Les dialogues interculturels : de nouveaux repères épistémiques
1Les contributions réunies dans cet ouvrage de 404 pages interrogent des problématiques interculturelles en traversant trois grandes aires géographiques et culturelles, l’Occident, l’Orient et Afrique ; ces études ne se contentent pas seulement de défendre des postures intellectuelles ou scientifiques qui engagent un matériau herméneutique approprié pour élucider les contours nets de disciplines dans leurs spécialités closes, elles convoquent plutôt lucidement les ressorts variés d’une démarche attentive à la complexité des phénomènes humains et spatio‑temporels qui articulent ce qu’il convient d’appeler l’interculturel. La profondeur historique des champs investis (les époques coloniale et postcoloniale) par les spécialistes associés au projet1 dessine une cartographie des dynamiques de contacts, d’échanges, de conflits ou de face à face entre des peuples, des civilisations cherchant — vers d’autres ou à travers leurs cultures respectives — des surfaces miroitantes ou bien des images préfabriquées par les appels de l’ailleurs et de l’exotisme, en tant que productions de l’imaginaire des sociétés sur les unes et les autres. Ce cadrage historique placé en toile de fond interroge aussi les rituels de contact et les rapports culturels complexes de l’empire colonial avec les espaces conquis, mais il ouvre également sur de nouvelles perspectives nées dans le sillage du « chant du cygne » de ce système de domination ; celles‑ci passent inévitablement par le « renversement du regard » pour repenser les représentations, les stéréotypes, les clichés et discours mis en débat au cœur des dynamiques postcoloniales. Et c’est justement en ce sens que l’ouvrage dirigé par Hans‑Jürgen Lüsebrinck et Sarga Moussa — grands spécialistes des études coloniales et orientalistes, des voix émergentes d’Afrique dans la presse coloniale, des représentations interculturelles tant contemporaines qu’historiques — explore profondément les configurations épistémologiques qui naissent de cette « alchimie » des circulations interculturelles telles que présentées, « aussi bien dans des textes narratifs de fiction (romans et nouvelles à caractère exotique), dans des ouvrages non‑fictionnels (récits de voyage, essais de type ethnographique) que sur d’autres supports médiatiques (peinture, illustrations d’ouvrages, films) pendant une période allant de la conquête d’Alger en 1830 à nos jours » (p. 7). L’ouvrage se décline, par la variété des différentes approches qui le traversent, en trois grandes entités thématiques :
-
Entre Orient et Occident
-
Littératures européennes et africaines à l’époque coloniale
-
Configurations coloniales et postcoloniales : Littérature, Peinture, Cinéma
Relire le face à face Orient-Occident
2L’un des apports majeurs de cet ouvrage est le renouvellement des approches théoriques, proposé grâce à la mise en place d’un appareil conceptuel et méthodologique qui interroge plus systématiquement les contours et formes de ce que H.‑J. Lüsebrink appelle la « dialogicité interculturelle », ce que les deux auteurs de l’introduction générale reformulent autour de la dénomination de « phénomènes dialogiques et interculturels » (p. 8). Ces propositions méthodologiques et conceptuelles accompagnent le projet scientifique et les objectifs de l’ouvrage collectif, inscrivant dès l’entame du texte des arguments qui mettent en évidence la transversalité du phénomène de dialogue interculturel aux niveaux « macro‑culturel et macro‑social » (p. 11). Cependant, comme le relève l’étude, au‑delà d’une espèce de « romantisme institutionnel » qui infuse certains textes officiels et décisions de l’UNESCO pour la promotion du dialogue interculturel, les corpus littéraires et/ou les relations de voyage qui racontent le départ de l’Occident à la rencontre de cet Autre qu’est l’Orient laissent voir les déséquilibres profonds qui animent les expériences interculturelles des modèles en jeu. Pendant toute la période qui a précédé et celle qui a accompagné le projet impérial de l’Occident vers l’Orient, la production de discours — qu’il s’agisse d’un discours de savoir humaniste ou scientifique, ou tout simplement de la volonté de nommer l’Autre — est souvent accompagnée d’une rhétorique de l’altérité qui a biaisé et déséquilibré l’entre‑deux de ces modèles culturels, au point de formater une mémoire de la domination. Celle‑ci a été très souvent le support épistémologique, anthropologique de l’Occident voyageur depuis le xve siècle, et s’accentuant aux cours des xviiie et xixe siècles lors de la naissance et du développement des discours de propagande et l’élaboration de l’Orientalisme en Occident, comme l’a démontré Saïd il y a désormais quarante ans.
3Cette mémoire culturelle de la domination, fabriquant les a priori d’une subalternité par lesquels le « nous » de l’Occident instaure une dualité à sens unique avec le « eux » de l’ailleurs, s’apprécie dans le traitement qu’en font un certain nombre d’études de l’ouvrage dans sa rubrique intitulée « Entre Orient et Occident ». Cependant, loin de s’enfermer dans une analyse d’expérience des dualités entre ces deux entités, les articles explorent le phénomène interculturel, le repensent et repoussent ses limites étroites en s’appuyant sur des corpus de textes qui articulent des circonstances et des temporalités. Comme l’affirme Randra Saby :
[…] la mosaïque de références culturelles qu’il met en regard suggère à tout moment des phénomènes d’échos, des mouvements de bouleversement d’une époque à l’autre, de circulation d’une culture à l’autre : exemples d’inversion dans les rapports interculturels, mais aussi d’emprunts, de dialogues indirects, d’affinités à certains niveaux, de dualité ou de pluralité au sein de toute entité, de filiations paradoxales, de valeurs transculturelles (p. 88).
4Cette configuration complexe de l’interculturalité est envisagée dans les diverses études sous les dehors d’un subtil traitement de l’expérience de la différence, reconnue et revendiquée, de la « communication interculturelle » (Daniel Lançon, p. 94), mais aussi dans les « dimensions multilingue et exolingue » du dialogue (Chantal Dhennin, p. 116) ou encore de l’expérience enrichissante de l’immersion culturelle, telle celle du Travelogue (terme anglais utilisé par le voyageur Burton Holmes) chez Ella Maillart et Nicolas Bouvier, présentée par Pia Schneider (p. 145). Ces démarches critiques attestent, au‑delà d’une simple dualité culturelle, l’existence d’une zone de métissage, répondant à l’hybridité pensée comme un « Tiers‑espace » par Homi Bhabha (Pia Schneider, p. 155).
Les discours de l’africanisme à l’épreuve de la pensée postcoloniale
5La deuxième partie de l’ouvrage oriente l’examen du dialogue interculturel vers la rencontre de l’Occident avec l’Afrique. Comme l’Orient, l’Afrique suscite la curiosité des missionnaires, explorateurs, ethnologues et anthropologues animés d’une volonté de construire une science coloniale forgée et nourrie dans les espaces épistémologiques et philosophiques qui ont porté les dynamiques de l’Orientalisme. L’Europe n’a pas opéré des ruptures épistémologiques significatives dans ces projets impérialistes au moment de passer de l’Orient à l’Afrique. Ces visions condescendantes d’une « Afrique primitive », objet de tous les fantasmes, tant de peur que de désir, nourrissent le grand récit de l’aventure coloniale et les conditions de rencontre, de contact avec les peuples « indigènes ». Les différentes études qui composent cette partie de l’ouvrage analysent les conditions dans lesquelles se sont déroulées les prises de contact et les expériences de l’altérité qui fondent les interactions interculturelles. Loin de toutes les formes de fabrications de l’Autre et ses représentations — comme l’a forgé l’imaginaire européocentriste depuis la Métropole — le voyageur européen une fois confronté aux populations, cherche à communiquer mais, comme le dit Sylvère Mbondobari à propos de l’explorateur Lenz, sa méthode « est une recherche du contact direct, ce qui exige un engagement personnel. Mais ici comme ailleurs se pose la question de la dimension dialogique et de la place de la parole de l’Autre dans la relation interculturelle. S’il ne va pas jusqu’à céder la parole aux Pygmées, étant donné ses choix épistémologiques, esquisse la complexité d’une telle approche. » (p. 221‑222)
6Mais ce dialogue interculturel est‑il possible dans des contextes et situations communicationnelles où seul le voyageur européen détient le pouvoir de dire, de nommer, ou d’étudier l’autre, « l’indigène », qui perd son statut de sujet du discours ? C’est la question qui traverse la quasi‑totalité des thématiques inscrites dans cette partie. Les regards postcoloniaux portés sur les moments de l’ethnographique coloniale, les analyses portant sur les récits de voyages ainsi que les savoirs construits par la littérature coloniale qui a servi de terreau à la littérature africaine, dessinent les contours de ce que Xavier Garnier appelle la scénographie interculturelle :
La rencontre interculturelle se fait sur une frontière muette que la mise en place d’un dialogue tente de franchir. Le roman se fait alors moins dialogique que scénographique. Directement née du contact, la scénographie interculturelle est la forme propice à l’ouverture d’un espace de dialogue : chacun des interlocuteurs doit se mettre en scène pour permettre à l’autre de l’identifier et recevoir ses paroles. (p. 269)
Quand l’intermédialité questionne le dialogue interculturel
7La dernière partie de l’ouvrage rassemble des études qui inscrivent le rôle des médias, les nouvelles formes de communication et d’expression, dans la description des complexités du dialogue interculturel. Les textes analysés présentent les interconnexions, les interrelations entre les sujets postcoloniaux et comme l’affirme Saïd2, leurs « territoires superposés », leurs « histoires enchevêtrées », ponctuées de temporalités multiples. De la littérature au cinéma en passant par la peinture, les narrations disent l’irréversible hybridité des savoirs, des expressions qui ouvrent et enrichissent le dialogue interculturel. Si les interpénétrations des médias permettent de franchir des barrières (linguistiques, culturelles) jetant des « ponts entre deux rives » (p. 372), on comprend mieux ces propos de Christophe Vatter :
L’idée que le cinéma, média de l’image, serait prédisposé au dialogue interculturel, est très répandue. Ainsi les institutions culturelles et leur programmation soulignent souvent ce pouvoir attribué à l’image de transgresser les frontières culturelles et linguistiques. Dans cette perspective, l’image filmique permettrait quasiment d’avoir un accès authentique et direct à une autre culture, d’autant plus qu’il semble être facilement accessible et intelligible (contrairement au texte littéraire, par exemple) » (p. 377).
8Cependant, les mécanismes de l’intermédialité, quand ils mettent l’image au cœur des interrelations, peuvent buter sur les façons différentes dont les sujets culturels et les cultures en général construisent leurs rapports spécifiques avec les images et leur charge sémantique. Cette dernière pouvant être source de malentendu ou objet de relativisme culturel peut amener le cinéma à participer à déconstruire les clichés, et les stéréotypes ressassés, afin de décrire des situations de dialogue interculturel.
9Les contributions qui composent cet ouvrage ont lancé un programme épistémologique dans lequel elles se sont attachées à revisiter les appareils conceptuels à l’œuvre dans l’analyse des discours et productions culturelles qui ont ponctué l’historiographie de relations interculturelles entre l’Occident, l’Orient et l’Afrique. Elles ont réussi également à partir de postures variées et des angles d’analyses aussi nuancés que convergentes, à renouveler et élargir substantiellement les limites des savoirs produits sur les dialogues interculturels tout en questionnant les contextes littéraires postcoloniaux.