Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Février 2021 (volume 22, numéro 2)
titre article
Judith Sarfati Lanter

Morale de l’œuvre & morale de l’auteur : l’exception artistique au prisme du scandale

Moral of the work and moral of the author: the artistic exception in the prism of the scandal
Gisèle Sapiro, Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?, Paris : Les Éditions du Seuil, 2020, 238 p., EAN 9782021461916.

1Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? La questionressurgit dans le débat public quand sont mis à l’honneur des auteurs dont les actions paraissent condamnables. Leur consécration par des remises de prix littéraires et artistiques (le César de Polanski, le Renaudot de Matzneff, le Nobel de Handke), ou par la publication ou réédition d’écrits antisémites, racistes et xénophobes (Céline, Maurras, Richard Millet, Renaud Camus) suscite alors de vives polémiques ; par ailleurs, la volonté d’exempter certaines œuvres des compromissions idéologiques de leurs auteurs (de Man, Jauss, Heidegger) est régulièrement remise en cause par ceux qui voient dans ces mêmes compromissions une clé de lecture pour relire les œuvres avec un regard décillé. Chaque cas est néanmoins singulier, et la question de départ appelle donc des réponses différenciées. L’essai de Gisèle Sapiro, s’il n’apporte pas d’éléments factuels nouveaux sur le contenu des affaires évoquées, a le mérite d’en identifier les enjeux communs et les divergences, en restituant à chaque fois de manière précise les termes du débat. Il s’agit à cet égard d’un travail salutaire, dont on appréciera la rigueur argumentative et le ton nuancé dans une période marquée par la polarisation du débat public et la violence des controverses universitaires. Il s’inscrit dans la continuité des recherches plus fouillées menées par G. Sapiro sur l’exception littéraire et les procès d’écrivains, dont il actualise et déplace en même temps les questionnements, qui sont autant de nature juridique qu’éthico-politique. C’est donc dans le temps long de ces recherches qu’on replacera ce dernier essai, afin d’en mesurer l’intérêt et la singularité.

L’exception artistique

2Dans La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (xixe-xxie siècle), paru en 2011, G. Sapiro analysait la manière dont s’est constituée, à partir de la Restauration, l’idée d’une responsabilité de l’écrivain, à la fois pénale et morale. Revisitant des procès célèbres (de Béranger aux intellectuels collaborationnistes), elle montrait comment le tribunal fut le lieu d’une reconnaissance de l’autorité littéraire, les auteurs étant justement assignés à comparaître au nom de la puissance performative prêtée à leurs écrits. En même temps que s’explicitaient ainsi les attentes sociales à l’égard des écrivains, leurs défenseurs (avocats, pairs et critiques) allaient contribuer à élaborer une éthique de responsabilité différente de sa définition pénale, à partir de l’idée d’exception artistique. L’ouvrage venait ainsi compléter deux types d’analyses concernant le processus d’autonomisation de la littérature : celle, qui est devenue classique, de Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art,et qui portait sur la genèse et la structuration du champ littéraire1 ; et celle de William Marx dans L’Adieu à la littérature, qui associait l’autonomisation à la conception d’une littérature autotélique initiée au sein du groupe d’Iéna et qui devait entraîner une séparation progressive des enjeux moraux et des enjeux esthétiques de la littérature2. À partir de l’analyse des procès d’écrivains et des controverses publiques, G. Sapiro retraçait les stratégies adoptées par nombre d’entre eux pour soustraire leurs œuvres aux jugements extra-littéraires. Était ainsi décrite une évolution, non-linéaire, qui devait aboutir à la théorie de l’Art pour l’art mais aussi à l’engagement au nom de valeurs universelles — c’est-à-dire à une conception de la littérature apparemment inverse, mais témoignant aussi de la croyance au génie artiste. Les procès des écrivains collaborationnistes à la Libération, auxquels G. Sapiro avait consacré un ouvrage plus ancien3, manifestent des tensions toujours vives concernant la responsabilité des auteurs : alors que les condamnations pour « intelligence avec l’ennemi » témoignaient de la reconnaissance du pouvoir des mots, un Céline arguait pour sa défense de l’irresponsabilité de l’écrivain, revendiquant ainsi l’autonomie de la littérature au nom de sa soi-disant innocuité. Ce postulat paradoxal, pour inadmissible qu’il fût alors, allait néanmoins trouver des échos dans la progressive relégation sociale de la littérature de la seconde moitié du siècle, dont les causes ont été diagnostiquées par ailleurs (exemption de toute responsabilité morale, formalisme de la critique, autoréférentialité des œuvres4).

Controverses contemporaines

3Ainsi la reconnaissance de l’autonomie de la littérature est-elle allée de pair avec la perte de son aura et l’amoindrissement de la parole de l’écrivain dans l’espace public, au profit notamment de l’expertise venue des sciences humaines et sociales. Parallèlement, les formes de censure se sont faites plus discrètes, se manifestant surtout en amont de la publication des textes, par l’intervention des services juridiques des maisons d’édition. Les procès qui adviennent encore traduisent en outre un changement dans la nature des contentieux : il ne s’agit plus de nos jours d’invoquer l’atteinte aux « bonnes mœurs » en s’adossant à la théorie de la contagion morale portée par le discours médical qui avait triomphé sous le Second Empire, mais de juger essentiellement les atteintes aux personnes (injure, incitation à la haine, diffamation, atteinte à la vie privée). Avec des constantes cependant : la question de l’intentionnalité taraude les magistrats comme elle le faisait déjà lors du procès Flaubert, et rencontre les mêmes écueils — brouillage des voix, indécidabilité de la position narratoriale5. Sur ces points, l’écart est patent entre l’approche juridique qui raisonne du point de vue de la réception, en adoptant parfois le standard d’un « lecteur moyen » qui serait peu aguerri à la distance critique, et la théorie littéraire qui cherche à dissocier l’intention de l’auteur et l’interprétation du texte, autrement dit, la personne et l’œuvre6. Des questions nouvelles ont par ailleurs fait leur apparition dans l’enceinte du tribunal : ainsi de l’articulation entre « fait » et « fiction », dont Françoise Lavocat a montré que la jurisprudence cherchait à les distinguer, allant ainsi à l’encontre de la pratique des écrivains qui jouent de plus en plus sur les effets de superposition et de brouillage7. Le « retour au réel » opéré ces deux dernières décennies au sein de la littérature française8 est ainsi l’occasion d’un grand nombre de procès mettant en cause écrivains et éditeurs9. La récente affaire Matzneff croise exemplairement ces questions (factualité et intentionnalité), puisque les ouvrages retirés de la vente sont revendiqués comme autobiographiques et relèvent autant de la représentation que de l’apologie — distinction cruciale d’un point de vue juridique, qui instaure une séparation nette, outre le talent, entre Les Moins de seize ans et Lolita. Dans le cas de Matzneff, la nature des faits représentés et l’indistinction assumée entre l’œuvre et la vie laissent peu de doute sur la pertinence de la qualification pénale. Parce qu’elles font ouvertement écho à ses actes, les œuvres incriminées sortent donc du cadre de la liberté de création artistique, même défendue dans son acception la plus large10.

Les règles éthiques de l’art

4La plupart du temps néanmoins, le cas des artistes et des écrivains compromis par des actes ou des propos répréhensibles est plus difficile à trancher : leurs œuvres, en effet, n’en portent pas toujours la trace, soit qu’elles en soient totalement exemptes, soit que la critique se soit évertuée à séparer le bon grain de l’ivraie, comme pour Céline dont les romans ont été démarqués des pamphlets11. Les controverses tournent alors souvent au combat de valeurs, invoquées avec plus ou moins de bonne foi, entre liberté d’expression et respect de la vie d’autrui. Se démarquant d’emblée des appels à la censure ou de la cancel culture qui servent souvent de repoussoir aux tenants d’une dissociation entre l’œuvre et l’auteur pour disqualifier leurs adversaires12, G. Sapiro reprend dans son dernier essai les grandes controverses de la dernière décennie afin de clarifier les termes du débat, dont elle rappelle d’emblée qu’il est en lui-même un ferment de la vitalité démocratique. Loin de faire le jeu de la censure, il contribue en effet à la « conscientisation des enjeux sociaux de la création » (p. 20). L’essai plaide aussi pour un décloisonnement disciplinaire, l’apport des sciences sociales permettant d’associer à la critique interne des œuvres une critique externe qui en réactualise le sens en prenant en compte le contexte de production et de réception. Ce dernier évolue nécessairement à travers le temps, non pas au gré des « modes » ou des choix idéologiques, mais à la faveur de nouvelles perspectives critiques qui viennent compléter le regard que nous portons sur les œuvres. C’est d’une certaine manière ce dont a aussi pris acte Hélène Merlin-Kajman dans La Littérature à l’heure de #MeToo13, véritable plaidoyer pour la pluralité des interprétations, à partir d’une lecture croisée de L’Oaristys de Chénier et du Consentement de Vanessa Springora : la dénonciation des agressions sexuelles initiée par le mouvement #MeToo, incite selon elle à une relecture des textes, même anciens, à l’aune de l’horizon d’attente contemporain, mais nécessite aussi de prendre en compte, avec grande précision, leur dispositif énonciatif et le contexte culturel de leur production, afin d’éviter les anachronismes.

5L’essai de G. Sapiro ne relève pas de l’étude intrinsèque des œuvres, mais adopte un point de vue externe en s’attachant plus largement à la question du rapport entre morale de l’auteur et morale de l’œuvre. Le champ étudié est étendu à la sphère artistique (ainsi sont évoqués Wagner, Orelsan, Bertrand Cantat, Gauguin) et intellectuelle, celle des théoriciens et philosophes, également touchées par les polémiques de ces dernières années. Celles-ci se sont multipliées à la faveur de trois phénomènes concomitants : le mouvement #MeToo, qui a permis de rendre visible la dimension systémique des violences faites aux femmes, et qui a rendu moins acceptable la célébration d’artistes qui s’en sont rendus coupables14 ; ensuite l’apparition de la cancel culture aux États-Unis — dont G. Sapiro souligne les effets pervers, puisqu’elle aboutit en fait à prolonger le refoulement et le déni en posant une chape de plomb sur les figures controversées ; enfin la vague des commémorations et des rééditions d’auteurs condamnés par le passé pour des propos marqués par la xénophobie, l’antisémitisme et le nationalisme extrême — ainsi Charles Maurras, réédité en collection « Bouquins » chez Robert Laffont en 2018, Léon Daudet, dont les Écrits d’exil paraissent chez Séguier en 2019, et Lucien Rebatet, dont le pamphlet antisémite et collaborationniste Décombres, best-seller de l’Occupation, connut un second succès commercial en 2015 après sa réédition chez Robert Laffont, succès qui n’était sans doute pas dû qu’à l’appareil critique qui encadrait le texte15. Outre ces phénomènes saillants qui expliquent la multiplication des controverses, les recherches universitaires portant sur les représentations coloniales, postcoloniales et genrées ont aussi contribué à modifier le regard sur ces questions et à faire sortir les œuvres culturelles du régime d’exception dans lequel voudraient les maintenir les défenseurs de ce que G. Sapiro nomme « la position esthète ». Ainsi le champ artistique et culturel n’échappent-ils pas à des jugements qui débordent le cadre de l’esthétique et qui le ramènent aux règles communes de la morale et de l’éthique.

Les liens intimes & problématiques entre l’auteur & son œuvre 

6G. Sapiro aborde ces questions en procédant d’abord à une mise en perspective philosophique et socio-historique. La première partie de l’ouvrage revient ainsi sur les notions d’« auteur » et d’« œuvre » pour montrer comment découle de la conception qu’on en a différentes formes d’identification entre l’auteur et son œuvre. Foucault, dans son étude sur le nom d’auteur, avait montré que le nom propre renvoie moins à une personne qu’à un corpus d’œuvres qui lui sont attribuées. En s’appuyant sur ces analyses et sur les apports de la philosophie analytique, G. Sapiro montre que l’identification entre l’auteur et son œuvre peut être conçue selon « une triple relation de métonymie, de ressemblance, et de causalité interne », chacune d’elle impliquant un lien intime entre la morale de l’auteur et la morale de l’œuvre, tout en l’interrogeant.

7La relation métonymique fait ainsi du nom d’auteur une étiquette désignant l’ensemble de son œuvre en tant qu’elle constitue un ensemble doté d’une cohérence et répondant à un projet créateur. Se pose alors le problème du périmètre de cette œuvre et de ce qu’on en exclut, comme le montre le cas de Céline ou encore celui de Heidegger, dont les Cahiers noirs peuvent être considérés soit comme un appendice honteux, soit comme le prisme à partir duquel se dévoile l’antisémitisme qui résiderait au cœur de son ontologie. La relation de ressemblance est celle qui sous-tend l’idée de propriété littéraire et de droit moral, faisant de l’œuvre l’expression profonde de la personnalité de l’auteur, selon une conception née sous le romantisme et étroitement associée à la montée de l’individualisme. Les stratégies, qui apparaissent avec la modernité littéraire, de mise à distance et de disjonction entre auteur, narrateur et personnages mettent à mal cette idée de ressemblance entre l’œuvre et l’auteur. C’est précisément ce qui permet d’étayer la distinction entre représentation et apologie qui a fini par être reconnue par les tribunaux. Du procès de Flaubert à celui d’Orelsan16, c’est bien toujours cette même distinction qui est mise en avant dans les plaidoiries de la défense. La part croissante de l’autofiction dans la production contemporaine, les jeux d’ironie et la posture ambiguë parfois savamment entretenue par les auteurs et les artistes eux-mêmes, quand ils n’assument pas le pacte autobiographique, rendent évidemment complexe l’identification entre l’homme et l’œuvre. Les passages islamophobes de Plateforme ne peuvent pas être attribués à l’auteur car le protagoniste s’en écarte sur certains points, même s’il est aussi prénommé Michel, et même si Houellebecq a tenu par ailleurs des propos insultants sur l’Islam ; ses œuvres jouent en outre de l’ironie et pastichent souvent le roman à thèse, et pour cette raison leur dimension apologétique ne peut pas être tranchée.

8Enfin le troisième type de relation entre la personne et son œuvre est celle de la causalité interne qui renvoie à l’intentionnalité : l’œuvre de création est alors considérée comme le paradigme d’un projet poursuivi par l’auteur, mais ce projet peut différer des effets produits sur les lecteurs ou les spectateurs. Cette distinction a des conséquences juridiques, comme le montrent nombre de procès, à commencer par celui de Baudelaire contre lequel le procureur Pinard avait renoncé à l’accusation de « blasphème intentionnel ». L’intention (la « responsabilité subjective ») ne dispense cependant pas toujours de la « responsabilité objective » crée par la réception des œuvres, comme le montre l’analyse du spectacle Exhibit B de Brett Bailey et des protestations auxquelles il a donné lieu, et qui mettaient en cause, non pas la morale de l’artiste, ni ses intentions, mais bien la morale de l’œuvre17. On notera qu’on pourrait aussi trouver dans le domaine des sciences humaines des exemples de cette disjonction entre intention et effet identifiée par G. Sapiro dans le domaine des arts — qu’on songe par exemple au malaise suscité par la publication de l’ouvrage d’histoire Sexe, race & colonies. La domination des corps du xve siècle à nos jours, dirigé entre autres par Pascal Blanchard18, qui prétendait vouloir dénoncer l’utilisation sexuelle des colonisés en reproduisant des photographies prises par les colons des corps indigènes assujettis19, dans un ouvrage apparenté à un livre d’art, par sa maquette soignée et ses impressions sur papier glacé, et doté par ailleurs d’un faible appareil scientifique.

La remise en cause du processus de consécration

9À partir de ce premier outillage théorique, G. Sapiro procède ensuite à des études de cas, en reprenant les grands débats médiatiques et critiques de ces dernières années, déclenchés par les prises de position litigieuses de certains auteurs ou artistes, par des hommages contestés qui leur ont été rendus, ou par l’édition ou la réédition de textes sulfureux, donnant à voir sous un nouveau jour le parcours intellectuel de leurs auteurs. Toutes ces affaires, évoquées dans un second temps de l’essai, problématisent le rapport entre la morale de l’auteur et la morale de l’œuvre, et interrogent le degré de consécration accordée ou non à l’auteur ; mais elles se différencient cependant entre elles quant à la nature des actes condamnés et leur gravité au regard de la loi et des opinions publiques, et sur le rapport entre ces actes et l’œuvre.

10Dans une première catégorie sont réunies les affaires relevant de l’abus d’autorité, avec les exemples de Matzneff et Polanski, dont G. Sapiro souligne bien les dissemblances et pour lesquelles elle adopte à chaque fois une position nuancée, mais ferme. Elle refuse ainsi l’idée d’une quelconque censure contre les œuvres de Polanski, car celles-ci ne témoignent ni ne font la promotion des actes qu’on lui reproche ; mais elle critique un champ artistique et culturel (telle l’Académie des Césars) qui n’a jamais interrogé le statut d’exception accordé aux artistes. Si les hommages rendus à Matzneff ou à Polanski paraissent contestables, c’est justement parce qu’ils contribuent à renforcer cette aura et cette autorité dont ils ont abusé dans les affaires qui leur sont reprochées.

11La seconde catégorie réunit les cas d’écrivains, de théoriciens et de philosophes compromis par leurs engagements, que ceux-ci aient toujours été connus ou portés récemment à la connaissance du public, parfois grâce à l’aveu des concernés eux-mêmes (ainsi Günter Grass). De part et d’autre de la ligne du repentir, G. Sapiro oppose ainsi Grass et Blanchot, à Paul de Man et Hans Robert Jauss, dont les engagements passés, une fois mis au jour, ont relancé des lectures parfois contradictoires de leurs œuvres — ainsi de la méthode de la déconstruction théorisée par Paul de Man, réinterprétée comme une méthode de dissimulation du passé par Jon Wiener20, alors que Derrida croyait y percevoir des leçons tirées de son expérience. L’engagement de Hans Robert Jauss, officier dans la Waffen-SS qui fut envoyé sur le front Est, est autrement plus grave et a paru un temps devoir éclabousser toute une partie de l’« école de Constance ». Il a jeté le soupçon sur l’esthétique de la réception dont Jauss fut le théoricien. Les positions de la critique sont diverses et clivées, de Earl Jeffrey Richards associant la production intellectuelle de Jauss à une forme de « nihilisme intellectuel », aux analyses plus modérées d’un Gumbrecht décelant, dans les commentaires sur Proust, « une allégorie du clivage de son propre moi ». L’étude d’Ottmar Ette, récemment traduite en français, propose quant à elle une lecture symptomatique, non pas seulement de la théorie de Jauss mais de son style même21. Comme l’a souligné par ailleurs Karlheinz Stierle, élève et successeur de Jauss, cette anamnèse relève d’une responsabilité politique et contribue à la construction d’une mémoire collective22.

12Dans ce même chapitre G. Sapiro évoque la publication des Cahiers noirs qui est venue confirmer les lectures antérieures de la philosophie de Heidegger par Emmanuel Faye23, ainsi que les avertissements de Pierre Bourdieu adressés aux « gardiens du temple »24. Engageant un dialogue avec Peter Trawny qui, dans Heidegger et l’antisémitisme défendait l’idée d’une contamination de l’œuvre du philosophe par ses compromissions idéologiques25, G. Sapiro soutient quant à elle l’idée que l’antisémitisme serait consubstantiel à sa philosophie. L’œuvre serait ainsi une forme de sublimation euphémisée des dispositions éthico-politiques du philosophe, une politique convertie en ontologie. Dans un dernier temps sont abordés les cas de Charles Maurras, inscrit au Livre des commémorations nationales en 2018 avant d’en être retiré, et de figures contemporaines comme Renaud Camus et Richard Millet, dont les œuvres témoignent sans ambiguïté d’une pensée raciste et xénophobe. Ces cas sont connus et documentés, l’intérêt de l’essai résidant surtout ici dans la description des politiques éditoriales et des stratégies d’auteur pour la reconnaissance ou le maintien d’une position dans le champ littéraire et intellectuel.

Peter Handke & l’ex-Yougoslavie

13L’essai se clôt sur un chapitre entièrement dévolu aux controverses suscitées par les écrits de Peter Handke sur la guerre en ex-Yougoslavie, et qui ont été relancées en 2019 par l’attribution du prix Nobel à l’écrivain autrichien. On saluera ici la façon méthodique dont G. Sapiro rappelle les faits, en prenant soin de restituer dans leurs contextes les propos de l’écrivain, et les réponses qui lui ont été faites, trahissant parfois le malentendu ou l’intention calomnieuse. Ainsi se trouve reconstitué l’engrenage par lequel les critiques initiales de Peter Handke à l’encontre des représentations médiatiques de la guerre, jugées partiales, ont été assimilées à une forme de négationniste par la presse allemande et par une partie du monde culturel et artistique. Cette impression, bien qu’erronée, allait se trouver confortée ensuite par l’écriture ambiguë de Peter Handke lui-même, son usage du doute systématique et de la mise à distance qui, dans sa poétique propre, relevait pourtant d’une critique du langage bien connue de ses lecteurs, mais qui eut alors un effet désastreux26.

14Il n’y a donc peut-être pas lieu de dissocier, concernant le « cas » Handke, l’œuvre et l’engagement de l’auteur, et peut-être pourrait-on sur ce point insister, plus que ne le fait G. Sapiro, sur les effets de continuité, car ils permettent de mieux comprendre la nature et le sens de cet engagement et peuvent être invoqués, pour une fois, à décharge. La démarche heuristique et critique qu’adopte l’écrivain dans son œuvre littéraire éclaire en effet la prudence énonciative et descriptive de l’auteur-témoin revenant sur les lieux des massacres (en l’occurrence Srebrenica, dans Un Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina, 1996). Prudence coupable sans doute, et qui a suscité bien des préventions, mais qui ne saurait justifier qu’on ait fait de Handke un soutien aux génocidaires ou un partisan de la purification ethnique. On rappellera pour finir que ces accusations excessives ont aussi trouvé un écho du côté d’une certaine critique littéraire, qui a relu l’œuvre fictionnelle et poétique de l’écrivain à l’aune de son soi-disant négationnisme, afin d’y déceler les traces d’une falsification du réel, voire d’une forme de déni psychanalytique (car le père biologique de Handke était soldat dans la Wehrmacht)27. Parce qu’elles occultent la complexité et la réflexivité de l’œuvre de Handke, ces lectures relèvent nettement d’une forme d’illusion rétrospective.

Au-delà du paradigme romantique 

15Au terme de son parcours, Gisèle Sapiro réitère avec grande netteté les positions qu’elle a savamment argumentées au cours de ses analyses. Si elle présente comme intenable désormais la pure « position esthète », les réponses qu’elle apporte refusent toute systématicité et ne sauraient être réduites à une leçon morale. Que le jugement esthétique reconnaisse dans l’art une forme de transcendance, dans la pensée une forme de génie, ne doit pas empêcher de considérer aussi le prestige de l’auteur comme un phénomène social et en partie construit. C’est pour cela que le champ culturel et les institutions qui le soutiennent ne peuvent échapper aux questions éthiques que pose le choix des modèles qu’une société se donne à elle-même. Il ne s’agit donc pas de rendre l’œuvre comptable de toutes les actions de l’auteur, ni de le faire descendre de force de sa tour d’ivoire ; mais de rappeler que les formes de l’art et de la pensée témoignent aussi d’un rapport au monde où se mêlent intimement la sensibilité de la personne qui vit et de la personne qui crée. Cet enchevêtrement complique la donne, sans doute, pour les tenants d’une dissociation totale entre l’auteur et l’œuvre, et qui soutiennent à la fois, non sans contradiction, l’idée que la création engage l’être total, et que cet être peut être clivé entre le moi créateur et le moi social. Or, comme le montre l’essai de G. Sapiro, on gagne toujours à interroger ces entrelacements, à en démêler l’écheveau, et à favoriser un débat qui puisse se déployer sans réductions ni invectives.