De la place de l’histoire des idées dans la recherche actuelle : un œil vivant
1En 2016 le Collège de France a proposé un colloque sur l’Histoire de l’histoire des idées et ses enjeux1. Les actes réunissent des chercheurs spécialistes d’histoire littéraire, d’histoire de la philosophie et des sciences historiques, en priorité. Ils mettent en lumière des figures majeures de l’histoire des idées, qui en interrogent l’évolution, « les méthodes et les problèmes », depuis le xixe siècle. C’est bien à partir de trois champs de recherche principaux que cette démarche s’est développée dans toutes les disciplines, en invitant les chercheurs à se tourner vers leur passé et à décloisonner leurs recherches (vers la musicologie, la psychanalyse, la sociologie, les sciences exactes, l’anthropologie...).
2Avant de revenir sur le choix de ces trois disciplines comme base pour cette étude, peut‑être aurait‑on pu mettre à part l’histoire des religions, ancestrale dans cette perspective, ainsi que l’histoire du droit politique et l’histoire de l’art. Il faudrait commencer par souligner les difficultés rencontrées par cette question, qui reste encore ouverte, comme le rappelle cette étude.
3Autant les historiens des idées des différentes disciplines, ainsi que certaines collaborations plus traditionnelles, relèvent de spécialisations reconnues, autant les méthodes de l’histoire des idées sont encore en question, voire en friche, tout en ayant déjà fait leurs preuves sur le plan scientifique.
4L’étude se compose d’une introduction, suivie de deux articles consacrés à la définition de cette démarche, avant de proposer plusieurs exemples de personnalités majeures : Étienne Gilson, Arthur O. Lovejoy, Hyppolite Taine, Anatole France, Isaiah Berlin, Paul Bénichou, Paul Hazard, Michel Foucault et Heidegger. L’ordre n’est pas complètement chronologique ; il est, surtout, représentatif des enjeux scientifiques et des orientations politiques engagées par ces chercheurs. Si l’histoire des idées travaille sur son passé, son patrimoine, à la lumière des méthodes historiques, elle implique des choix opposant notamment « Taine et ses neveux », qui s’interrogent pour savoir comment conserver et donner sens à l’histoire. « Lovejoy apparaît donc finalement comme relativement conservateur, selon Frédéric Nef, et l’histoire des idées s’appuierait sur un socle d’idées conservatrices » (p. 112). Ainsi, l’approche fondamentalement conservatrice de cette discipline a été au centre des batailles entre les classiques, les sorbonnards, allant pourtant de la droite Tainienne à Paul Bénichou, socialiste antimarxiste, jusqu’aux relectures marxistes, Foucault et l’existentialisme, sans oublier les dérives radicales des relectures de Spitzer, ni celles, surtout, de Heidegger.
5Les auteurs dénoncent, par ce dernier exemple datant du xxe siècle, le danger d’une histoire des idées faisant l’apologie d’une idéologie. Pour l’éviter, il faut insister sur la présentation de son Histoire illustrée par les écrits majeurs de certaines figures, en contrepoint les unes aux autres, par la différence de leurs méthodes. La pluralité de ces chercheurs parfois négligés fait la force de l’histoire des idées. Il s’agit, aussi, de présenter des méthodes de recherche s’inscrivant dans un dialogue pertinent avec l’évolution des lectures du structuralisme, de la phénoménologie, du surréalisme et du positivisme historique...
6Les éditions de la collection Conférences du Collège de France pointent, comme à leur habitude, l’importance de certains problèmes contemporains avec un grand intérêt.
L’histoire des idées : une politique & une rhétorique
7Les trois premiers articles ouvrent la voie, en ce sens, à la définition de l’histoire des idées, qui est à distinguer de l’histoire des discours et de l’histoire de la pensée ou/et des concepts. Elle s’est développée, d’une part, paradoxalement, à partir de l’histoire comparée des discours, de la littérature comparée (des approches pourtant dites plus modernes), et, d’autre part, de l’historiographie et de l’histoire de l’homme, comme on le verra, dans une perspective plus ancienne (sur le modèle théologique). L’idée de somme, autrement dit un bilan faisant la synthèse générale de l’outil analytique, éclaire bien l’histoire des idées, qu’elle soit signifiante (Taine, Bénichou, ...) ou systémique (Foucault, Bourdieu, ...). Dans tous les cas, elle s’appuie sur l’histoire plus traditionnelle des disciplines. Ce travail d’une « critique de la critique » lui confère une profondeur plus complexe dans l’ensemble des champs de recherche, qu’ils soient tournés vers la mémoire du passé ou vers le présent.
8Les travaux d’Étienne Gilson, d’Anatole France et d’Hyppolite Taine sont plutôt, ainsi, représentatifs d’une approche académique et classique des sciences humaines, ouvrant la voie à l’histoire des disciplines, à la philosophie de la Sorbonne et aux sciences historiques. Leurs études sont, pourtant, marquées du sceau « impressionniste » d’une science « peu disciplinée » (p. 51), selon Marc Angenot. C’est ce qui conduit à mieux appréhender la proposition d’Étienne Gilson, lors de son projet de candidature au Collège de France, s’appuyant sur le développement de l’histoire des idées, « comme science auxiliaire » (p. 58). Pourtant, grâce à cette rencontre étonnante, entre la quête d’une histoire érudite et scientifique, forte d’une connaissance générale, voire magistrale sur un ou plusieurs domaines, et son absence, a priori, de discipline académique, relevée à maintes reprises, la voie est restée ouverte pour donner lieu à des expérimentations fructueuses et à des relations critiques interdisciplinaires (Lovejoy).
9Peut‑on évoquer uniquement une « science auxiliaire » ? D’après Patrizia Lombardo, travaillant sur Lovejoy, et Florian Michel, sur Étienne Gilson, elle représenterait plutôt un aboutissement pour ces chercheurs et un bilan, dont les enjeux idéologiques et critiques doivent être éclairés.
Le subjet de l’histoire des idées
L’histoire des idées, par la nature même de l’objet examiné, est hybride. Dans les critiques formulées par Gilson, ce n’est pas cependant cette hybridité de principe qui est en jeu, mais la manière engagée, « passionnée », d’écrire l’histoire, que Gilson revendiquait comme telle : « (…) l’histoire est une arme, explique‑t‑il en 1925, beaucoup plus efficace et une discipline beaucoup plus engagée dans le présent qu’on ne l’imagine lorsqu’on en fait une sereine, mais stérile contemplation du passé. — C’est la faillite de l’histoire objective et désintéressée, lui répond le journaliste. ». (p. 64)
10Au centre des discussions, le « Pathos métaphysique », selon le titre de l’étude de Frédéric Nef, la lecture psychologique de l’histoire, à ne pas négliger, au profit, très souvent, de la lecture idéologique. À l’aube du xxe siècle, l’enjeu repose sur la querelle entre les positivistes, le scientisme cognitiviste qui se veut objectif et sa remise en cause par les sciences humaines, puis, plus tard, par l’histoire des sciences exactes elles‑mêmes. L’importance de l’érudition et des savoirs a dû reconnaître la part subjective dans le travail du chercheur, une part non négligeable pour certains, voire essentielle, pour retrouver une hauteur de vue plus pertinente :
Le « moi historien » de Febvre, selon Florian Michel, conteste au philosophe Gilson non pas de dresser des ponts entre les siècles et les disciplines, mais de ne pas en construire de suffisamment nombreux. Entre l’histoire des idées et l’histoire des sociétés, Febvre voudrait créer une relation spécifique plus intégrée [...]. (p. 72)
11La citation représente la dialectique entre un « moi historien » et une « lecture des sociétés », qui conduira, d’une part, à se tourner vers l’anthropologie (pluralité de sociétés), et, d’autre part, vers des histoires plurielles de la société éclairées par des perspectives différentes, un moi historien. Rappelons‑le, face au danger d’une subjectivité trop marquée, il y aurait celui d’une idéologie unique, détachée de la vie des émotions, de l’homme, du sujet : que ce soit Spitzer, par son étude du discours, reposant entièrement sur la structure, ou Heidegger, par la mise en avant du phénomène sans sujet, ces deux œuvres ont abouti, entre autres, à des relectures idéologiques dangereuses, sur le plan politique et/ou peu pertinentes, sans hauteur de vue psychologique. Peut‑on parler uniquement d’un manque d’objectivité ? Cette étude tend, plutôt, à rappeler l’importance du sujet, autrement dit la relation d’un sujet et des idées avec la recherche.
12L’exemple d’Isaiah Berlin, historien, selon Perrine Simon‑Nahum, est très éclairant sur ce point : la philosophie est essentielle, dans son approche de l’histoire et, plus spécifiquement, de l’histoire des idées : « Isaiah Berlin n’a jamais cessé de faire de la philosophie » (p. 153), c’est l’histoire des idées qui permet de mettre au jour les « véritables problèmes philosophiques » (p. 160). L’histoire des idées représentait, ainsi, une composante fondamentale des sciences humaines. Plus encore, il montre la place centrale de la subjectivité et de la philosophie du sujet dans cette perspective : « Comment faire, [pour] se projeter dans un monde qui n’est plus le sien et a souvent disparu ? Il lui suffira de faire appel aux catégories de l’expérience humaine. » L’auteure de l’article dénonce la vision simpliste des critiques de cette méthode, qui n’y voient qu’une « empathie » limitée, pour en montrer la pertinence. Isaiah Berlin prend en compte, ainsi, « le sentiment de la vie intérieure » (p. 160), que le romantisme tient pour essentiel, tant pour l’objet étudié que pour le sujet.
13Febvre posait la question entre le singulier et le collectif, Berlin celle de l’objet en tant qu’il est un sujet avec une subjectivité, tandis que Bénichou insiste sur celle de la subjectivité du chercheur. La question se décline par différents aspects, qui, pourtant, se recoupent et se rejoignent par l’importance d’une réflexion plus générale, une histoire des idées.
14Plutôt que d’y voir un problème de fond, qui ferait de ces historiens non des historiographes scientifiques, mais des journalistes toujours marqués par des prises de position, ces travaux mettent en avant un foisonnement stimulant de problématiques. L’histoire des idées fonctionne comme un œil critique, qui allie la philosophie à l’Histoire. Les sciences historiques, comme on le sait, n’ont jamais cessé de sélectionner leurs traces et se tournent tantôt vers l’histoire des mentalités, l’histoire culturelle ou/et l’histoire des sociétés, etc. au nom d’une Histoire, contre une pensée unique2.
Une démarche humaniste
15Prenons quelques exemples. Alexandre de Vitry expose, avec précision, l’opposition de Paul Bénichou et de Michel Foucault. Le titre de cet article insiste, surtout, sur la proximité de sa démarche avec celle de Paul Hazard : l’histoire des idées se constitue soit par périodes, soit par aires géographiques et, on ne peut pas la réduire à une lecture fondée entièrement sur un système de pensée politique. L’article sur la « politique de l’histoire des idées : autour de Paul Bénichou », repose sur l’analyse des deux livres majeurs de Paul Bénichou, consacrés à deux périodes spécifiques, l’un sur le xviie siècle français et, l’autre, sur le passage du xixe au xxe siècle français. L’œuvre de Paul Hazard, quant à elle, est désignée par Antoine Compagnon comme « transatlantique » par son approche culturelle, comparatiste et géographique, au‑delà des frontières françaises. Le terme politique n’est pas à réduire à une vision socialiste politisée d’une histoire antimarxiste, mais à entendre, également, comme une politique historique, œuvrant avec hauteur sur un ensemble à déterminer. L’approche européenne de Paul Hazard, sur la crise des années 1680 à 1715, est influencée par la méthode américaine, représentée par Lovejoy.
Qu’est‑ce que l’histoire des idées pour Taine, se demande Pascal Engel ? C’est d’abord de l’histoire et pour lui, l’histoire, c’est, comme pour la science de la nature, la collection des faits qu’on subsume sous une loi, sous des lois plus générales qui en donnent les causes. (p. 119)
16L’approche tainienne est remarquable et stimulante dans l’histoire des idées, non seulement pour Paul Bénichou et Paul Hazard, ses continuateurs, malgré leurs singularités, mais aussi pour ses opposants, ses « neveux », selon Pascal Engel : Jean‑Paul Sartre, Pierre Bourdieu et Michel Foucault. Sans tomber dans l’impressionnisme d’Anatole France, pourtant fort judicieusement remis à l’honneur dans cette perspective, loin d’un universalisme parfois réducteur, ni dans une histoire cognitiviste utilisée par les idéologies post‑heideggeriennes, cette méthode a plutôt contribué à des développements fructueux.
17L’apport, incontestable, de Foucault est largement rappelé par David Simonetta, qui montre, par ailleurs, comment il s’appuie sur la force d’Hyppolite Taine et d’Anatole France, etc. L’originalité de cette étude repose, ainsi, sur l’éclairage des limites, des critiques, des enjeux, mais aussi des figures un peu oubliées de l’histoire des idées, ayant contribué à lui donner sa complexité.
Sartre, selon Pascal Engel, a toujours maltraité Taine. Dès L’Imagination, en 1936, il attaque sa conception associationniste des images. (p. 126)
Bourdieu hérite de l’antipsychologisme de Durckheim, la conviction que le social est une entité autonome au‑dessus et au‑delà des individus. (p. 128)
Qui, en apparence, de plus antithétique de Taine que Foucault ? (p. 129)
18Foucault a travaillé à partir du passé, de l’histoire des sciences et de la rhétorique, pour proposer une « archéologie des savoirs » fondée sur des systèmes de pensée toujours mis en perspective et critiqués au double sens du terme. C’est la part critique de l’histoire des idées qui s’est imposée avec lui, au nom du présent. La rhétorique, la science du discours évoquée par Claudine Tiercelin, est au centre des études de Michel Foucault et de ses pairs. Rappelons combien elle donne force à une idée et combien elle exige du recul face à toute production. Les neveux de Taine lui rendent hommage, indirectement, en montrant combien à son tour, seule la hauteur de vue, permet de se dégager de son emprise et de ses dangers (Spitzer).
19Plus encore, lorsque Pascal Engel, ajoute « en apparence », il rejoint ses collègues dans la mise en relation de ces différents historiens des idées.
20Si Foucault analyse les fondements des discours (la terreur rhétorique) et des lieux d’enfermement (prisons et psychiatrie), c’est au nom des implicites de l’histoire et au nom de l’homme actuel. Lovejoy critique, certes, pour une part, cette perspective, comme l’auraient fait les historiens des idées plus conservateurs (Taine) et/ou plus traditionnels (Bénichou), l’historien des idées n’ayant pas, avant tout, vertu d’être un réformateur social. L’importance des remarques sur le sujet, l’aveuglement des savoirs objectifs, représente une deuxième limite pour ces neveux. Mais cela ne remet pas non plus en cause son résultat, sa justesse.
21Sartre, Bourdieu et Foucault sont tous trois engagés comme Paul Bénichou et ses pairs dans des sommes orientées par des valeurs. Il faudrait évoquer, ainsi, l’exigence d’une morale pour l’homme, d’un humanisme, plutôt qu’une politique comme principe de base commun à tous ces chercheurs, dont la science n’existe que dans la contradiction au sens ancien. Pour les héritiers de Bourdieu, l’historien des idées insiste encore davantage sur l’engagement nécessaire et la responsabilité des intellectuels. Ils ont largement fait leurs preuves sur ce plan.
22Au‑delà d’une politique, il faut, pourtant, le souligner, ce recueil insiste sur la quête de valeurs humanistes dans l’histoire des idées ; Taine est encore nourri par la perspective religieuse qui interroge les fins de l’histoire (Paul Bénichou). L’humaniste, comme on le sait, est un savant qui travaillait, par définition, avec hauteur de vue, en brassant des savoirs pluridisciplinaires très vastes, et avec la foi, en l’homme, au nom de valeurs. Si les uns évoquent la morale religieuse, les autres la morale laïque, une éthique philosophique, une responsabilité intellectuelle, aucun ne se dégage de son autocritique, ni de ses engagements. Les intellectuels sont des savants, qui glosent l’histoire, œuvrent à des sommes, font des bilans, tirent des conclusions de leurs recherches, en dialogue avec leurs pairs. Une belle leçon du Collège de France.
Toutes les individualités étudiées par Bénichou, selon Alexandre de Vitry, recèlent une puissance de projection dans l’histoire du genre humain, dans l’universel. C’est cela, mener une histoire « de l’Esprit » ou « des valeurs » […,] une histoire de tout le discours sur l’homme, par l’homme, dans un temps de crise et de refondation religieuses. (p. 172‑173)
23Il faut penser à l’exemple d’Isaiah Berlin, qui, à la place de la raison cartésienne, insiste sur la « volonté » de l’homme. Il s’agit d’une raison éclairée et orientée par le sujet, à double titre. Elle est à la source de différentes visions du monde et de différentes interprétations historiques d’une société et de ses individus. Comme le souligne cette étude, la relation est doublement critique entre le chercheur et son étude, tout autant par sa nécessaire subjectivité, son expérience, que, par la relation entre la société et l’individu, la société et les cultures à travers les siècles.
[L’histoire des idées] concerne tous les champs de l’activité de l’esprit, au point que France lui‑même, selon Guillaume Métayer, la définit comme une « histoire de l’esprit humain » et même comme une « histoire intellectuelle de l’homme ». (p. 136)
[C’est], me semble‑t‑il, selon Perrine Simon‑Nahum sur Isaiah Berlin, parce qu’en plaçant l’histoire des idées au centre d’une exigence morale et politique, elle nous encourage à reconnaître que les combats d’historiens ont aussi la grandeur d’un engagement humaniste. (p. 165)
24La notion de volonté, notamment, constitue une perspective majeure commune, chez les historiens des idées, malgré toutes leurs différences : le désir de donner une cohérence au passé, au nom du présent, que ce soit par l’idée de somme au sens théologique, fondée sur une unité linéaire herméneutique, ou par l’idée, plus circulaire, de savoirs systémiques critiques. C’est bien au nom de l’homme, de ses origines et de son inscription dans la société, mais aussi de son avenir : le terme de grandeur répond à celui de hauteur de vue, pour renouer avec l’exigence morale explicitement présente dans ces études. Il ne s’agit pas d’évoquer uniquement les morales du Grand Siècle de Bénichou, qui sont en jeu, pour rappeler l’un des exemples cités dans cette étude, attaché aux valeurs du xviie siècle, mais de rappeler le rôle du chercheur au moment de tracer son bilan. L’historien des idées, un érudit et un critique humaniste plus qu’un cartésien qui renoue avec un ancien idéal, au carrefour des savoirs et des siècles ? Un au‑delà du cartésianisme problématique pour les chercheurs eux‑mêmes, comme cette étude le rappelle, mais qui, par le recul critique, alliant un pointillisme analytique, l’impressionnisme d’Anatole France et la volonté d’interpréter l’histoire, comme une somme et des ensembles complexes, l’éclaire davantage.
Foucault prend le contre‑pied de la méthode de Hazard, selon Antoine Compagnon, qui se contentait de discourir sur les grands acteurs d’une époque au lieu de rechercher la structure sous‑jacente aux systèmes de pensée de cette époque. (p. 200)
25Cependant, leurs œuvres relèvent d’une volonté, un idéal, peut‑être utopique, de rendre l’esprit de l’Histoire, sa conscience, pour reprendre les termes de Hazard. Aucun de ces historiens des idées ne masque ses positions politiques, ses outils rhétoriques, ni ses sources, soulignons‑le.
26« Et, comme le reconnut d’emblée Mornet, puis plus tard Roche, la thèse essentielle de Hazard sur le tournant des xviie et xviiie siècles reste juste, malgré la superficialité dont on a pu l’accuser [...] ». (p. 202) Telle est la conclusion d’Antoine Compagnon, qui rend ses lettres de noblesse à l’histoire des idées, comme une critique de la critique historique.
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Évolution de l’histoire des idées
27Comme nous le soulignions, si les historiens et les théologiens y travaillent depuis toujours, la réflexion philosophique au fondement de l’histoire des idées a contribué, avec force, à la développer dans les autres domaines. Il faut remarquer, surtout, la présence, essentielle, des historiens de la littérature dans cette étude dirigée par deux littéraires. Sans doute aurait‑on pu rappeler davantage leur importance par la formation des humanistes et par le rôle des critiques littéraires dans de nombreux domaines (philosophie, droit politique, histoire de l’art, langues, ...).
28À l’autre bout de la chaîne actuelle des disciplines développées avec l’aide de l’histoire des idées, il faut rappeler, ainsi, la présence de l’histoire des sciences exactes post‑positiviste ; alors que le xixe siècle opposait entièrement sciences humaines et sciences exactes, l’histoire des idées a permis de renouer avec un idéal humaniste, qui place l’esprit de l’homme au cœur de l’histoire. Pour certains, il s’agissait aussi d’éclairer les aléas et les limites des sciences de tous les horizons.
Avec Mach, l’histoire critique des sciences nous apprend que la pensée scientifique, pour conceptuelle qu’elle soit, ne suit jamais une trajectoire purement logique », ni purement chronologique. (p. 220)
29Deuxièmement : l’histoire des idées a permis de redécouvrir des auteurs et des chercheurs oubliés de qualité, ainsi que des manuscrits inédits à subsumer et/ou à publier. Il s’agit là d’un travail essentiel, développé grâce aux archives, aux éditeurs, au nom d’une meilleure connaissance du passé. Quelle est la leçon de l’histoire ? Le passé se conserve et s’interprète avec attention, comme le souligne l’image foucaldienne de l’archéologue vigilant, en contrepoint à certains outils contemporains oublieux de la mémoire.
En l’absence de conclusion
30À défaut de présenter une conclusion, le recueil se termine sur un article critique étonnant, qui laisse le soin d’insister sur les limites de l’histoire des idées. La frontière entre cette démarche et une idéologie politique, qui constituerait une idéologie aliénante, a déjà été dénoncée. Mais les interprétations politisées de la philosophie de Heidegger ont prouvé, ainsi, que ses enjeux sont très importants : s’il a été à la source d’une philosophie phénoménologique dénuée d’idéologie, il a aussi suscité des lectures philosophiques antisémites. Cet exemple, paradoxal, relève plutôt du contre‑exemple ambigu dans cette étude.
31Mais cette étude montre, surtout, avec une grande finesse, combien les limites de l’histoire des idées constituent aussi sa force face aux reproches :
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de pseudo‑scientificité sans sujet ou de subjectivisme, sans perspective psychologique pertinente ;
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de méthodes peu disciplinées opposant, par exemple, actuellement, les héritiers de la tradition française inspirés de la littérature comparée interdisciplinaire, et la tradition américaine, issue de Lovejoy, fondée sur la reconnaissance d’une vie intérieure et d’une conscience historique (Hazard) ;
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de naïveté interprétative par l’illusion de l’homogénéité (p. 241) chez Foucault, par exemple, et de prises de position orientées politiquement ;
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de l’insuffisance des outils d’étude face à l’émergence de nouvelles disciplines dans le domaine d’analyse du langage, sans oublier l’émergence de la sociologie, l’anthropologie, la psychanalyse, etc.
32Si l’histoire des idées est confrontée à des outils entièrement renouvelés au xxe siècle, à des connaissances élargies et à une critique plus critique d’elle‑même, notamment par l’approche des implicites de la langue, elle en tire, aussi, sa force. Elle est, selon cette étude, précisément, un laboratoire de réflexion et un observatoire majeur de la recherche.
33Si l’histoire des idées se fonde, explicitement, sur l’histoire, la philosophie et la littérature, sans rappeler, peut‑être, suffisamment l’histoire des religions, l’histoire de l’art et l’histoire politique notamment, c’est qu’il s’agit, par contre, d’insister sur leur connaissance centrale dans cette réflexion. Comment se passer des enjeux fondamentaux de l’étude historique pour développer l’histoire disciplinaire et pluridisciplinaire ?
34Sans doute le choix de traiter ce sujet, par l’exemple de figures majeures, dialoguant sans cesse entre elles, par un état des recherches critique des limites de cette démarche, constitue l’intérêt principal du recueil, qui ne cherche pas à faire une somme des sommes.