L’« insondable du moi et du monde » : le fantastique de Julio Cortázar
1Parler aujourd’hui du fantastique de Julio Cortázar apparaît comme un pléonasme, difficilement contestable et particulièrement convenu dans la critique portant autant sur l’auteur que sur le genre lui‑même. La doxa commune fait en effet du Parisien d’adoption le représentant, avec Jorge Luis Borges, de la tradition rioplatense du cuento fantastique. Et pourtant, la réflexion toute entière d’Antoine Ventura dans l’ouvrage Julio Cortázar : fantastique et nouveau fantastique. Les territoires de l’insondable vise à opérer un changement de regard sur la manière de considérer et d’interpréter l’œuvre de Cortázar.
Les nouvelles de Cortázar
2Spécialiste de la littérature hispano‑américaine du xxe siècle, l’auteur engage son lecteur dans un parcours de pensée très complet qui amène différents domaines de la recherche et de la théorie littéraires à se côtoyer afin d’enrichir l’interprétation de l’œuvre de l’Argentin. Il brasse ainsi à la fois l’abondante critique sur Cortázar, autant que les textes théoriques sur le genre de la nouvelle (d’Edgar Allan Poe, en passant par Tzvetan Todorov, Florence Goyet, et René Godenne, mais aussi Horacio Quiroga, pour ne citer que ces exemples) et sur le fantastique de la main ou non de l’auteur, afin de mettre en lumière la singularité des recueils de nouvelles du Latino‑américain, et en particulier de Queremos tanto a Glenda (1980), un recueil très peu commenté et dans lequel la dimension fantastique peut sembler de prime abord absente. Cependant, la finesse des analyses, menées selon un plan très clair, permet de mettre en évidence le caractère singulier du fantastique qui affleure dans les récits, comme dans les sept autres recueils de nouvelles de Cortázar convoqués pour étayer ses développements et mettre en perspective les textes les uns par rapport aux autres.
3Le second mérite d’A. Ventura dans cet ouvrage réside justement dans le choix de son corpus qui, loin de bouder la forme brève de la nouvelle, devant son grand frère à bonne presse, le roman, en fait au contraire le vivier de réflexions à même de redonner à Cortázar la place qui lui revient : celle d’un héritier de la littérature gothique anglaise et de la tradition de la nouvelle fantastique du xixe siècle, qui en renouvelle pourtant les formes et les enjeux par son intérêt triple pour le surréalisme, la pensée existentialiste et la tradition rioplatense du cuento. Car si Rayuela est considéré en France comme le grand œuvre de Cortázar, qui a conduit le public à s’intéresser à l’ensemble de sa production littéraire, la majeure partie de ses écrits se classe au demeurant dans les formes brèves et n’a pas fait l’objet d’un ouvrage d’envergure en langue française comme celui que nous livre A. Ventura. La bibliographie raisonnée en fin d’ouvrage constitue à cet égard une véritable mine pour qui souhaite à la fois se repérer au sein de l’œuvre de l’Argentin, mais avoir également des références et jalons dans le monde éditorial de langue espagnole et dans le monde éditorial français. Il parvient aussi à rendre fructueuse la confrontation de différents types de discours, entre autres théoriques, philosophiques, esthétiques et narratologiques, en apparence distincts, mais qui viennent infléchir avantageusement l’interprétation de l’œuvre de Cortázar, en en particulier de son ultime recueil de nouvelles.
Fantastique & nouveau fantastique
4Cette réflexion multifocale obéit à un parcours pédagogique d’une grande rigueur scientifique pour guider le lecteur curieux dans les méandres de cette (en)quête, marquée par une rigueur dans la méthode et une limpidité dans l’expression. L’ouvrage repose sur la thèse selon laquelle les nouvelles de Cortázar mettent en échec les théories classiques du fantastique, tout en soulignant la grande maîtrise de nouvelliste de l’auteur dont les récits laissent affleurer, même dans des textes dont la thématique semble très éloignée du fantastique comme la situation politique du Cône Sud dans les années 1970, l’amour et le désir amoureux, l’écriture même non professionnelle ou les arts, un mystère, une énigme, ce qu’il appelle l’ « insondable ou l’énigme du monde et du moi » (p. 195). La nouvelle à chute se clôt ainsi sur une ultime aporie que l’histoire aura savamment laisser advenir, Cortázar voyant l’écriture comme la mise en mots d’une trame qui s’impose à lui et le travaille. L’originalité de l’approche d’A. Ventura réside en effet dans sa manière d’envisager l’ensemble de la production littéraire de Cortázar, puisqu’il revient sur la segmentation qu’opère traditionnellement la critique de celle‑ci, et notamment Noé Jitrik, Antonio Planells, Luis Harrs et même Joaquín Roy, en trois grandes périodes : un premier temps marqué par l’esthétisme et un travail exclusif sur les thèmes du fantastique dans les années 1950 ; un deuxième temps qui serait celui de l’humanisme où le fantastique se conjuguerait à des problématiques plus existentielles ; et enfin, à partir du recueil Todos los fuegos el fuego (1966), des nouvelles à thématique politique toujours plus nombreuses. Pour lui, l’œuvre de Cortazar est bien plus poreuse que ne le suppose une telle répartition.
5C’est pourquoi la cinquième partie de l’ouvrage intitulée « Les territoires de l’insondable et de la subjectivité » s’attache à analyser les implications sémantiques et herméneutiques de l’utilisation des thématiques de l’amour et du désir, de la politique hispano‑américaine et enfin de l’intertextualité littéraire et de l’intermédialité au sein du recueil Queremos tanto a Glenda. Il souligne ainsi l’importance accordée par Cortázar à l’énonciation subjective, où la prise en charge du récit par un narrateur homo- ou auto‑diégétique ou par un narrateur personnage renforce l’opacité du réel dans la mesure où rien, à l’échelle de l’histoire, ne permet de vérifier la validité de ses discours, de ses remarques et de ses états d’âme. Les récits du recueil mettent ainsi en place un dispositif de « vision avec », tel qu’il a été mis en lumière par Todorov dans ses travaux théoriques. De la même façon, la mise en scène d’une narration écrite entraîne un système de métarécit qui, à son tour, met à distance l’histoire narrée et éloigne le lecteur de toute démarche interprétative tranchée. Cette technique revisite la mise en scène d’une « parole conteuse » (selon les mots de Jean‑Pierre Aubrit) initiée par Boccace dans son Decameron puis Marguerite de Navarre, mais aussi par les premiers romantiques allemands et dans leur sillage, les nouvellistes du xixe siècle. Pour autant, loin de parvenir à une réflexion générale sur l’écriture comme le suggérait Jacques Poulet, A. Ventura en retient l’idée que, ce faisant, même le récit échoue à saisir le réel, consacrant ce qu’il nomme le « nouveau fantastique » de Cortázar qui le distingue en partie de la tradition de la nouvelle du xixe siècle, mais aussi des infléchissements du genre au début du siècle suivant vers la nouvelle « tranche de vie » d’un Ernest Hemingway, d’une Katherine Mansfield, et même, à certains égards, du Kafka de La Métamorphose.
6Tenant la promesse faite dans l’introduction, l’un des points forts de l’ouvrage est de réévaluer la place de Queremos tanto a Glenda dans l’œuvre de Cortázar et dont J. Poulet pointait déjà le caractère hybride au sein de la production de l’Argentin. Si A. Ventura s’est attaché à expliciter dans la quatrième partie de l’ouvrage la construction du recueil et de ses nouvelles en convoquant un appareil théorique allant de Genette à J‑P. Aubrit, mais aussi les conceptions et théorisations de la nouvelle par Cortázar lu‑même, il montre ensuite en quoi les récits y prennent des formes diverses. Ce passage en revue des nouvelles lui permet de souligner l’objectif visé par cette poétique du recueil : celui de ne pas imposer une lecture univoque aux lecteurs et d’éviter le recours à un fantastique massif incarné dans des personnages, des figures ou un décorum, devenus avec les années presque les clichés du genre : revenants, doubles, château, forêt, etc. Le lecteur se voit quasi contraint à une « relecture rétrospective » (selon l’expression de F. Goyet) des indices afin de reconstruire lui‑même l’intrigue fantastique tant les éléments qui le constituent sont ténus. Par l’analyse du désir amoureux, très peu étudié jusqu’alors dans l’œuvre de Cortázar, l’auteur éclaire encore davantage le concept de « nouveau fantastique » : le motif amoureux revisite le motif fantastique du double sous l’influence des surréalistes et des théories de Georges Bataille et il participe de l’épouvante, faisant de la femme une prédatrice qui pousse le personnage masculin à une vengeance violente, un désir de fusion, de soumission et de possession pouvant aller jusqu’au viol. Même le contexte politique s’inscrit dans les récits du recueil selon les mêmes modalités d’écriture et conduit lui aussi mais tout paradoxalement à un questionnement sur la réalité des faits plus qu’à un témoignage. Dans le « nouveau fantastique » de Cortázar, le réel demeure ainsi toujours à distance, comme c’est aussi le cas avec les références intertextuelles souvent issues de la littérature fantastique du xixe siècle et mises en lumière de façon systématique par A. Ventura dans un chapitre rédigé en espagnol et issu d’un article paru en mai 2019 dans la revue de l’Université de Nanterre, Crisol. Il souligne leur rôle d’indices génériques pour le lecteur, de même qu’il montre en quoi les abondantes références intermédiales aux différents arts que sont la peinture et le cinéma notamment agissent comme des filtres entre la conscience percevante et la réalité.
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7Ce livre souhaite s’adresser non seulement à un public académique spécialisé ou averti, mais aussi à un public hispanophone ou déjà hispanophile, voire à un public plus large d’« amoureux de la littérature contemporaine » (p. 23). La composition de l’ouvrage et la méthodologie adoptée coïncident parfaitement avec cette visée, de nombreuses citations en langue espagnole étant traduites par l’auteur et de nombreuses nouvelles de Cortázar tirées de recueils antérieurs ou de nouvelles étrangères étant convoquées en détails pour affiner toujours davantage la mise en lumière du « nouveau fantastique » et de la pratique de la nouvelle par Cortázar. Car conçue comme une totalité close sur elle‑même, la nouvelle fantastique de Cortázar demeure pourtant in fine une « œuvre ouverte » selon le concept développé par Umberto Eco. L’interprétation n’y est jamais figée mais toujours subtilement insinuée par des jalons, textuels ou autres, qui s’offrent à l’herméneute vigilant et désireux de rendre compte de toute la complexité, de la richesse des recueils de Cortázar et de la vision de la subjectivité et du monde qui les sous‑tend, comme le fait Antoine Ventura dans son livre.