Une physique de la lecture
1Le contexte académique dans lequel nous vivons est de plus en plus placé à l’enseigne d’une approche entrepreneuriale — optimisation du temps de travail, maximisation des profits, compétition, standardisation de l’activité scientifique : tout doit être mesuré mais surtout classifié, tout « produit de la recherche » (c’est ainsi qu’on l’appelle désormais !) doit rentrer dans les cases de typologies préétablies, prescrivant ce qui peut être dit, comment le dire et où.
2Dans ce cadre, il est vivifiant d’avoir entre les mains un ouvrage qui échappe de manière délibérée à ces impératifs, qui bouscule ces critères, un livre s’adressant aussi au common reader qui intriguait tant Virginia Woolf. Un livre qui ne se plie à aucune classification fondée sur des automatismes acquis, qui propose une image de la critique (une critique non seulement littéraire mais également culturelle) comme exercice de liberté, en tant que pratique placée sous le signe du principe du plaisir, dans lequel entrent en jeu des catégories aussi peu orthodoxes que la joie, le hasard ou la surprise. Un livre qui montre aussi comment la liberté et le plaisir ne doivent pas forcément être séparés de la rigueur théorique, voire même de l’érudition : rigueur et érudition qui se colorent toutefois, sous la plume de Jan Baetens, d’un ton à la fois simple et ludique, d’une surprenante légèreté, une simplicité qui n’est pas sans rappeler un autre critique-écrivain, Italo Calvino.
3Comme un rat rassemble une vingtaine d’essais, consacrés à des auteurs ou à des textes très différents les uns des autres, appartenant pour l’essentiel au domaine français, de Jean Paulhan à Julien Gracq en passant par Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud. Cependant, il ne s’agit ni d’une bibliothèque idéale ni d’une anthologie personnelle, à la façon des « livres de ma vie » ; au contraire, cet ouvrage s’emploie à saisir — et à restituer — la convergence toujours instable, entre changement et permanence, qui caractérise nos rencontres avec la littérature :
Jamais je n’ai eu de livre préféré, ni d’écrivain que je mets au-dessus des autres. Mes goûts changent, les nouveautés et l’inconnu m’attirent comme à vingt ou trente ans. J’adore oublier. Mais je veux aussi comprendre pourquoi il y a des textes et des auteurs que rien ne chasse (p. 15).
4Il ne s’agit pas davantage d’un recueil de brèves monographies. Chacun des auteurs ou des textes présents agit, à chaque fois, comme une sorte de détonateur, un prisme à travers lequel il devient possible d’aborder des questions dépassant la singularité, car autant tout texte « se transforme inévitablement en carrefour de textes », autant « toute lecture est un nœud de relations et de découvertes qui à la fois nous éloignent de l’œuvre et nous y ramènent » (p. 73). Pour ne citer que quelques-unes de ces questions : la dialectique multiforme entre littérature populaire et littérature légitime et l’inadéquation de ces étiquettes ; la notion de lieu commun, prise autrement que dans son acception courante de cliché ; l’allusion et le problème de la lisibilité ; le rapport entre vie et œuvre (biographie, matériel anecdotique, vécu, relations interpersonnelles…) sous ses multiples facettes ; l’histoire littéraire, ses canons, et le jugement de valeur ; les dynamiques en jeu dans la transmission culturelle ; les frontières, toujours poreuses mais qui ne se dissolvent pas, entre fiction et document ; les formes de ce que nous pourrions définir comme une civilisation moderne du livre (post-dix-neuvième siècle), aujourd’hui sur sa fin ou du moins en passe de connaître une transformation radicale.
5En résumant par ces mots Comme un rat, on risque toutefois de le trahir mais avant tout de passer à côté de son dessein et de sa substance. Plus que tout — et, une fois encore, de manière délibérée —, il s’agit d’un ouvrage sur la lecture, en particulier sur les péripéties, les coups de chance, les doutes, les intuitions soudaines, les confirmations, les repentirs, les découvertes tardives, les intermittences qui rythment la vie d’un lecteur passionné : nous tenons là le véritable fil rouge qui, tout en se dévoilant de manière non linéaire, relie solidement les essais entre eux.
6Même cette description est, cependant, insuffisante et nous allons pouvoir le vérifier à l’instant. Le phénomène de la lecture a suscité d’innombrables travaux, des essais désormais classiques d’Umberto Eco et de Wolfgang Iser au reader response criticism, jusqu’aux études les plus récentes d’inspiration cognitiviste (sans parler des pages éblouissantes et toujours d’une extrême actualité de Proust dans sa préface à la traduction de Sésame et les lys). Il conviendra de bien garder à l’esprit ce paysage théorique en arrière-plan, si l’on veut mieux appréhender certains traits distinctifs que la lecture prend en charge dans les essais de J. Baetens. À travers une stratégie, sous certains aspects, pointilliste, se constituant davantage comme une mosaïque que comme une accumulation pure et simple, se donne à voir un sentiment « physique » de la lecture, voire même une « physique de la lecture » tout court. Par « physique », il faut entendre ici non pas tant l’appartenance au monde des phénomènes naturels qu’une expérience qui ne soit pas exclusivement mentale, ou dans laquelle le mental, le sensoriel et le corporel se mélangent sans cesse. De la même manière que se mélangent, et parfois se chevauchent lecture et écriture, la main qui feuillette et la main qui imprime des signes sur un support, en l’occurrence, du papier.
7Cette physique de la lecture — très éloignée d’un matérialisme brut — est une perspective qui comprend (au sens étymologique de saisir ensemble)des textes réels, des textes incomplets ou inachevés, des textes possibles ou désirés (« L’histoire littéraire est faite de spectres et de membres éparpillés », p. 61). Y participent à part entière la mobilité, les espaces traversés et les espaces rêvés, les images qui s’entrechoquent avec les textes selon des modalités parmi les plus disparates, le graphisme, les formats, les couvertures, en somme tout ce qui concourt à engranger l’acte du voir les textes littéraires, la voix et la lecture à voix haute (élément auquel Jan Baetens avait déjà consacré un essai en 2016)1, les impressions tactiles, le livre en tant qu’objet, avec ses temporalités multiples (première publication, rééditions, collections, encore les formats…), le visage et l’âge biographique de l’auteur mais aussi la biographie du lecteur, avec ses propres et imprévisibles temporalités ; et enfin, bien évidemment, le langage, lui aussi, « physique », entrelacs inséparable de sons, de signes, de circonstances qui en forgent laproduction et la réception.
8Tous ces éléments forment l’expérience de lecture. Expérience composite, morcelée mais pas discordante pour autant, toujours à l’intersection entre le matériel et l’imaginaire, ou entre le sensible et le conceptuel, pouvant aussi se transformer en programme critique :
Prenons-nous à rêver d’une nouvelle forme de critique, ni d’humeur ni d’érudition pure, mais de savoir et d’engagement en faveur du texte et de son auteur, non au profit d’une cause exceptée celle de la littérature. Une forme de remix ou de sampling, dans un but qui ne serait plus d’appropriation, oublieuse des épaules qui la portent, mais d’émulation, c’est-à-dire d’hommage. Une telle critique […] se posera des questions comme celles-ci : peut-on illustrer un texte en guise de lecture ? Est-il permis de faire des suggestions typographiques (qui tiennent également lieu d’images) ? Quelles sont les voies qui permettent de renforcer un texte sans pour autant modifier la lettre de l’écrit ? Y a-t-il moyen d’ajouter quelque chose sans casser le livre original, qui fonctionnerait alors comme une manière de partition ? (p. 105-106)
9Ce dernier extrait suggère que cette physique de la lecture est aussi une méthode (mot imposant, qui se conjugue mal avec la légèreté et la simplicité évoquées plus haut), un instrument à la fois aiguiséet délicat, à même de convoquer de multiples convives autour d’un même point, et d’engendrer de singulières associations, comme la trame imprévue qui se tisse entre Paul Morand et Maurice Dekobra, ou bien entre le livre d’artiste et le livre pauvre, ou encore entre le pont de Brattleboro et le genre du faux journal : « Combien m’enchanterait la lecture de quelques fragments de journal tenu par un auteur sur un de ces noms de lieu, qu’il y soit passé ou non » (p. 140).
10« Noms de pays : le nom », pourrions-nous commenter, en citant Proust : le pont de Brattleboro, l’image liquide de Grenade, image à la fois visuelle et acoustique, la librairie d’Adrienne Monnier, les lieux imprévisibles et inopinés où les textes sont dénichés par le lecteur, les lieux où l’on écrit, qui ne coïncident pas forcément avec ceux où l’on vit, encore moins avec ceux évoqués dans les textes, les « auteurs nomades », les « poètes au long cours », jusqu’à Henri Thomas et sa recherche perpétuelle et désespérée d’un logement (mais comment ne pas penser à Beckett ou à Walter Benjamin ?). Les pays et leurs noms, ainsi que les espaces, les distances ou les contiguïtés, les exils et les domiciles, qu’ils soient réels ou imaginaires, jouent un rôle capital dans ces essais, ils émergent avec une netteté qu’on ne peut oublier : voilà encore un exemple du chassé-croisé entre le tangible et le symbolique qui traverse tout l’ouvrage. La physique de la lecture se fond alors en une proxémique de la littérature qui reste à écrire, au sujet de laquelle nous pouvons donner libre cours à notre fantaisie.