À la croisée des arts & de la science : un examen critique, historique & poétique du geste chirurgical
1Le bloc opératoire et le travail spécifique du chirurgien acquièrent au fil des pages de l’ouvrage dirigé par Thomas Augais et Julien Knebusch une épaisseur insoupçonnée. Réunissant les actes du colloque intitulé « Approches du geste chirurgical (xxe‑xxie siècles) : histoire, littérature, philosophie, arts visuels » (11 janvier 2018, Académie nationale de médecine), ce volume parcourt un(e) geste que les différents contributeurs considèrent dans sa dimension la plus concrète et dans un sens plus épique et artistique, dont ils révèlent la teneur et la portée par le biais d’une démarche résolument transdisciplinaire. Les approches se mêlent ainsi dans ce recueil dont la finalité, expliquent Thomas Augais et Julien Knebusch dans leur préface, est double, puisqu’il s’agit à la fois « d’engager un dialogue, en invitant les chercheurs en sciences humaines à sortir de leur territoire » pour s’adresser aux chirurgiens, mais aussi de voir le geste chirurgical comme « un miroir à l’aune duquel chaque discipline se voit reconduite à penser la spécificité de son propre geste », comme « un défi pour les écrivains et [les] artistes » (p. 10).
2De manière attendue, l’ouvrage montre ainsi à quel point la littérature et les arts visuels se nourrissent de l’imaginaire chirurgical. Jean Reverzy, médecin et écrivain lyonnais dont, selon Martina Diaz Cornide, l’œuvre retrace la geste chirurgicale, témoigne en particulier de l’infusion par la littérature d’un tel imaginaire, riche de suggestions métaphoriques. Les figures de médecins chez Reverzy, note‑t‑elle ainsi, manient la plume comme un autre scalpel, disséquant la maladie perçue comme « une expérience existentielle » (p. 118). Le médecin comme l’écrivain cherchent alors une nouvelle approche du vivant, susceptible de lutter contre « l’évanescence océanique du monde », la « lame » du scalpel explorant les chairs comme « une plongée dans les fonds marins », dans des récits où le vocabulaire médical apparait comme le support de la rêverie (p. 129‑130). Les formes et les pratiques du geste chirurgical, patiemment examinées, semblent ainsi revitalisées, contre la déshumanisation qui bien souvent les menace. La science est ici éclairée par des approches littéraire, artistique, historique et philosophique, auxquelles la chirurgie emprunte aussi des catégories d’analyse spécifiques, susceptibles de lutter contre la tentation mortifère de sa toute‑puissance.
Le risque de la déshumanisation & de la tentation prométhéenne
3L’homme de science peut faire en effet preuve d’hybris : cette question, qui traverse l’ouvrage, est examinée par Isabelle Percebois dans son article « Gestes et pouvoirs du chirurgien dans la fiction fantastique ». Le roman de Maurice Renard qu’elle étudie, Le Docteur Lerne, sous‑Dieu (1908), s’inspire de L’Ile du docteur Moreau de Wells et fonde son récit sur la chirurgie d’avant‑garde de son époque, tout en étant profondément travaillé par les mythes antiques. Si l’intrigue en effet s’inspire de travaux scientifiques réels, le docteur Lerne y apparait comme un « savant prométhéen » (p. 100), dont le laboratoire est exploré comme un monde inquiétant, lieu d’étonnantes créations, hybrides et révolutionnaires. Le geste du chirurgien y devient « un geste de profanation à l’égard de l’œuvre divine », « un geste criminel » (p. 100), dont la dimension transgressive n’est pas sans provoquer la fascination du lecteur et du narrateur. Ce dernier, le propre neveu du docteur, sera victime de ce que Lerne appelle « l’opération circéenne », un échange de cerveau entre l’homme et l’animal. Ses différentes étapes sont alors décrites avec précision, « reproduites dans la fiction » : dans ce passage, note Isabelle Percebois, « l’image de ce cerveau dégagé par le scalpel du chirurgien rappelle certaines neurochirurgies effectuées, de nos jours, sur des patients éveillés » (p. 103, 104). Et si l’échange finit par être annulé, non sans un nouvel acte de cruauté, sa pratique n’en fait pas moins du docteur un être à la croisée des mondes, désireux toutefois d’expliquer le caractère scientifique de ses travaux, évaporant alors la frontière entre fiction et réalité. L’exposé des avancées scientifiques proposé par Lerne s’achève d’ailleurs « sur des découvertes réelles dont on serait tenté de douter tant elles sont merveilleuses », bien qu’elles n’en soient encore pour la plupart qu’à leurs balbutiements : « le roman fantastique s’ancre donc dans un contexte précis et offre une photographie de l’état des connaissances au moment de sa parution », en abordant « des problématiques éthiques qui restent d’actualité à notre époque où la chirurgie cardiaque et la recherche en génétique ont repoussé les frontières du possible » (p. 107, 108).
4De fait, une étude diachronique de la chirurgie viscérale permet au chirurgien Philippe Hubinois de souligner le raffinement progressif de ses techniques, de la chirurgie classique « à ventre ouvert » à la chirurgie robotique, dont les derniers développements étendent « la distance effective entre la main du chirurgien et la table d’opération sur laquelle le patient est endormi » (p. 79). De « main », il est, de fait, beaucoup question dans l’ouvrage, qu’elle soit utilisée directement pour soigner ou qu’elle soit remplacée, dépossédée de sa force brute et de la relation immédiate qu’elle entretient avec le patient. Le contact manuel avec les viscères autorisé par la chirurgie classique et qui, associé à la vue, permet de distinguer les tissus sains des tissus malades, dote en effet le chirurgien de « mains oculaires » qui traduisent bien son « approche synesthésique ». Mais la chirurgie dite « mini‑invasive », si elle amoindrit l’agression chirurgicale et permet au patient de se rétablir plus rapidement, modifie radicalement l’esprit de la chirurgie au profit de l’instrument, en un mouvement de fond qu’accentuent encore les récents développements de la téléchirurgie, réalisée à distance : si cette dernière autorise une dissection plus précise, elle aboutit à une automatisation problématique du geste chirurgical. Et Philippe Hubinois de s’interroger : « [l]e chirurgien court‑il le risque, à terme, d’une atrophie progressive de ce sens du toucher de moins en moins sollicité ? » N’assisterait‑on pas, plus encore, à l’« ébauche d’un couple maitre‑esclave, où, comme chez Hegel, l’esclave ne serait pas forcément celui qu’on imagine », réduisant le chirurgien au statut d’« ouvrier robotique », face à un corps « étranger » perçu désormais dans sa seule extériorité ? (p. 87, 88) Le recours à la philosophie comme aux arts suggère dès ici le dynamisme d’un questionnement qui continue de faire de la chirurgie une discipline bien vivante. L’article de Philippe Hubinois le montre manifestement attaché à un « art du chirurgien », une « phénoménologie du geste chirurgical » qu’il évoque dès le titre de son article et qu’il désigne plus loin comme un « ballet de mains et de pinces », une « gestuelle parfois ‘’théâtrale’’ » que les technologies nouvelles ne sauraient totalement faire disparaitre.
Stylistique & « performances » du geste chirurgical : des emprunts de la chirurgie au lexique artistique
5Thomas Schlich, professeur d’histoire de la médecine à la Mc Gill University de Montréal, montre à quel point la chirurgie est tributaire de « styles », de « performances » et de « répertoires », empruntant son vocabulaire aux arts et à la littérature, soulignant par là‑même la vitalité de ce qui apparait en effet comme un « art » véritable : « [s]i le terme “style” trouve son origine dans l’histoire de l’art, il s’applique également à l’art de la chirurgie », explique‑t‑il avant d’ajouter : « [l]e style chirurgical change d’un pays à l’autre, mais aussi d’un hôpital à l’autre, et il va de soi que chaque chirurgien a son style propre » (p. 56). On passe ainsi au cours de l’histoire d’une chirurgie théâtralisée devant une audience choisie, marquée par un éloge de la rapidité d’exécution, liée à l’élégance d’un geste volontiers comparé à celui « des artistes, des poètes ou encore des écrivains » (p. 60), à une pratique beaucoup plus prudente, accordée aux nouvelles mesures d’hygiène et de prévention d’infection des plaies dès la seconde moitié du dix‑neuvième siècle : d’abord assimilés à de nouveaux maniéristes, ces chirurgiens passés maîtres dans l’art de l’antisepsie finissent par être considérés comme des « virtuoses », des « génies », associés au berceau culturel de la période romantique, à l’exemple du chirurgien Bernhard von Langenbeck — l’une des nombreuses figures de chirurgiens abordées par Thomas Schlich. Ce nouveau style chirurgical devient dès lors « l’image d’un nouveau cadre culturel », où la notion de performance demeure bien qu’elle privilégie désormais la pondération au détriment du spectaculaire (p. 66, 72). « L’idéal de l’art chirurgical et les règles de la performance » sont ainsi définis à partir de critères fondamentalement « techniques », mais aussi « sociaux, culturels, économiques » (p. 74).
6Une illustration particulièrement éclairante en est proposée dans The Knick, la série créée par Steven Soderbergh qui évoque les débuts de la chirurgie et dont les partis‑pris esthétiques font, comme le montre Alexandre Wenger, professeur de Medical Humanities à l’université de Genève, « un objet inédit et original » (p. 217). Le Dr John Thackeray, personnage principal de l’intrigue, y apparait comme le dépositaire d’une double tradition, entre le « médecin christique » aux « vertus charitables » et à la « dimension sacrificielle », et le « médecin démiurgique », le « savant fou », dont les actualisations cinématographiques sont innombrables (p. 216). Le style chirurgical est alors encore mis en vedette : la main du chirurgien, « instrument de la dextérité et de la vitesse » y est rapprochée de celle d’un autre stéréotype du héros américain, celle du cow‑boy. Elle est dans les deux cas liée à son outil, colt ou bistouri (p. 218‑219). Soumise à un impératif de rentabilité immédiate et visant par là‑même souvent le spectaculaire, la série n’en reste donc pas moins d’un certain intérêt pour l’historien comme pour l’amateur d’arts visuels. Elle nourrit là encore une approche artistique de la chirurgie qui en informe l’histoire et les pratiques.
7Cet emprunt de la chirurgie au lexique artistique est notable enfin dans l’œuvre de Loran Gaspar, chirurgien et écrivain, dont Danièle Leclair, maitresse de conférence en langue et littérature françaises à l’Université Paris‑Descartes, montre que l’œuvre articule « danse, dessin et chirurgie ». Chez Gaspar en effet, « poésie et médecine ne cessent de se croiser et de s’imbriquer à travers une même attention à ce qui fait la vie, une perception de la continuité du monde qui devient philosophie personnelle » : le vocabulaire médical s’immisce ainsi dans sa poésie, vers un « art hybride » et réversible car la chirurgie elle‑même acquiert une dimension artistique et poétique, un même « savoir des mains » (p. 139, 140). Le geste chirurgical est alors érigé « au rang d’arts du mouvement, comme la danse et la musique », dans un « moment d’intensité pure, qui est créativité, touche à l’énergie de la vie » (p. 146, 148). La Philosophie de la danse de Paul Valéry éclaire efficacement alors l’analogie entre la danse et le geste chirurgical, et ouvre la voie à un rapprochement non moins fructueux entre ce dernier et la peinture chinoise, pour laquelle Gaspar éprouvait aussi un attrait particulier. Pour contrer le risque d’une déshumanisation de la médecine, liée à l’émergence d’outils de plus en plus performants, l’œuvre de Loran Gaspar invite ainsi à de nouveaux « effet[s] de synesthésie » (p. 160).
Le Geste chirurgical au miroir salutaire de la littérature & des arts
8Ainsi, contre l’image du chirurgien surpuissant qui, comme le rappelle d’emblée l’article de Julia Pröll, figure encore dans la littérature française de l’extrême contemporain, s’affirme la nécessité d’une distance réflexive, qui soit en même temps contemplative : elle passe par le secours de la littérature, dont Julia Pröll interroge les « stratégies textuelles » susceptibles de « détrôner le “demi‑dieu en blanc” » (p. 168). Pour ce faire, et parmi de nombreux autres exemples, le roman de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (2013), est d’abord analysé au prisme du tableau de Rembrandt, La Leçon d’anatomie du docteur Tulp (1632), qu’il convoque explicitement par le biais du personnage d’Alice Harfang: dans les deux cas, l’attention est focalisée sur la figure d’un chirurgien concentré, évitant l’idéalisation. La beauté du geste chirurgical est alors dévêtue « de tout rayonnement auratique » (p. 173), comme le souligne aussi La Grande garde d’Antoine Sénanque (2007) : le neurochirurgien Vadas y refuse la virtuosité au profit du doute, paradoxalement envisagé comme ressource et possibilité d’un nouvel humanisme médical. L’« anxiété chirurgicale » qui mine le chirurgien, ses erreurs potentielles ou avérées, le présentent alors très clairement comme un être fragile dont le parcours « prémunit contre une vision prométhéenne du geste chirurgical » (p. 179). L’héroïsme est alors vaincu, ou nuancé ; il appelle dans son évanouissement un langage nouveau, où l’écriture et son « rôle salutaire » servira à la fois de remède et d’« hygiène » au chirurgien : elle est, explique Julia Pröll, « capable d’ouvrir un espace où l’inquiétude, souvent le moteur de la création, trouve abri » (p. 186). Ainsi se dessine une « écriture des trois I » : l’intranquillité, qui « renvoie au refus des discours (trop) anesthésiants du métier », l’interdépendance, qui invite à relativiser un geste qui n’est plus seulement conçu « comme un acte vertical », mais est inscrit au contraire « dans tout un réseau gestuel ramifié qui s’étend de façon horizontale », et l’impureté, qui traduit enfin une « esthétique de la “contagion” qui porte, à différents degrés, l’empreinte de la médecine » (p. 187).
9Le geste chirurgical fait aussi l’objet d’une triple approche dans le cinéma documentaire : il est selon Joël Danet « un geste exemplaire, un geste cinégénique », mais aussi « un geste comptable » (p. 191). Porté à l’écran, il est en effet offert au regard, examiné et critiqué « pour en améliorer les conditions et les principes ». Mais il acquiert aussi une aura propre au cinéma : une « cinégénie » qui, avec l’essor de la télévision d’après‑guerre, entre dans les foyers par le biais de la transmission en direct des images tournées dans le bloc (p. 195). Il vise en ce sens le spectateur‑citoyen, auquel il rend compte du fonctionnement hospitalier, et tend par là‑même « à entamer le mythe qui lui est attaché » : « extrait de l’huis‑clos du bloc opératoire », explique en effet Joël Danet, « le geste chirurgical n’apparait plus providentiel mais fonctionnel, inséré dans une chaine d’activités concertées, dont l’institution est comptable » ; ce n’est plus « la performance d’un champion ou l’exécution d’un artiste », mais « un acte anonyme mis en œuvre dans une logique de service public, et à ce titre, d’une infaillible normalité » (p. 195). Le soulignent en particulier les films d’Alain Tanner (Docteur B., médecin de campagne, 1968), de Frédéric Wiseman (Hospital, 1968) ou de Jacqueline Marguerite (L’Hôpital aujourd’hui, 1974).
*
10Le geste chirurgical se présente donc comme un geste polysémique, riche de perspectives historiques, philosophiques, littéraires et artistiques autant que scientifiques. Les différents contributeurs du recueil ont rappelé combien les œuvres d’art se nourrissaient d’un imaginaire chirurgical. Elles ont elles‑mêmes été présentées comme une chirurgie : elles sondent et dissèquent, usent de la langue et de l’image comme d’un scalpel, explorent les tréfonds du corps et de l’esprit. Jacques Belghiti, chirurgien hépatique et membre de l’Académie nationale de médecine, rappelle ainsi dans sa postface que l’isolement du bloc opératoire, « imposé par les règles d’asepsie », a été « fantasmé par les peintres, les écrivains et les cinéastes qui ne songent qu’à le faire éclater pour essayer de retrouver la scène originelle peinte par Rembrandt dans La Leçon d’anatomie du docteur Tulp ». L’artiste, poursuit‑il un peu plus loin, « dissèque alors le geste chirurgical, captivé par son lien avec la douleur et la mort, pour y déceler un geste créateur » Et d’ajouter : « S’il y a création, la chirurgie devrait alors être considérée comme un art », ou du moins, finit‑il par nuancer, comme un artisanat, dont les nouveaux outils robotiques ne sauraient anéantir la profonde humanité (p. 268, 270). Peut‑être aurait‑on souhaité que l’ouvrage accorde une place plus importante à la question de la réception d’un tel geste revisité. Les conclusions du volume ne l’en inscrivent pas moins dans le cadre d’une réflexion éthique et politique sur les questions de soin, auxquelles le comparatisme apporte ici des outils méthodologiques précieux.