Le juge & le romancier. La littérature & l’imagination morale
« Cher lecteur !
Il dépend de nous, de vous et de moi, dans nos deux champs d’action,
que pareilles choses soient ou ne soient pas. Puissent-elles être ! »
Ch. Dickens, Temps difficiles (1857),
cité par M. Nussbaum, L’Art d’être juste, éd. cit., p. 38)
1Reconnaissons à Marta Nussbaum, et à sa traductrice française, Solange Chavel, qui n’a pas ménagé sa peine pour faire connaître en France la pensée de la philosophe américaine1, un sens certain du titre. Car qui renoncerait à ouvrir un recueil d’articles rassemblés à l’enseigne de La Connaissance de l’amour ou un essai intitulé L’Art d’être juste ? Ici comme ailleurs, l’anglais fait encore mieux, c’est-à-dire plus court : Love’s Knowledge et Poetic Justice. Et qui ne souscrirait à l’ambition affichée par ce dernier titre : démontrer que « l’imagination littéraire comme imagination publique » est « capable d’orienter les juges dans leurs arrêts, les législateurs dans l’écriture de la loi, les décideurs publics dans l’évaluation de la qualité de la vie des personnes, proches ou non » (p. 30) ? Qui ne ferait encore résolument sienne cette conviction partout martelée dans L’Art d’être juste : « l’imagination littéraire est un élément essentiel de la théorie et de la pratique de la citoyenneté » (p. 120) ? La puissance d’attraction de tels livres sur les littéraires a été exactement mise en lumière par Solange Chavel dans un article sur les « usages de la littérature dans la philosophie morale de M. Nussbaum » :
Loin de voir dans certains textes littéraires de plaisantes illustrations d’arguments qui pourraient être établis autrement, elle les tient pour l’unique accès à des thèses éthiques particulières2.
2S’il s’agit de défendre la vertu proprement politique de la fréquentation des œuvres littéraires, et la légitimité d’un enseignement de la littérature au titre de l’éducation à la citoyenneté, on ne saurait trouver meilleure avocate que la philosophe américaine appelée au mitan des années 1990 à la Law School de l’Université de Chicago pour y dispenser un programme de cours sur « Droit et littérature ». De fait, L’Art d’être juste est issu des séminaires donnés dans cet espace académique qui fut le lieu de naissance du funeste mouvement « Droit et économie », dont le livre pionnier, The Economics of Justice de Richard Posner (1981) constitue à l’évidence la cible constante de Poetic Justice ; la préface ne se fait pas davantage faute de rappeler que cet enseignement s’est donné « à moins de cinquante mètres de la clôture de métal noir qui, dans le parking de la Law School, signale la “ligne” de démarcation entre le monde de l’université et celui des bidonvilles urbains de Chicago, au sein d’un groupe qui ne comptait qu’un Afro-Américain sur soixante-dix étudiants. »
3Un lecteur français, donc frondeur, trouve un plaisir supplémentaire à imaginer Martha Nussbaum comme cette hérétique campée sur le seuil du temple de la théorie utilitariste pour y haranguer les prosélytes : vous qui entrez ici, n’abandonnez pas vos émotions de lecture. On ouvre donc avec jubilation ce plaidoyer pour « l’imagination littéraire ». Reste à savoir ce qui se nomme ici « imagination », et de quelle littérature on parle.
Qu’est-ce que « l’imagination littéraire » ?
4Ne cherchons pas dans le premier chapitre qui porte ce titre de vraies déclarations de méthode : la notion est forgée par la philosophe pour les besoins de la cause polémique comme le parfait antonyme de cette rationalité qui prévaut dans le champ de la « science économique » et qui a gagné par contagion les autres régions de la praxis, dont le domaine judiciaire. Contre les formes les plus triviales « d’utilitarisme économique et d’analyse en termes de coûts et de bénéfices qui sont actuellement en vigueur dans de nombreux champs de la décision politique publique et sont souvent recommandées comme des modèles pour d’autres champs » (p. 31), M. Nussbaum se propose de réhabiliter la lecture d’œuvres littéraires en montrant que « l’imagination littéraire » peut constituer « un pont vers une vision de la justice et une mise en œuvre sociale de cette vision » (p. 47). La philosophe donne d’emblée rang de concept à la notion, sans réel souci de ses implications proprement théoriques dans le champ des études littéraires ou cinématographiques, dont elle méconnaît entièrement les enjeux et même la production, à l’exception de deux titres qu’elle convoque plus loin : The Company We Keep : an Ethics of Fiction de Wayne C. Booth (1988) et Doing What Comes Naturally de Stanley Fish (1989)3, et d’une rapide allusion à Stanley Cavell dont À la Recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage (1981) est allégué en note seulement4.
5Alors même qu’elle entend révéler « quel type de sentiment et d’imagination est mis en œuvre dans l’acte même de la narration, dans la forme et la texture des phrases, la structure du récit, le sens de la vie qui anime l’ensemble du texte » (p. 32), elle ne fait aucune place aux considérations narratologiques, rhétoriques ou même stylistiques lorsqu’elle se réfère au roman de Charles Dickens, Temps difficiles (1857), qui fait ici une commode référence dans la mesure où son « thème explicite est la contribution du roman à la vie morale et politique, en représentant et en effectuant à la fois le triomphe du roman sur d’autres manières d’imaginer le monde » (p. 30-31). Ce court roman élaboré par Dickens au lendemain d’un séjour à Manchester et Preston (« Coketown » dans la fiction) brosse en effet le tableau des débuts de la révolution industrielle et des conditions de vie déplorables d’un premier prolétariat, en mettant en scène un industriel, M. Gradgrind, qui prétend étendre à sa vie familiale les préceptes rationalistes qui prévalent dans son activité professionnelle, en donnant à ses enfants une éducation bannissant l’imagination et la rêverie : « les faits sont la seule chose dont on ait besoin ici-bas ». En lieu et place d’une définition rigoureuse de la susdite « imagination littéraire », on lira « à l’occasion » (p. 15) de ce roman de Dickens une apologie de la « forme » romanesque, qui révèle chez la philosophe une conception singulièrement pauvre de la fiction, et, plus paradoxalement encore, de la lecture des œuvres de fiction.
6Car tout le mérite des romans tient pour M. Nussbaum dans le fait de douer leurs lecteurs de la « capacité à imaginer l’effet que cela fait de vivre la vie d’une personne qui pourrait, dans d’autres circonstances, être soi-même ou l’un de ses proches » (p. 33), conviction qu’elle prétend tenir d’Aristote en l’assimilant au célèbre argument du chapitre 9 de la Poétique, ainsi restitué : « l’art littéraire est plus philosophique que l’histoire parce que l’histoire se contente de montrer “ce qui est arrivé” alors que les œuvres littéraires nous montrent “ce qui pourrait arriver” dans une vie humaine » (p. 34). M. Nussbaum ne retient ainsi qu’une acception étroite de ce sens du « possible » qui fait pour Aristote tout le prix de la mimèsis : c’est la capacité « à se mettre à la place » d’un autre que soi, à imaginer « l’effet que cela fait » d’être dans la situation d’un autre, selon une formule que l’auteure de L’Art d’être juste doit peut-être à William James davantage qu’à Aristote5. « L’imagination littéraire » est donc pour l’essentiel affaire d’empathie, et les émotions forment ses principaux ressorts :
Dans leur manière de s’adresser au lecteur imaginé, [les œuvres littéraires] transmettent le sentiment qu’il existe des liens possibles, au moins au niveau très général, entre les personnages et le lecteur. (p. 34-35).
7Dans ce « lecteur imaginé » auquel la fiction offre en retour de cultiver une imagination spécifique, il faut sans doute reconnaître le lecteur implicite selon W. Iser ou le lecteur modèle façon U. Eco, et entendre : le lecteur tel que postulé par la narration romanesque elle-même. Mais nous n’en saurons pas plus sur cette dimension rhétorique de « l’imagination littéraire », et pas davantage sur ses fondements narratologiques : pour penser L’Art d’être juste, M. Nussbaum ne retient en tout et pour tout que trois « romans réalistes » caractérisés par leur « intérêt pour l’ordinaire » et leur dimension militante — Un enfant du pays (Richard Wright, 1940) et Maurice (Eward Morgan Foster, 1971), outre Temps difficiles de Dickens, soient : trois fictions dont le système axiologique et la thèse défendue quant au sort des minorités et des subalternes ne souffre pas d’ambiguïtés. Quant au sort qu’il conviendrait de faire, dans la perspective frayée par L’Art d’être juste, à des fictions dont le système axiologique est complexe ou douteux, instable ou délibérément brouillé, et la signification éthique éminemment discutable — mettons : La Philosophie dans le boudoir, Les Frères Karamazov ou D’un Château l’autre —, on peine à… l’imaginer.
8La philosophe ne se soucie pas autrement des différents modes de la fiction, et ne paraît pas songer un instant qu’il existe des narrations homodiégétiques, lesquelles posent des problèmes axiologiques aussi spécifiques qu’épineux ; de Manon Lescaut à Lolita en passant par American Psycho, l’histoire du roman à la première personne est jalonnée de fictions ambiguës qui sollicitent notre « imagination littéraire » dans un sens qui n’est pas immédiatement celui d’une « vision sociale de la justice » — sauf à prendre au pied de la lettre cette déclaration ironique placée en tête du roman de l’abbé Prévost par un éditeur aussi fictif que ses deux narrateurs : « un traité de morale réduit agréablement en exercice ».
Le problème avec Proust
9Mais, au fond, ne serait-ce pas là la conception que la philosophe se fait de la lecture romanesque ? Car, s’agissant de « l’interaction » régulièrement présupposée entre le texte et le « lecteur imaginé », il nous faudra nous contenter de formules assez vagues :
Le roman est concret dans une mesure inégalée par les autres genres narratifs. […] Il prend pour objet l’interaction entre les aspirations humaines générales et des formes particulières de vie sociale qui favorisent ou empêchent ces aspirations, les modelant considérablement au cours du processus. […] La structure même de l’interaction entre le texte et le lecteur imaginé invite le lecteur à voir comment les caractéristiques changeantes de la société et les circonstances influencent la réalisation de ces espoirs et désirs partagés, et, de fait, leur structure même. (p. 37-38)
10Quant à l’effet proprement moral des situations « concrètes » ainsi dépeintes, on s’en tiendra à cette affirmation qu’on peut bien dire de principe :
Le roman construit un paradigme d’un type de raisonnement moral qui est sensible au contexte sans être relativiste, où nous atteignons des prescriptions concrètes potentiellement universalisables en comparant une idée générale de l’épanouissement humain avec une situation concrète, où nous sommes invités à pénétrer en imagination. C’est là une forme précieuse de raisonnement public, à la fois au sein d’une culture particulière, et entre différentes cultures. (p. 40).
11Un tel « raisonnement moral » ne pouvant procéder que par analogie, la lecture romanesque professée par M. Nussbaum est donc constamment allégorique : « imagination littéraire » et « imagination métaphorique » (p. 92) sont pour elles termes synonymes.
12Le chapitre suivant (« La fantaisie », « The Fancy »)6, consacré à une lecture plus suivie de Temps difficiles, vient en faire aussitôt la preuve. Parce que le roman de Dickens constitue une « critique satirique » de la rationalité économique à l’œuvre dans les débuts de la révolution industrielle, il permet à ses lecteurs d’instruire le procès des « modèles utilitaristes du choix rationnel qu’on utilise aujourd’hui » (p. 51) :
Le roman nous montre que, dans sa détermination à voir seulement ce qui peut entrer dans les calculs utilitaristes, l’esprit économique [incarné par M. Gradgrind] est aveugle : aveugle à la richesse qualitative du monde perceptible ; au caractère distinct des individus […] ; aveugle à ce que c’est que de vivre une vie humaine et d’essayer de lui donner une signification humaine. Aveugle, avant tout, au fait que la vie humaine est quelque chose de mystérieux et d’extrêmement complexe, qui doit être abordée avec des facultés de l’esprit et des ressources linguistiques adaptées à l’expression de cette complexité. (p. 74-75)
13Temps difficile offre par là une autre leçon, en nous « liant » aux ouvriers qui sont, davantage encore que les enfants de Gradgrind, victimes de cet aveuglement :
Lire un roman comme celui-ci nous fait reconnaître l’égale humanité des membres des classes sociales différentes de la nôtre, nous fait reconnaître les ouvriers comme des sujets qui délibèrent, avec des amours, des aspirations complexes et un monde intérieur riche […] ; [il révèle que] la liberté repose sur des conditions matérielles et peut être étouffée par les inégalités matérielles. Par son insistance obstinée sur ces faits, il inspire la compassion et la passion de la justice. (p. 87-88)
14Comment pensera-t-on alors la relation qu’un tel enseignement entretient avec le plaisir dispensé par l’intrigue romanesque en tant qu’elle sollicite notre imagination ? On posera simplement, et sans plus d’hésitations, que la valeur esthétique d’un roman tient aux « opérations morales » qu’il met en œuvre :
[L]es opérations morales [du roman] ne sont pas indépendantes de sa qualité esthétique. Il nous lie aux ouvriers parce que nous prenons plaisir à leur compagnie. Un roman ennuyeux n’aurait pas la même puissance morale, ou plutôt, la précision de l’attention qui produit l’intérêt est en elle-même une caractéristique morale. (p. 90)
15Il faut s’arrêter à cette épanorthose (« ou plutôt) : que fera-t-on des romans qui prêtent « attention » à des attitudes douteuses ou qui sollicitent notre « intérêt » pour des causes qui ne sont pas moralement défendables ou restent sans intérêt obvie en regard d’un idéal de progrès et de justice ? Si nous prenons un « plaisir » légitime à côtoyer des ouvriers en lutte pour des conditions de vie plus dignes, que ferons-nous des mauvaises fréquentations auxquelles nous obligent tant de romans ? De quelle nature est donc l’intérêt que nous prenons à l’intrigue de Lolita ou de American Psycho, et le lien qui nous attache, pour un temps qui peut déborder la durée de notre lecture, à ces personnalités peu recommandables que sont Humbert Humbert et Patrick Bateman ?
16M. Nussbaum n’est pas loin de soutenir que les fictions qui ne manifestent pas un souci explicite de la justice et ne portent pas de revendications d’égalité (de sexe, classe ou « race »), ces romans qu’elle nomme tout uniment « inégalitaires », ne méritent tout simplement pas d’être lus. Le sort fait à Proust au détour d’une note de bas de page (chap. 2, n. 60) laisse à cet égard songeur sinon pantois ; après avoir posé que « l’anti-égalitarisme » d’un roman « entre partiellement en tension avec la structure du genre, qui invite le lecteur à respecter et s’intéresser à n’importe quelle histoire placée sous ses yeux », la philosophe en vient à écrire :
Le problème, dans le cas d’un romancier comme Proust, est l’étroitesse du cercle d’êtres humains dont les vies sont l’objet de notre attention. (p. 253)
17Il faut n’avoir pas vraiment lu À la Recherche du temps perdu pour perpétuer pareil préjugé7 — qui précipite dans l’Enfer des rayons entiers de la bibliothèque mondiale.
Imagination & principes
18Toute à son combat pour réhabiliter le rôle des émotions dans le jugement rationnel (chap. 3 : « Des émotions rationnelles ») et soucieuse surtout de démontrer que « l’attitude du lecteur littéraire donne un outil efficace pour filtrer les émotions publiques », l’auteur de L’Art d’être juste postule ainsi une exacte continuité entre nos émotions de lecture et nos décisions morales, sans jamais chercher à l’étayer autrement que par le principe d’une identification empathique. Et c’est au fondateur de l’économie moderne qu’elle emprunte le modèle de cette « rationalité émotionnelle » que la lecture littéraire permettrait de cultiver ; dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), Adam Smith recourt à l’exemple du lecteur pour dessiner la figure du « spectateur impartial » dont les jugements et les réactions sont réputés offrir « un paradigme de la rationalité publique, que ce soit celle du gouvernant ou celle du citoyen » (p. 157) :
« La compassion du spectateur doit naître exclusivement de la considération de ce qu’il sentirait lui-même s’il était dans le même état d’infortune tout en étant encore capable, ce qui est peut-être impossible, de considérer son état avec sa raison et son jugement actuels. » (cité p. 158).
19Les réactions de ce spectateur sont des émotions « appropriées » au sens où elles nous montrent ce que nous pourrions faire ou devrions entreprendre si nous étions « à la place » des personnages, en quoi elles ont une valeur morale intrinsèque pour A. Smith comme pour M. Nussbaum — qui invite au passage à voir dans « l’instrument » offert par le modèle du spectateur impartial l’origine du « voile d’ignorance » auquel recourt de son côté John Rawls dans sa Théorie de la justice8.
20« L’imagination littéraire » permettrait ainsi de rôder un « répertoire émotionnel dépourvu des biais particuliers qui surgissent quand [notre] propre sort est en jeu » (p. 164). C’est redonner toute sa place à la pitié et à la bonté (p. 144 sq.), dont Smith et Rousseau faisaient les opérateurs de la moralité, et M. Nussbaum peut alléguer à bon droit tel passage célèbre de l’Émile,restitué par elle sous forme de centon :
Pourquoi les rois sont-ils sans pitié pour leurs sujets ? C’est qu’ils comptent de n’être jamais hommes. Pourquoi les riches sont-ils si durs pour les pauvres ? C’est qu’ils n’ont pas peur de le devenir. Pourquoi la noblesse a-t-elle un si grand mépris pour le peuple ? C’est qu’un noble ne sera jamais roturier. […] C’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable ; ce sont nos misères communes qui portent nos cœurs à l’humanité : nous ne lui devrions rien si nous n’étions pas hommes. Tout attachement est un signe d’insuffisance […]. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur9.
21On aimerait voir la philosophe donner plus de temps à ce quatrième livre de l’Émile qui offre tout à la fois une théorie de la lecture et une théorie des émotions, exactement contemporaines de la Théorie des sentiments moraux d’A. Smith. Mais c’est aussi des thèses de la Lettre à d’Alembert qu’il lui faudrait alors débattre, en prenant au sérieux l’hypothèse que « l’imagination littéraire » puisse nourrir une mauvaise pitié : que valent nos émotions dès lors que nous savons être dispensés d’agir ? Dans une page sans concession sur les dangers de l’imagination, Rousseau nous a mis en garde contre le confort moral où se complaisent les belles âmes :
[…] mais quelle est cette pitié [qu’on éprouve au spectacle des fictions dramatiques] ? Une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions ; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. […] Si, selon la remarque de Diogène Laërce, le cœur, s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux véritables ; si les imitations du théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne ferait la présence même des objets imités ; c’est moins, comme le pense l’abbé du Bos, parce que les émotions sont plus faibles et ne vont pas jusqu’à la douleur que parce qu’elles sont pures et sans mélange d’inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l’humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre ; au lieu que les infortunés en personne exigeraient de nous des soins, des soulagements, des consolations, des travaux qui pourraient nous associer à leurs peines, qui coûteraient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aises d’être exemptés. On dirait que notre cœur se resserre, de peur de s’attendrir à nos dépens. Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-on encore à exiger de lui ? N’est-il pas content de lui-même ? Ne s’applaudit-il pas de sa belle âme ? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? Que voudrait-on qu’il fît de plus ? Qu’il la pratiquât lui-même ? Il n’a point de rôle à jouer : il n’est pas comédien.
22Si les fictions ne suffisent pas à enseigner « l’art d’être juste », c’est qu’elles ne nous permettent pas de faire vraiment l’épreuve des conditions de la moralité, qui supposent régulièrement quelque chose comme l’acquiescement à une perte ou un renoncement : « sachons perdre dans l’occasion », telle est la maxime même du juste comportement selon La Bruyère10.
23Le quatrième et dernier chapitre, qui emprunte son titre, « Des poètes pour juges », à un poème de W. Whiman11, n’apporte pas de réponse bien nette à la question cruciale — qui est pour nous la question proprement éthique — de l’articulation entre imagination et principes, entre jugement moral et motivation à bien agir. Comme S. Chavel, pourtant très généreuse à l’égard de la pensée de M. Nussbaum, le fait observer dans l’article déjà cité :
Même dans le cas où un sujet moral particulièrement fin a réussi à atteindre adéquatement le point de vue d’autrui, il n’y a aucune raison de penser que ce point de vue recèlerait en lui-même une autorité particulière [qui dicterait à l’action une orientation déterminée]12.
24La seule raison de le penser tient dans une conviction, pour laquelle la langue commune n’a qu’un nom : l’angélisme. Les thèses de M. Nussbaum n’en sont pas toujours exemptes. Car si la philosophe n’évite pas la question — « Pourquoi l’imagination littéraire devrait-elle être plus liée à l’égalité qu’à l’inégalité, ou aux idéaux démocratiques plutôt qu’aristocratiques ? » —, on peine à s’enchaîner avec elle dans cette manière de paralogisme qui veut que les romans ne pouvant faire fiction que de personnages qui souffrent (« il n’y a pas de drame dans une vie sans accroc »), et notre émotion ne pouvant être fondée que sur « l’imagination empathique », « nous serons naturellement plus préoccupés par le sort de ceux dont la position est la pire, et nous réfléchirons à la manière de modifier et d’améliorer cette position » (p. 188). On voudrait croire avec elle que « la compréhension littéraire promeut des tournures d’esprit qui conduisent vers l’égalité sociale parce qu’elles contribuent à démanteler les stéréotypes qui fondent la haine de groupe » (p. 191), mais on reste pris d’un doute : l’épisode africain de Voyage au bout de la nuit a-t-il vraiment précipité la fin du colonialisme ?
Alternatives morales & possibles narratifs : l’art de délibérer
25Valoriser le rôle des seules émotions, c’est oublier que la morale comme la lecture se jouent toujours au futur, et non pas dans le temps d’une décision de principe ou de l’identification empathique. On reste surpris que M. Nussbaum se soit refusée à faire valoir dans son plaidoyer pour « l’imagination littéraire » ce qui est peut-être l’une des plus grandes vertus de la lecture des fictions ; les dilemmes, crises et impasses que les fictions mettent en œuvre sollicitent notre imagination autrement que par le jeu des émotions empathiques : elles exercent notre capacité à imaginer des issues inédites aux alternatives dans lesquelles les personnages se trouvent enfermés, et œuvrent par là à l’élargissement de notre horizon moral. Si l’éthique est affaire de choix qualifié (hexis proairetike) et si l’éthos est le commun dénominateur de nos préférences, la lecture proprement éthique d’une œuvre de fiction est celle qui rapporte la situation fictionnelle à une diversité d’issues possibles pour nous, en ouvrant le texte réel sur un éventail de possibles pour tenter de l’affabuler autrement.
26Parce que les fictions narratives aussi bien que dramatiques n’ont pas d’autre objet que la praxis, et que toute intrigue est jalonnée des décisions des personnages (mobiles, actes et conséquences), elles enseignent non pas tant l’art d’être juste (une fois pour toutes) que l’art de délibérer (à bon escient). Dans l’article déjà cité, S. Chavel se réfère à un exemple forgé par Hilary Putnam pour rappeler que l’imagination est aussi et peut-être d’abord cette faculté qui permet d’inventer l’avenir :
Hilary Putnam propose sur ce point une analogie éclairante : il emprunte un exemple tout à fait prosaïque à Baker et Grice, pour souligner le caractère heuristique et opératoire d’une imagination morale qui est un instrument d’exploration quasiment physique des possibilités humaines. Il s’agit d’un homme qui, lors d’une promenade en montagne, parvient à un embranchement. Il met alors en œuvre sa faculté d’imagination pour se représenter à quoi ressemblera sa route s’il prend l’une ou l’autre voie. Il se demande, de façon concrète et sensible, s’il est capable de continuer sur l’une et l’autre, cherche à se représenter l’effet que cela fait que d’être le voyageur qui chemine sur telle voie plutôt que sur telle autre. Putnam poursuit : « L’idée est que ce pourrait être un moyen tout à fait rationnel pour résoudre un problème pratique et que, pourtant, ce type de raisonnement n’est pas nécessairement réductible à un raisonnement linéaire qui progresse proposition par proposition » (Putnam, 1976, p. 485). C’est reprendre l’image classique de la croisée des chemins, mais pour la subvertir : la moralité ne tient pas tout entière dans le moment du choix entre l’action A et l’action B. Elle est affaire d’exploration imaginative des possibles. Loin d’être une fantaisie débridée, l’imagination est un outil heuristique concret. Nous réfléchissons moralement en recréant les scènes. Putnam suggère qu’un raisonnement moral authentique a besoin de ce type d’imagination, parce qu’il s’agit d’un des moyens privilégiés dont nous disposons pour explorer concrètement les différentes possibilités de perception et d’action13.
27Se demander si la Princesse de Clèves eût mieux fait de ne rien avouer à son époux, comme l’ont fait tant de lecteurs depuis 1678 et la « question galante » orchestrée par le Mercure Galant, c’est tenter d’imaginer ce qu’eût été la vie de l’héroïne si elle n’avait pas tout dit dès ce moment-là, ou si elle avait gardé le silence, ou bien parlé tout autrement (ou si le duc de Nemours n’avait pas surpris ce dialogue…) — c’est donc s’interroger à chaque fois et toujours en même temps sur les possibles de la fiction et les options de la vie conjugale. Ce en même temps est le ressort des débats sur les fictions, dont M. Nussbaum méconnaît sinon l’existence du moins la puissance propre. Car les fictions sont aussi des objets dont on débat entre lecteurs ou spectateurs, et c’est par là surtout qu’elles nourrissent notre vie morale.
Débattre d’une fiction
28Peut-être parce qu’elle a rendu dans La Connaissance de l’amour un hommage appuyé au livre de Wayne C. Booth déjà mentionné14, la philosophe se contente dans L’Art d’être juste de renvoyer à The Company We Keep: an Ethics of Fiction toutes les fois où il s’agit de rappeler (se souvenir ?) que nous ne sommes jamais seuls face à un livre. Si les situations fictionnelles sollicitent notre imagination morale, c’est sans doute parce qu’elles mettent aux prises, dans le monde même de la fiction, plusieurs sujets en déployant par eux une pluralité de perspectives, lesquelles prêtent à débat dans le monde réel, où le point de vue des lecteurs vient relayer sans hiatus celui des personnages : se prononcer sur ce qu’aurait dû ou pu faire tel héros dans telle situation fictive, c’est regarder cette situation comme vraie pour pouvoir adopter un instant le point de vue d’un des actants du monde fictif — pas nécessairement celui du personnage concerné — et arbitrer entre les différentes perspectives possibles15.
29M. Nussbaum s’arrête à plusieurs reprises au seuil de cette idée ; ainsi lorsqu’elle défend l’hypothèse que les romans invitent à un raisonnement moral susceptible d’atteindre « des prescriptions concrètes potentiellement universalisables en comparant une idée générale de l’épanouissement humain avec une situation concrète, où nous sommes invités à pénétrer en imagination » (p. 40), selon la formule déjà citée, elle ne manque pas de faire aussitôt valoir que ce type de raisonnement « se développe dans une conversation avec d’autres lecteurs dont les perceptions contredisent ou complètent les siennes » ; mais la philosophe n’en dira pas plus, renvoyant sur ce point à « l’excellent ouvrage » de Wayne C. Booth qui pose que « l’acte de lire et d’évaluer ce que l’on a lu revêt une valeur morale précisément parce qu’il est construit de manière à exiger à la fois l’immersion et la conversation critique, la comparaison de ce que l’on a lu avec sa propre expérience à mesure qu’elle se déploie, et les réactions et arguments d’autres lecteurs » (p. 41). C’est encore à la suite de Booth qu’elle pose que le débat « entre lecteurs et avec les arguments de la théorie morale est nécessaire si l’on veut que la contribution des romans [à la vie publique] soit politiquement féconde » (p. 44).
30L’idée est réitérée plus loin, mais pas mieux développée, lorsqu’il s’agit de souligner que les romans nous offrent parfois (souvent) des « orientations faillibles et incomplètes », dans une simple parenthèse d’abord — « ([…] idéalement, le processus de la lecture doit être complété par une conversation entre lecteurs) » —, puis une nouvelle référence à The Company We Keep :
Il nous faut exercer notre esprit critique, en dialogue avec d’autres lecteurs, à la fois lorsque nous choisissons les œuvres, et tout au long de notre lecture. Wayne Booth a justement décrit ce processus comme une « co-duction », car il s’agit par nature d’une forme non déductive et comparative de raisonnement pratique, mené en coopération avec d’autres. Dans le processus de co-duction, nos intuitions sur une œuvre littéraire seront affinées par les critiques de la théorie morale et des conseils amicaux. (p. 161-162)
31Plus loin encore, la philosophe souligne que, dans la lecture de romans, nous sommes en quête d’une « conception » morale « qui ait du sens pour notre expérience personnelle, mais qui puisse être défendue devant d’autres et par d’autres, avec qui nous souhaitons vivre en communauté », ce qui suffit à rendre notre lecture « fondamentalement différente d’un jeu gratuit des facultés interprétatives » (p. 176)16. On suit la philosophe sans difficulté sur cette pente ascendante, en regrettant de ne pas pouvoir nous engager avec elle sur ce haut plateau où se tiennent d’emblée nos débats les plus triviaux sur les œuvres littéraires ou cinématographiques : comment s’accorder tout à la fois sur la décision d’un personnage ou le sens d’une situation fictionnelle et sur les conduites à suivre non pas au prochain épisode mais dans la vie quotidienne ?
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32Il y aurait donc pour Martha Nussbaum un génie du roman comme il y a pour Chateaubriand un génie du Christianisme. L’analogie n’est ici en rien fortuite : dans toutes les religions du Livre, la certitude que nos émotions de lecteurs peuvent commander notre engagement dans le monde est l’autre nom de la foi. De fait, l’auteure de L’Art d’être juste n’est pas loin d’identifier ce qu’elle nomme « imagination littéraire » à cette vertu théologale qu’est la charité. Dans la perspective qui est la sienne, et si la lecture doit être pensée comme réponse à « l’appel lancé par l’histoire d’une autre personne » (p. 21), il n’était sans doute pas de meilleur antonyme à la rationalité économique propagée par les théories utilitaristes qu’elle entend combattre que cette vertu « fille de Jésus-Christ » définie en ces termes par Chateaubriand :
La religion voulant réformer le cœur humain, et tourner au profit des vertus nos affections et nos tendresses, a inventé une nouvelle passion : elle ne s’est servie pour l’exprimer, ni du mot d’amour qui n’est pas assez sévère, ni du mot d’amitié, qui se perd au tombeau, ni du mot de pitié, trop personnel et trop voisin de l’orgueil ; mais elle a trouvé l’expression de caritas, charité, qui renferme les trois premières, et qui tient en même temps à quelque chose de céleste17.
33Car si la littérature devait être toujours parole d’évangile, elle tiendrait tout entière dans quatre livres : ceux de Matthieu, Marc, Luc et Jean.