le lecteur, en acceptant l’invitation d’entrer, devient juge et témoin (46). Ici, nous est alors livré un essai pointu sur l’autobiographie et l’autofiction ; l’entre-deux aussi est un sujet minutieusement approfondi, faisant place à l’image et au cinéma, à un récit où les images s’enchaînent comme des photogrammes pour arriver enfin aux mets et au repas – l’élément clé de la lecture –, élément indéniablement et intimement lié à la réalité des lieux et des personnes. L’imaginaire réel ne fait pas défaut tout comme le réseau intertextuel présent chez tous les écrivains algériens de la même génération, Rachid Boudjedra ou Assia Djebar par exemple. Mais plus que la fiction, Le Village des asphodèles, se veut le fruit évident de la pulsion autobiographique. Pour revenir à la mise en scène de la table, dont le romancier fait sa clé de lecture et d’interprétation, la convivialité doit s’entendre avec autobiographie, autofiction ou narration tout court, car « Le moment du repas est polysémique, tout ce qui concerne la nourriture n’est pas seulement filigrane, métatexte – où sont mis en scène les symboles, la parole, l’imaginaire et toutes les émotions qui surgissent des relations problématiques dans un espace de l’enfance irrémédiablement perdue – mais aussi une technique narrative qui met tout en correspondance, en communication (…) Couscous, légumes, gâteaux, café, épices, cristallisent l’essentiel, condensent la vie que le narrateur porte cousue sur lui, totalisent l’intériorisation du parcours effectué. Le repas, plus ou moins ritualisé, est une partie fondamentale de la réalité et il est partie intégrante de la technique employée pour la représentation et la narration, il sert donc à constituer le texte et sa littérarité (53-54). Pour Boumahdi, chaque référence alimentaire est pré-texte pour une trame textuelle touffue et conséquente, elle révèle la substance essentielle de la diégèse, celle de la fonction réaliste. Chaque conflit du récit correspond à un repas, et tous les repas constituent la ‘trame essentielle’ du roman.
6Le chapitre suivant est consacré à Rachid Boudjedra ; quittant quelque peu la table et la littérature, il se concentre sur le tableau de l’obésité en tant que référents latents de la peinture et de l’excès de la nourriture : l’image horrible de l’obèse grand-mère, cuisinière talentueuse, est omniprésente. Portant sur Le Désordre des choses, le chapitre se veut d’abord un essai de modernité de l’expression boudjedrienne narrative et artistique. Une écriture dynamisée dont la fréquence de certains thèmes et de certains personnages récurrents dans tous ses romans, démontre une énergie de création et de transformation. Dans une intéraction originale entre peinture et littérature, Rosalia Bivona approche d’abord l’art contemporain (Picasso, Bacon, Braque) qui ont influencé l’imaginaire halluciné et obsessionnel de Boudjedra. À la suite de cet essai approfondi entre l’art et le roman, Rosalia Bivona reprend le fil principal du livre, celui de la cuisine, mais dans un rapport tout à fait négatif par rapport au personnage. La nourriture, unie aux saveurs, aux odeurs, au toucher et à l’espace de la cuisine est l’élément connotatif le plus important de la grand-mère paternelle et de l’oncle Hocine, personnages qui pèsent lourd dans le sens du terme avec leur exubérance caricaturale et leur obésité tragique, une obésité toute boterienne. La créativité gastronomique doit rendre compte des dits et des non-dits, de ce qui est licite et de ce qui ne l’est pas, ainsi dans cet espace en putréfaction habité par des chairs âpres, corrompues, ramenées dans un Alger déchiré, les personnages se déplacent avec une lente solennité, au milieu de fourneaux, casseroles, braseros, serrés dans les quatre murs de la cuisine. Dans un miroir de société, la répétition des ragoûts, des sauces, des viandes grillées, des poulets à la vapeur, des poissons à l’étouffée, des couscous de toutes sortes et en tout genre, des pâtes, des feuilletés, des mélasses ou autres, devient obsessionnelle et ne tend pas au goût mais au dégoût. Les personnages boudjedriens sont des personnages boulimiques qui suintent aliénation, schizophrénie, complexes œdipiens, alors que leur vision du monde est entièrement filtrée par des psychoses, amnésies, insomnies et obsessions profondes.
7Dans le chapitre dédié au beau roman de Marcel Bénabou Jacob Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale, la nourriture agit comme une véritable métonymie du monde : elle vivifie le projet scriptural du roman en perpétuel devenir suivant les mécanismes modernes de la construction du livre dans le livre. Mais elle est surtout et avant tout au centre des rapports familiaux, religieux et psychologiques. Autant dire que dans le monde juif du personnage décrit et de ses grises journées estudiantines à Paris, la mémoire passe par la nourriture. Chaque repas, chaque moment de convivialité, chaque mets est inséré dans le contexte d’une explication anthropologique, philosophique et ethnologique, avant d’être diégétique ; le goût, l’image, le souvenir sont associés dans la ritualisation de l’acte de manger. Toute référence gastronomique réveille aussi bien la mémoire individuelle que collective.
8Le cuisinier – et non plus la cuisine – se cache derrière le protagoniste des Méfiez-vous des parachutistes de l’écrivain marocain Fouad Laroui. Deux personnages et deux mondes : l’ingénieur Machin et Bouazza, le parachutiste qui lui est tombé sur la tête ; la naïveté toute européenne du premier et la mentalité toute marocaine du deuxième conduiront le lecteur au long d’une histoire cocasse pleine humour et de qui pro quo. Bouazza résout n'importe quel problème avec l'arme gastronomique : il suffit d'un succulent tajine de poulet aux amandes ou au citron, des sardines à la tchermula, une épaule d’agneau au safran et au paprika, des salades de pois chiches au cumin et zaaluk d’aubergines, des tajines d’agneau à la courge et au miel, et puis r’ghaïfs, couscous d’orge au lait et aux fèves sèches et personne ne pourra le mettre à la porte. Plus que dans la simple dénomination des plats et de leur valeur anthropologique, l’intérêt réside surtout dans l’instance narrative : en bon cuisinier, Bouazza détermine la dynamique du récit. L'acte de cuisiner est réductible à une fonction, à une qualification permanente du personnage.
9Le chapitre suivant est consacré au film Les silences du palais de Moufida Tlatli, une histoire transversale faite de flux et de ressacs. À travers l’histoire d’Alia, la protagoniste, la cinéaste rend hommage au monde féminin obligé de vivre dans l’ombre et dans le silence des cuisines du palais beylical au moment des mouvements indépendantistes. Une claustration vécue avec une paradoxale liberté, qui montre les barrières et les passages de cet espace ombilical des cuisines où l’histoire est en train de se faire. Le chapitre 7 constitue une véritable étude comparée, se focalisant sur Les jardins du Nord, roman de Souad Guellouz et Un été à la Goulette, film de Férid Boughedir ; parcourir ces deux ouvrages, qui doivent être lus dans une perspective gastronomique parce qu’ils représentent une Tunisie renouvelé, désireuse d’affirmer aussi bien son identité que sa pluralité, signifie se reconduire à la Méditerraneité la plus profonde. La fabula gastronomique est l’une des clés de lecture les plus évidentes car rien ne peut y être ajouté puisque c’est celle-ci qui s’ajoute au texte aussi bien cinématographique que narratif. Il s’agit d’une cuisine qui demande à être interprétée comme un jeu de miroirs, de tiroirs à double fond, de couloirs secrets. Le multiculturalisme est cela : la capacité de réaliser une dynamique de plans culturels et spatio-temporels.
10Dans le cadre tragique et émouvant de Cannibales de Mahi Binebine, épopée obscure et multiple de la clandestinité, Rosalia Bivona analyse avec beaucoup de mérite l’immigration sous la perspective de la ‘cuisine cruelle’. Dans l’équation gastronomique de l’exil, c’est la nourriture qui ‘dit’ l’immigration, qui invente un langage et des points de référence pour traduire une réalité, aussi bien visible qu’invisible, qui autrement ne pourrait pas être communiquée.
11Et on arrive malheureusement à la fin du banquet, le dernier plat est Les festins de l'exil de l’écrivain algérien Malek Alloula. Contrairement aux analyses précédentes, où le moment du repas se prêtait à une coupe diachronique en offrant une clé de lecture possible, ici la nourriture n'est plus un pré-texte, mais le véritable sujet, qui fait autorité et joue sur les cordes sensibles des sens, accompagné par tout un programme d’arômes et de saveurs, qui réveillent la mémoire.
12Ce livre sur le repas dans la littérature francophone maghrébine est réellement un ouvrage exquis, de double aspect, littéraire et cinématographique : son auteur a su montrer avec beaucoup de virtuosité les épousailles indissolubles et heureuses entre nourriture et littérature. Véritable destin intimement vécu, cet ouvrage critique polyvalent et polysémique s’offre comme une succession d’images et de saveurs, d’odeurs, de couleurs et de fantaisies métaphysiques. Un plaisir des yeux et des sens.