« Et le XVIe siècle valsa avec le XVIIIe », ou comment le siècle des Lumières a fabriqué la Renaissance
1Myrtille Méricam‑Bourdet et Catherine Volpilhac‑Auger réunissent dans ce recueil d’articles au titre évocateur, La Fabrique du xvie siècle au temps des Lumières, vingt‑deux chercheurs qui tentent de montrer « comment les Lumières ont fabriqué leur xvie siècle1 [.] »
2La question initiale ainsi posée permet de définir les objectifs de l’ouvrage et ses étais définitionnels. Aussi est‑il souligné « l’extraordinaire bouleversement qu’a constitué l’époque renaissante après une période de déclin du Moyen Âge ». En effet, le xvie siècle ne serait qu’« un temps d’érudition qui accumule les connaissances avant que n’advienne le règne des belles‑lettres, au xviie siècle ». Un temps, « la huitième époque » pour Condorcet, où les bornes s’élargissent au profit d’une Europe en mouvement, où les frontières s’ouvrent « vers des terres nouvelles qui révèlent l’homme à lui‑même, en lui faisant découvrir le monde qu’il habitait sans le connaître ». Le temps des Rabelais et des Montaigne consacre sur la plus haute marche la victoire du christianisme, « dans le sang et les flammes », image toute voltairienne. La Réforme vient alors ébranler les certitudes et dénonce « les abus et l’intolérance érigée en principe ». De ces premiers constats une perspective liminaire est proposée : celle d’interroger les ambiguïtés qui apparaissent dans les rapports entre le xviiie siècle et le xvie siècle, comme ces guerres de Religion atroces et inhumaines qui sont à la fois à oublier et à nécessairement rappeler pour que l’histoire ne se répète pas (plus ?). Il en va donc de même des acteurs littéraires du siècle de Henri II : si l’unanimité s’établit pour honnir Ronsard, pour se moquer de la scholastique, où ranger « Rabelais », de l’aveu même de Voltaire ? Il est celui qui exige l’effort de l’herméneute et celui « qu’on ne peut épuiser ». Et que dire de Montaigne, « foyer de toute morale et de toute philosophie » ? Mais la proximité assumée des auteurs du xviiie avec le xvie s’arrête peut‑être là… C’est un des enjeux fondamentaux qui sera développé dans cet ensemble d’articles. L’invitation ainsi lancée, découvrons la manière dont ces enjeux sont mis dans les Lumières.*
Sciences, techniques & récit de voyage
3Les quatre premiers articles s’intéressent à la manière dont le xviiie siècle scrute le xvie siècle à travers les innovations techniques, comme l’imprimerie (Michel Jourde) et les imprimeurs de la lignée des Estienne, héroïsés et transformés en « grands hommes » par Michel Maittaire (1668-1747) (Martine Furno). Il en va de même pour la science anatomique apparue au xvie siècle, décrite dans l’Encyclopédie par Pierre Tarin (1725-1761), mise au goût du jour et placée dans une perspective des Lumières, celle de la raison (Sarah Carvallo). La réécriture de l’Histoire des Incas de Garcilaso par Quesnay dans son Analyse du gouvernement des Incas du Pérou devient au siècle des Lumières « une œuvre de combat » puisqu’elle engage la monarchie à changer les règles de la propriété, car « il fallait montrer que l’agriculture pouvait lui être profitable » (Aliénor Bertrand).
Les philosophies du xviiie siècle héritières du xvie siècle ?
4Les philosophes du xvie siècle (ou du moins ceux que l’on considère comme tels aujourd’hui) nourrissent les réflexions des penseurs du siècle des Lumières. Ainsi, quand Gueudeville convoque la figure de l’humaniste Henri Corneille Agrippa, c’est de lui-même qu’il semble parler afin de mieux diffuser ses propres centres d’intérêts, qui dénoncent « les abus de sa propre époque » (Tristan Vigliano). La Vie d’Apollonius du Tyane de Philostrate devient au xviiie siècle, grâce aux diverses relectures qu’en firent les philosophes, une façon pratique d’abandonner sa charge « paganiste » pour mieux se réclamer d’un Érasme ou d’un Montaigne (Grégoire Holtz). La figure montaignienne fut très sollicitée au xviiie siècle : pour discuter de « son statut social » (Neil Kenny), pour en faire un penseur de l’écriture de soi (Laurence Macé) ou pour s’en réclamer politiquement comme le montre l’excellent article de Bernard Gittler. Cela était devenu monnaie courante à l’instar de Bayle qui convoque l’auteur des Essais pour l’ériger « en bouclier » contre les accusations d’athéisme dont il fait l’objet (Antony McKenna). Le philosophe des Lumières s’adonne à « une reconstitution sélective des courants » de philosophie italienne de la Renaissance pour ne garder que ce que son époque accrédite. Ainsi les penseurs platoniciens sont‑ils clairement écartés au profit de l’école de Padoue et des philosophes aristotéliciens qui s’intéressent, par exemple, à « la théorie de la double vérité » (Lorenzo Bianchi).
5Les relectures partisanes des penseurs de la Renaissance, notamment en politique — mais pas uniquement —, sont nombreuses. Ainsi Machiavel, figure de proue dans ce domaine, devient-il, sous la plume d’un Diderot, un républicain, permettant alors à celui-ci de réfléchir au sens à donner à la raison d’État (Eszter Kovács). Ce même philosophe ne s’arrête pas à la figure machiavélienne, il sollicite aussi la langue de Rabelais afin de dissimuler « à des yeux indiscrets » les véritables identités dont il est question dans l’énigmatique lettre adressée au prince Alexandre Golitsyn, écrite à La Haye le 21 mai 1774 (Sergueï Karp). Si Diderot se déguise en Rabelais, Voltaire lui l’utilise comme « arme », particulièrement sur les questions de religion à l’instar de cette « instrumentalisation des écrits de Rabelais » pendant le procès du chevalier de La Barre (Morgane Muscat).
La Renaissance, creuset de modèles ?
6Quel est le rôle joué par la langue d’Amyot dans les œuvres de Rousseau, dont l’intérêt pour Plutarque n’est plus à démontrer ? Si le contenu héroïque est primordial, c’est aussi le style « naïf » et « énergique » qui inspire Rousseau puisqu’il y découvre l’Antiquité et le(s) moyen(s) de critiquer sa société (Flora Champy). Un autre pan de la langue du xvie siècle est mise en exergue, celui de la verve grivoise que les écrivains des Lumières utiliseront non seulement pour la faire revivre mais aussi (et surtout) pour « formuler implicitement la satire d’archaïsmes de la société. » (David Moucaud). Cazotte, en 1763, dans Ollivier, s’est laissé influencer par l’Arioste, l’auteur du Roland furieux, mêlant alors la « geste des croisés » à la verve du roman picaresque du Don Quichotte, tout en acclimatant le merveilleux du Roland au rationalisme des Lumières (Emmanuelle Sempère). Si le xviiie siècle voit dans le théâtre humaniste un prolongement du Moyen Âge, il semble être minimisé dans les ouvrages qui y font référence, d’autant plus que les auteurs des Lumières se refusent d’y voir « une renaissance. » Ce refus, finalement, permet de mieux poser les bases du concept de théâtre humaniste, tout en affirmant que la véritable Renaissance (celle de la translatio imperii) eut lieu non pas sous François Ier, mais sous Louis XIV.
Perspectives européennes.
7Les derniers articles traitent de l’influence du xvie siècle sur la littérature européenne du xviiie siècle. Ainsi Manuela Bragagnolo montre comment la pensée de Lodovico Antonio Muratori (1672‑1750) se nourrit de la pensée des auteurs italiens de la Renaissance, pensée qui a été étouffée, en Italie, par le zèle de la Contre‑Réforme puisque « en parlant du xvie siècle, Muratori parlait de son temps. » Pierre Jean Brunel étudie la réception de Giordano Bruno en Allemagne, qui est liée à la querelle du panthéisme. Dans les Lettres sur Spinoza, Jacobi retranscrira un long passage de Bruno dont l’influence sera notable, car, écrit P. J. Brunel, « le xvie siècle contraste avec “l’esprit général” de son siècle qui se caractérise surtout par sa tendance au “systématisme philosophique” ». Alors, est‑ce que Bruno, finalement, n’annoncerait pas déjà le siècle des Lumières ? Toujours en Allemagne, Charlotte Morel s’intéresse au personnage de l’hérétique (le Selbstdenter) qui voit et pense « avec ses propres yeux ». Enfin, dans son remarquable article, Sara Vitacca parle d’« un renouveau des arts à la géométrie variable » et s’intéresse à la notion de Renaissance dans la littérature artistique au tournant du xviiie siècle. Si la conception de l’histoire de Winckelmann (c’est‑à‑dire écrire l’histoire des arts par les moments artistiques) avait remplacé celle de Vasari (l’écrire par l’histoire des artistes), les auteurs du xviiie siècle (d’Argenville, d’Agincourt, Lanzi et Cicognara) ont tenté idéologiquement de conceptualiser et d’historiciser la Renaissance en tant qu’« époque stylistique autonome », et ce bien avant Michelet que la tradition place en inventeur incontesté du mot et de l’idée.
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8L’ensemble des articles le montre : le xviiie siècle a lu et a considéré dans les moindres détails ce temps si complexe qu’est la Renaissance. Dans le panorama des études de réception de cette période qui fleurissent depuis une dizaine d’années2, il manquait assurément cette vision particulière des Lumières sur le xvie siècle. Les auteurs et les autrices du recueil, sous la houlette de Myrtille Méricam‑Bourdet et Catherine Volpilhac‑Auger, ont comblé ce manque avec brio et intelligence et nous leur savons gré d’avoir fabriqué un xvie siècle inédit au temps des Lumières.