Matière & média. Une archéologie de la poésie expérimentale
1« Inutile de vouloir s’attaquer aux poèmes dactylographiés de T.S. Eliot tant qu’on n’a toujours pas appris à distinguer le bruit de frappe que font respectivement une Underwood ou une Remington1 » : c’est par ce rappel qu’Emmanuel Alloa présentait l’œuvre matricielle du théoricien des médias allemand Friedrich Kittler, qui donne à Magali Nachtergael la direction à prendre pour son livre Poet Against the Machine : « Pour saisir les origines techno‑induites de la littérature […] il est primordial de faire l’histoire machinée de la littérature » (p. 180). Cet apparent détour de l’étude que mène depuis plusieurs années l’autrice sur la littérature contemporaine – qu’elle a proposé ailleurs de nommer « néolittérature2 » – pour plonger dans la fabrique des pratiques technologiques de l’écrit poétique s’impose cependant rapidement, à mesure que l’histoire ainsi retracée dévoile son caractère crucial pour l’évolution traversée actuellement par la littérature.
2L’approche technomédiatique embrassée par l’autrice nécessite dès le seuil du livre un décentrement méthodologique : « ne plus regarder la poésie ou plus généralement les récits que du seul point de vue du résultat, le texte, mais avec ses outils et ses gestes spécifiques » (p. 11), et préférer alors la compréhension des contextes de production – à la fois sociaux (ressortissant d’une théorie de la valeur) et outillés (provenant de l’histoire des techniques). Cette manière encore nouvelle d’écrire l’histoire littéraire, attachée aux contextes médiatiques et sociaux de productions des œuvres, nécessite donc de mêler à la sociocritique des milieux (géographiques, sociaux… bref des champs), une technocritique des médias, ou pour le dire avec les mots d’une discipline en cours de maturation en France – une archéologie de ces media3. Comme le résume M. Nachtergael :
Dans cet essai, c’est en arrière‑plan l’histoire de la néolittérature contemporaine que je reconstitue, en faisant l’archéologie des interactions entre poètes et outils technologiques jusqu’à cette phase actuelle déjà aux frontières du post‑numérique. (p. 28)
3Cette orientation épistémologique – héritière pour partie de celle que Michel Foucault théorise depuis Les Mots et les choses4 et surtout L’Archéologie du savoir – s’est récemment doublé d’une attention aux conditions techno‑médiatiques des rationalités scientifiques mais aussi littéraires et artistiques, en remplaçant l’« a priori historique » du philosophe français par un « a priori technique » notamment formulé par Friedrich Kittler. C’est avec Kittler, mais aussi beaucoup d’autres théoriciens issus de l’école de la « nouvelle histoire du cinéma » qu’apparaît le propre d’une approche archéologique de l’histoire culturelle et technique : non seulement une pratique de l’histoire qui cherche à rapporter les pratiques modernes aux balbutiements du passé (« la quête obsessionnelle de nouveauté fait oublier qu’il y a toujours de l’ancien dans le nouveau » rappelle l’autrice au seuil de son chapitre « Machine‑Médias : Technologie vs Poésie ? », p. 77), mais qui renverse la tendance au point, selon le mot de Siegfried Zielinski, de « trouver quelque chose de nouveau dans l’ancien5. »
4Comme le formulent ainsi les théoriciens des media Yves Citton ou Jussi Parikka, dans les pas desquels ce livre se glisse, c’est la découverte d’« histoires alternatives » que nous apporte la lecture et la mise en série historique des pratiques techniques et littéraires mineures – ce que sont doublement les œuvres poétiques et contre‑culturelles analysées par l’autrice. Avec l’espoir que ces embryons de « résistance à l’idéologie technologisante » rappellent aux poètes leur rôle d’invention politique : celui de « lutter contre la domination des systèmes et des machines » (p. 183). Le livre se donne alors pour objectif de démontrer que toute « histoire machinée de la littérature » est toujours, comme le signale le sous‑titre de l’ouvrage, une histoire « technopolitique ».
L’histoire des pratiques expérimentales
5Pour ce faire, le premier intérêt du livre est de reconstruire des filiations artistiques et techniques de pratiques largement minorisées dans le champ littéraire contemporain – que l’autrice identifie comme des pratiques majoritairement « contre‑culturelles » (p. 27) ou comme une « ligne historique du contre‑canon littéraire qui va de Dada au slam » (p. 35). Le tableau brossé par M. Nachtergael retrace ainsi un large panel de traditions avant‑gardistes qui ont pour trait commun de mettre au centre un dispositif ou une pratique technique, qu’elle soit individuelle (la photographie, l’enregistrement sonore…) ou collective (la poétique du remploi suggérée par l’art ready‑made ou plus tard la poésie numérique en réseau).
6Après l’évocation des fourmillements des relations intermédiatiques de la littérature d’avant‑garde (dont Nadja Cohen, Anne Reverseau, Claire Pardo ou Jean‑Pierre Bobillot ont fait l’histoire en France6) de l’orée du siècle à la Seconde Guerre mondiale, l’histoire de la poésie visuelle et/ou sonore débute au croisement de plusieurs avant‑gardes. Celle du Lettrisme, emmenée par Isidore Isou avec la publication dès 1947 son Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, puis surtout celle de la poésie concrète ou « verbi‑voco‑visuelle », d’après un mot de Joyce dans Finnegans Wake, que l’école concrétiste brésilienne propose à peu près en même temps que Dick Higgins forge le terme d’« intermedia » en 1966. Proposant alors la synthèse d’une tradition méconnue, mal documentée et extrêmement fragmentée, le travail de M. Nachtergael compile dans son livre des travaux relativement confidentiels, comme l’œuvre du poète et historien Jacques Donguy, dont les travaux épars publiés par les éditions Al Dante puis aux Presses du réel7, malgré leur grande créativité (on lui doit par exemple les concepts de post‑écriture ou de médiapoésie), attendent encore d’être intégrés à l’étude des poétiques expérimentales contemporaines. On saura gré à l’autrice de fournir ici un très complet balayage historique et théorique de la poésie expérimentale occidentale de cette époque.
7L’objet de ce parcours, comme l’a rappelé l’introduction, est alors de rapporter les pratiques expérimentales qui inaugurent la modernité aux « innovations » littéraires du contemporain. Pour ne donner qu’un exemple dans ce livre qui en foisonne, considérons les pratiques de photocopiages de livres et de textes, dont M. Nachtergael fait remonter l’usage au moins au Scrapbook (1980) de William Burroughs, sorte de poursuite systématique du cut‑up, composé de collages de notes manuscrites, d’images et de coupures de journal polycopiées. Cette pratique singulière, développée par la suite par de nombreuses revues et collectifs, est un événement décisif pour deux raisons. Concrétisation d’un geste d’autoédition et d’une recherche de diffusion, l’art photocopié signe les prémices du Web 2.0, ce Web social et intermédial dans lequel n’importe quel internaute peut devenir un producteur de contenu. Art hautement communicationnel, construit par les modalités de sa distribution (affichage, courrier, fax…), il inaugure la pratique de l’art en réseau en même temps qu’il est à l’origine de la constitution de communautés artistiques et intellectuelles cruciales pour la composition de ce qui deviendra la contre‑culture Internet. D’une autre manière, l’art photocopié poursuit la pratique duchampienne du ready‑made et ouvre la voie aux pratiques des héritiers des poètes objectivistes qui déplacent les prérogatives séculaires de l’auteur, celles d’« inspiration » ou de « création artistique », au profit de celles de « curation de contenu » (chez Kenneth Goldsmith par exemple) ou d’« opération poétique » (comme chez Franck Leibovici). Pour ces pratiques poétiques nouvelles débarrassées de la contrainte pesante du « génie », les textes préexistent à leur mise en poème, qui constituent des réagencements fonctionnant comme autant de remédiatisations.
Les techniques du corps
8Suivant l’orientation théorique contemporaine qui vise à doubler la réflexion sur les media techniques d’une enquête sur les hybridations que ces dispositifs mettent en œuvre avec le corps (orientation visible chez les théoriciennes des humanités numériques N. K. Hayles et Johanna Drucker ou chez la théoricienne féministe et « néo‑matérialiste » Rosi Braidotti, qui défendent toutes trois une théorie de l’embodiment8), M. Nachtergael restitue également à la pratique de la performance une part importante de la réflexion contemporaine sur le technique.
9Celle‑ci débute d’abord par le son, avec l’entrée en scène de la poésie lettriste – par exemple celle d’Isou, de Frédéric Lemaître ou de Gil Wolman – puis de la poésie sonore de Bernard Heidseick ou Henri Chopin, qui signe une première incursion de la poésie écrite dans les pratiques de reproduction mécanique du corps, que d’autres mediums vont systématiser. C’est notamment le cas des films de danse comme ceux d’Yvonne Rainer, ou des interventions artistiques et politiques des actionnistes viennois, comme celles de l’artiste Carolee Schneemann, que M. Nachtergael convoque en se rapportant à l’approche médiatique qu’en propose la théoricienne et documentariste viennoise vivant aux États‑Unis Bernadette Wegenstein dans Getting Under the Skin, Body and Media Theory. M. Nachtergael analyse alors les stratégies médiatiques différenciées des artistes hommes et femmes, restituant aux secondes une agentivité créative que les premiers leur ont longtemps déniée :
Ce n’est pas avec un magnétophone que se performe technologiquement la voix féminine, comme on a pu le voir avec la constellation Heidsieck et Chopin, mais avec le corps et sa représentation médiatique. (p. 61)
10Ce rapport au corps et à l’identité technologiquement médiée est enfin rapproché de la poétique numérique d’« éditorialisation de soi », développée par certains auteurs, comme François Bon, sur Internet. Faisant directement suite à « l’écologie photographique » (p. 129) de la littérature que constituait déjà l’extension du texte opérée depuis le milieu du siècle dernier par la présentation des photos d’auteurs9 (dont Roland Barthes par Roland Barthes est un exemple particulièrement frappant), cette mise en scène numérique de soi – sociale et artistique à parts égales – participe ainsi d’une nouvelle pratique, celle des poétiques du « profil » numérique10, que ce proposent d’analyser les persona studies.
La machination contre la poésie
11En miroir de l’agentivité nouvelle promise au corps en régime numérique, M. Nachtergael ne manque pas de rappeler les inquiétudes procédant de cette machination progressive de la littérature : défaite de l’émotion, prégnance des rapports capitalistes, généralisation d’une domination patriarcale (« ce script qui produit des machines et des technologies s’inscrit dans une culture qui reproduit les usages genrés », écrit‑elle p. 179). L’histoire que retrace ce livre s’arrête ainsi, dans son ultime chapitre, à l’aube de l’ère d’un « biotechnopouvoir » pressenti par l’autrice – l’ère d’une domination de l’algorithme sur la littérature, sciemment orchestrée par l’ordre capitaliste de la production et de la distribution des marchandises : « Nous passons d’un régime de publication où le médium est un outil, un adjuvant à une autre forme de lien entre création et médium », écrit‑elle en citant les progrès effectués par l’intelligence artificielle, notamment dans le domaine des algorithmes de classement qui hiérarchisent l’information des moteurs de recherches. « Il est donc normal que dans cette perspective, le média devienne auteur et qu’à la fin – c’est‑à‑dire maintenant –, ce soit l’algorithme, commandé de loin par une main humaine, qui produise le texte » (p. 27). Se profile alors l’image‑repoussoir d’un asservissement généralisé des dernières forces vives de l’humanité au profit d’un Internet capitalistique, devenu une Machine‑Moloch hyperconnectée, « grande œuvre scripturale qui ne cessera qu’avec les ressources énergétiques nécessaires au bon fonctionnement de nos appareils » (p. 182).
12À l’opposé du pessimisme induit par cette pensée déterministe que Nachtergael retrace chez Goldsmith comme chez Kittler, qui emprunte la thèse de Paul Virilio selon laquelle « l’origine de certains outils contient sa finalité première » (p. 25), et notamment sa destination militaro‑industrielle (« l’enregistrement du son, de l’image et des écrits s’invente de pair avec la guerre », p. 88), l’autrice imagine cependant un autre destin pour la poésie issue des innovations techniques du siècle. Un destin qui repose avant tout sur une conscience et un usage nouveaux, dessillés d’une croyance en la neutralité des objets utilisés par la sphère techno‑capitaliste. « Loin d’être un drame civilisationnel, ce glissement dans les médias ramène à d’autres sens et d’autres réceptions, par l’écoute, l’expérience et la vue » : même si, concède‑t‑elle, « [ce glissement] se fait au prix d’une captation forcenée de l’attention par ces mêmes médias […], le réinvestissement esthétique des technologies nous éloigne aussi de son usage purement mercantile et aliénant » (p. 177‑178).
13Discutant de « l’imprégnation de l’imaginaire technique et ses possibilités dans la fiction spéculative » (p. 88), le livre de M. Nachtergael retrace en effet l’histoire politique de la croyance en une émancipation rendue possible par le progrès technique. La qualité esthétique particulière du discours poétique est alors fondamentalement reliée à sa capacité à faire dérailler la production orthonormée de l’outil techno‑scientifique : « l’esthétique de l’hacktivisme infiltre la production poétique qui détourne les messages pour en faire du poétique ». Ce mot devient alors synonyme de « forme de résistance » (p. 89), hypothèse dont M. Nachtergael démontre la pertinence en proposant – de manière fort originale – une analyse des débuts du rap new‑yorkais, mélange d’une pratique du sampling issue de la musique industrielle et d’improvisations poétiques provenant de traditions contre‑culturelles comme le spoken word (pratiqué par les populations noires de Harlem, et popularisé par les poètes beat). Ici le soin pris par l’autrice de souligner l’intrication de l’usage d’une technique « minoritaire » et d’une pratique culturelle des minorités apparaît d’une grande richesse heuristique.
L’archéologie du littéraire
14Le second mérite de ce livre, théorique celui-là, est d’opérer un pont entre l’archéologie des media (avec son fort tropisme allemand) et la littérature, en venant proposer une nouvelle voix à côté de celle d’Yves Citton — dont le travail en la matière remonte au début des années 2010. Cela est d’autant plus louable que ce sont surtout les recherches en études cinématographiques qui bénéficient jusqu’à présent des apports théoriques de cette discipline (que l’on pense aux travaux d’Emmanuel Alloa, préfacier de la traduction française de Kittler, d’Emmanuel Guez ou d’Antonio Somaini), laissant les sciences du littéraire à l’écart des Medienwissenschaften (rappelons pourtant que Friedrich Kittler, dont cet ouvrage se réclame, était avant tout un historien de la littérature). Ce transfert est cependant en train d’être amorcé, notamment par le poète et professeur d’études intermédiales Jan Baetens (une autre référence importante du livre) qui, tout en argumentant avec force contre la réduction au déterminisme technologique dont beaucoup s’accommodent, analysait les travaux des historiens du cinéma et de l’intermédialité Philippe Marion et André Gaudreault (et notamment leur livre de 2013 La fin du cinéma ?) comme le moyen d’interroger les études littéraires au moyen de leur fondation médiatique11. Le livre de M. Nachtergael vient parmi les premiers occuper cette place dans une discipline encore en construction.
15Les études originales de l’autrice sur le mouvement lettriste12 ou le rap francophone le plus contemporain (notamment l’œuvre de l’artiste belge Damso) contribuent ainsi à étendre cette « étude de media comparés » qu’Y. Citton appelait de ses vœux13 tout en traçant une lecture personnelle – et parfois subjective, comme à l’entame ou au mitan du livre, où l’autrice s’essaye à une auto‑ethnographie du rapport à la culture numérique de son enfance ou bien à celle de sa pratique de la navigation Internet.
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16L’ouvrage de Magali Nachtergael marque ainsi une étape importante de l’écriture de l’histoire matérielle du fait poétique, et notamment celle de son intermédialisation aux xxe et xxie siècles. Loin de consigner ces pratiques poétiques dans une marge hyperspécialisée, voire geek, qui rendrait cette histoire inoffensive, l’intérêt marqué de ce livre pour des formes de « cultures techniques » qui sont autant de pratiques autonomes (voire « anarchistes » comme l’évoque l’autrice à propos du poète marseillais et fondateur de la revue Doc(k)s Julien Blaine, p. 120) permet ainsi d’en reconstruire les propositions politiques, toujours entées sur une conception libertaire de l’accès aux textes, aux œuvres et aux imaginaires.