Aragon, sans parti
1Six décennies d’une activité ininterrompue de poète, de critique, de romancier, dont aucune n’ait à jalouser aux autres un chef-d’œuvre : Aragon a donné au xxe siècle l’une de ses œuvres les plus hautes, s’illustrant à peu près dans toutes les manières, prenant à revers, comme par système, tous les partis embrassés hier. Pourtant, comme le notent au seuil de leur Dictionnaire Aragon Nathalie Piégay et Josette Pintueles, l’écrivain demeure « encore contesté, admiré ou détesté, rarement observé sans passion et avec une pure neutralité » (p. 7). Une certaine mythologie politique sans doute, agitant avec peine les tisons mal éteints de clivages anciens, substituant au jugement critique le délit d’opinion, le verre grossissant des mises en chanson, écrasant la production surréaliste sous la figure, incontestable mais réductrice, de l’écrivain national, expliquent pour partie qu’Aragon peine à recueillir les suffrages qu’une lecture d’œuvres encore peu étudiées, des Beaux Quartiers (1936) à La Semaine sainte (1958), du Traité du style (1928) à La Mise à mort (1965), pourrait suffire à lui assurer.
2Alors que le romancier et le poète sont entrés dans la « Bibliothèque de la Pléiade », dans des éditions dirigées par Daniel Bougnoux (1997-2012) et par Olivier Barbarant (2007), ce Dictionnaire Aragon en deux volumes, réunissant soixante-deux contributeurs, vient à son heure pour « substituer aux discours polémiques et aux jugements a priori des croisements féconds » (p. 9). La forme même du dictionnaire, compte tenu de l’état actuel de la réception d’Aragon, est particulièrement propice, à la fois parce qu’elle offre une porte d’entrée accessible et exigeante à une œuvre dont l’étendue peut intimider, et parce qu’elle conjure les effets d’une mythologie qui n’est pas seulement politique, mais qui, de façon particulièrement aiguë, exerce une pression sur la perception de la constellation aragonienne : tempérer quelque peu Aragon-Aurélien ou Aragon-Crève-cœur, Aragon-Elsa ou Aragon-Ferré(-Ferrat), en faisant toute leur place à ces œuvres et figures importantes, mais en les situant parmi un ensemble de questions et des massifs encore inexplorés, telle est la vertu première d’un ouvrage qui, tout en faisant un « état de l’art et du savoir sur l’œuvre d’Aragon » (p. 9), nous incite tout simplement à faire taire un instant le monde de représentations qui se lève à l’évocation de tout écrivain, et à le lire. Que cette question mythologique soit ici prise au sérieux, comme objet d’étude, sans opérer comme prisme de lecture inconscient, on en trouvera l’exemple dans le dédoublement des entrées consacrées par Marianne Delranc-Gaudric à Elsa : l’une, précisément, au mythe d’« Elsa », aux usages notamment du prénom dans l’œuvre (p. 283-287), l’autre, biographique, à « Elsa Triolet » (p. 965-970).
Textes
3Un premier groupe d’entrées s’attache à la présentation des œuvres et, de façon solidaire, aux grandes questions esthétiques et stylistiques, aux grandes notions qu’elle explore. À côté d’œuvres attendues comme Le Paysan de Paris (1926), Aurélien (1944) ou Le Roman inachevé (1956), sont mis à l’honneur des textes peu lus et pour lesquels font encore défaut les éditions scientifiques, comme le Traité du style de 1928 (D. Bougnoux, p. 961-964). On en dirait autant, dans le domaine critique, des Chroniques du bel canto (1947 ; Michel Murat, p. 158-159), de La Lumière de Stendhal (1954 ; Dominique Massonnaud, p. 549-550) ou dans un domaine directement polémique, du Neveu de M. Duval (1953 ; N. Piégay, p. 653-654). D’autres entrées donnent à voir de façon synthétique ce qui, hors des études aragoniennes, pouvait jusqu’ici passer pour des textes épars, souvent cités de façon fragmentaire, ou disséminés dans les éditions de poche. C’est le cas des deux vastes entrées « L’Œuvre poétique » (J. Pintueles, p. 671-676) et « Œuvres romanesques croisées » (Mireille Hilsum, p. 676-684). Arrêtons-nous sur la première, qui explore « une œuvre véritable, insolite et inconnue », à laquelle J. Pintueles a consacré un récent ouvrage1, non sans rappeler que cette « œuvre » (ou cet Œuvre, puisqu’Aragon l’entendait dans son titre au masculin), édifiée par l’écrivain lui-même entre 1974 et 1981, rassemble en quinze tomes l’intégralité de sa production poétique depuis 1917, ainsi qu’un ensemble de textes composites, d’illustrations, « manteau d’Arlequin » (p. 672) qui comporte également un « récit des circonstances » de la composition de chaque recueil, et de commentaires. À la fois invitation à l’édition scientifique et bilan local de la recherche récente, ces pages donnent la mesure d’une production poétique à perte de vue, mais plus encore de l’inventivité générique d’Aragon, et de la palette de ses activités : poète, critique, mémorialiste réticent, ou encore éditeur.
4Sur ce chapitre éditorial, en dépit des sept volumes actuels de la « Pléiade », dont les appareils sont d’une grande richesse, l’ouvrage rappelle qu’Aragon a noué des rapports complexes avec le monde de l’édition. Comme hôte intermittent, bien sûr, de Gallimard (Julien Hage, p. 369-371), comme passager chez Denoël (Jean-Yves Mollier, p. 250-251), mais aussi comme fidèle de maisons d’édition partisanes comme Les Éditeurs français réunis (J. Hage, p. 281-281), chez qui Aragon publia Les Communistes (1949-1951), ou encore J’abats mon jeu (1959). Aragon « fut [aussi] pendant toute sa vie d’écrivain un editor plus qu’un éditeur, au sens anglo-saxon du terme » (Marie-Cécile Bouju, p. 278), indique la notice « Éditeur (Aragon éditeur) », lui qui « fonda la Bibliothèque française qui devait être le pendant des Éditions de Minuit en Zone Sud », en juin 1943, et qui devint « à partir de 1950 […] directeur de collection ou directeur littéraire » (p. 279), dirigeant notamment chez Gallimard, à partir de 1956, une collection « Littératures soviétiques » (J. Hage, p. 543-546). On sait aussi quel rôle il joua auprès de Jacques Doucet, dans les années 1920 (Diana Vlasie, p. 94-95).
5Une large place est faite aux grandes questions esthétiques posées par l’œuvre. Leur perspective oscille entre discours critique interne et externe : Aragon est en effet le premier critique de son œuvre, dont il a très largement exploré les enjeux, en particulier à partir des années 1960. Il a aussi donné des textes de critique d’art essentiels, notamment sur les collages, dont Dominique Vaugeois propose une synthèse (p. 189-193), comme D. Bougnoux le fait de la question picturale (p. 731-739), ou sur le cinéma : en la matière, comme le rappelle François Albera, l’article « Du Décor », paru dans Le Film, en 1918, qui visait à faire entrer le cinéma « dans le système des arts », était pionnier (p. 159). Retenons, du côté du roman, le développement consacré par Christelle Reggiani à la question du « Discours », qui souligne le statut des expérimentations d’Aragon en regard des innovations du roman français du xxe siècle, de l’entre-deux-guerres aux années 70 :
C’est […] dans l’extrême liberté de son économie discursive, du »roman parlant » des années 30 au flux vocal des années 60 et 70, que la trajectoire dessinée par l’œuvre d’Aragon s’avère rétrospectivement exemplaire, au point de former en somme un « miroir de concentration » (comme Hugo le voulait du drame) permettant de ressaisir dans ses principales inflexions l’histoire de la prose narrative française du xxe siècle. (p. 264-265)
6À cette entrée manque un pendant « Récit », dont les enjeux sont toutefois en partie recoupés par la notice dévolue au roman (N. Piégay, p. 853-857). Elle s’inscrit dans l’une des orientations notables de l’ouvrage, qui fait toute sa place aux questions linguistiques et stylistiques posées et même mises en scène par l’œuvre (songeons à Blanche ou l’Oubli, à la fin des années 1960) : « Syntaxe » (Cécile Narjoux, p. 921-926), « Métalangage » (D. Bougnoux, p. 606-609), « Citation » (Maryse Vassevière, p. 171-173), « Intertextualité » (D. Massonnaud, p. 456-460) offrent ainsi de riches panoramas.
7Dans le giron de la poésie, au côté de questions traditionnellement soulevées (recueil, mètre, rime), on lira avec intérêt des entrées moins attendues comme « Poème » (J. Pintueles, p. 765-767) ou « Poème en prose » (Michel Sandras, p. 767-769). La longue notice « Poésie », par Florian Mahot-Boudias (p. 769-777), pose, parmi d’autres, l’épineuse question du statut de cette poésie et d’un « Aragon poète, majeur / mineur », notamment dans son rapport mouvant à la modernité. Comme en bien des domaines, impossible d’apporter ici une réponse univoque, tant Aragon aura fait siennes les manières en apparence les plus contradictoires, d’une pratique encore trop peu interrogée du vers libre dans les années 1920 au vers mêlé du Roman inachevé, et bien sûr au classicisme réinventé des productions de guerre.
Contextes
8Les entrées consacrées aux écrivains et personnages qu’Aragon a fréquentés ou croisés tout au long de son parcours réservent de belles rencontres. On attendait, bien évidemment, que les notices sur Elsa Triolet ou dans un tout autre registre, sur Breton, fussent nourries : elles le sont. La première a été évoquée, et la seconde, prise en charge par Henri Béhar, retrace très scrupuleusement l’itinéraire croisé des frères surréalistes, « sans la rencontre [desquels] nous n’aurions jamais eu de groupe surréaliste, ni d’engagement de la création au service de la révolution, ni de conflit entre un réalisme à la française et l’esthétique de la liberté » (p. 104). La notice fait en revanche moins de place — mais il y aurait là matière à recherche, car les données sont, à l’évidence, plus éparses — à l’après 1932.
9Sans même parler des écrivains électifs d’Aragon, Stendhal, Baudelaire, Barrès entre autres, qui nourrissent le versant de la réception dans ces deux tomes, innombrables sont les écrivains que l’on rencontrera ici, au cours d’une promenade dans les milieux littéraires du xxe siècle : du groupe surréaliste à Claudel (dont Hervé Bismuth rappelle l’admiration enthousiaste pour Aurélien, alors même qu’Aragon avait rudement pris à partie le poète des Cinq Grandes Odes, dans les années 1920 et 1930), de Jean Cassou à Mauriac, de Sartre à Saint-John Perse. Voudra-t-on sortir des associations traditionnelles d’Aragon avec certaines grandes figures du siècle, et l’on cherchera les entrées « Bernanos » et « Montherlant » : avec le premier, Hélène Baty-Delalande (p. 91-92) retrace des rapports tumultueux, entre admiration pour Les Grands Cimetières sous la lune, en 1938, et opposition politique frontale après 1945 ; sur Montherlant, qui essuya de sévères critiques de la part d’Aragon, on s’amusera, sur un plan anecdotique, des hasards romanesques d’une enfance qui vit les deux futurs écrivains se côtoyer :
[…] dans ce temps-là, il était peut-être un peu trop intellectuel pour moi. Je me souviens toujours, dit Montherlant, que, m’ayant accompagné un jour jusque chez moi, il m’entretient tout le long du trajet de Racine… Et il avait douze ans ! (p. 632)
10Enjambons ici le roman familial, largement documenté par de récentes biographies, celles de Pierre Juquin (La Martinière, 2012-2013), de Philippe Forest (Gallimard, 2015), ou encore par le livre de N. Piégay sur Marguerite Toucas-Massillon, mère d’Aragon (Une femme invisible, Éditions du Rocher, 2018), pour en venir sommairement à l’une des grandes affaires d’Aragon : l’Histoire, avec ses grands engagements politiques, ses zones d’ombre, ses enthousiasmes et ses regrets. Commentera-t-on les remarquables entrées « Résistance » (François Vignale, p. 835-838) et « PCF » (Bernard Vasseur, p. 725-731) ? On ira plutôt droit à la question fréquemment soulevée du rapport avec la figure de Staline et avec le stalinisme (Elena Galtsova, p. 904-907 et Roger Martelli, p. 907-908) : l’une et l’autre notice font toute leur place à un aveuglement situé dans son contexte, et à une certaine timidité, jusque dans les dernières années, affectant le retour sur les engouements passés. Rien d’exceptionnel à tout cela, comme le disent à juste titre les auteurs, rien non plus qui fasse honneur à Aragon, ni qui mérite qu’on circonscrive à d’indéniables turpitudes une si riche traversée de l’Histoire. À cet égard, les notices qui dressent le bilan d’années-charnières, « Année 1936 », « Année 1956 » ou « Année 1968 » (Aragon, ici, fait preuve d’une ouverture en rupture avec la doxa de parti, tant face aux manifestants de mai, que devant le Printemps de Prague, comme le souligne Danielle Tartakowsky, p. 44-45), offrent une boussole originale pour s’orienter dans ce massif historique, par-delà les renvois traditionnels.
Errances
11On laissera très brièvement, pour finir, leur place aux caprices de l’errance qu’ont célébrés « Le Mauvais Plaisant » des années 1920 et le romancier d’Aurélien, pour trouver, dans ce Dictionnaire Aragon, certains des reflets les plus attachants de l’écrivain des miroirs (« il ne serait pas exagéré de chercher chez notre auteur un drame du miroir », ainsi que l’affirme D. Bougnoux dans l’entrée « Miroirs », p. 613). La géographie aragonienne se dessine entre « Londres, Madrid, Venise, Moscou, Paris », comme le rappelle Mireille Hilsum au seuil d’une longue notice sur Paris (p. 698-704) :
Dans Paris, à travers les Halles ou le long de la Seine, le poète déambule, de l’âge surréaliste à la « Valse des adieux », en 1972, en autant de stations qui sont des miroirs de l’œuvre, dans ses transformations et ses hantises. (p. 698)
12À cette géographie cosmopolite fait pendant une géographie plus intime et symbolique, entre bordels et cafés. N. Piégay brosse ainsi le portrait de l’explorateur des lieux troubles du désir aragonien, jusque dans Les Voyageurs de l’impériale (1942-1947), bien connus de l’écrivain (« Bordel », p. 98-99), ou de l’attablé de ces cafés « profondément présent[s] dans l’imaginaire parisien » de l’auteur (p. 120). Et c’est encore dans l’aire d’attraction de ces lieux que l’on imaginera, à l’invitation de Yannick Seité, « Aragon attablé chez Joe Zelli, rue Fontaine, au milieu des années 20, écoutant distraitement le drumming de Buddie Gilmore en causant avec une fille payée à la danse ou avec une poétesse américaine », ou encore « 50 ans plus tard au Palace », en ouverture d’une passionnante entrée « Jazz » (p. 472-477).
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13Ouvrage de référence, ce Dictionnaire Aragon est d’abord une invitation à lire Aragon, sans parti. Non pas, bien sûr, dépolitiqué — quel sens à cela ? —, mais dans toute l’étendue d’une œuvre immense, et loin des partis trop tranchés et autres pétitions de principe. Sans parti, aussi, parce que l’ouvrage fait une place à un très large éventail critique, dans ses bibliographies, fort minutieuses, et qui présentent un panorama complet de la recherche aragonienne de ces quarante dernières années ; s’agissant d’une œuvre pour une part enfouie dans d’antiques éditions des temps de guerre froide, dont de larges pans restent à défricher, l’instrument n’est pas négligeable. De ces pans à défricher, on pourra notamment retenir, avec la part arbitraire que suppose la traversée capricieuse de ce type d’ouvrages, ce que souligne l’entrée « Correspondance », par Corinne Grenouillet, le massif des textes à rééditer, l’invitation aussi à percevoir, dans cette œuvre que l’on présente souvent lézardée, les facteurs de continuité. Les entrées dévolues à la production surréaliste montreront combien cette part longtemps tenue à l’écart, comme si les critiques devaient se ranger aux sévérités, aux passions, aux tiraillements des écrivains devant leurs œuvres, non seulement demeure un objet d’étude fertile, mais a pu persister avec obstination dans les sous-sols de la création, parents symboliques de ces souterrains dont Le Paysan de Paris nous disait en 1926 l’invincible attrait. L’éventail critique ici déployé coïncide également avec la sensibilité des contributeurs, dont certains n’hésitent pas à mettre en évidence telles zones de faiblesse de l’œuvre. Prenons l’entrée « Lyrisme », où Michel Sandras défend un droit à l’irritation devant « certains aspects du lyrisme des derniers recueils » ou encore « la scie que constitue l’hommage à Elsa » (p. 557), dont on sera libre de se prévaloir, mais qui contribue salutairement à prévenir la tentation d’une admiration sans mélange, devant un tel écrivain.
14Concluons en formulant un vœu, plutôt qu’un regret de rigueur, au chapitre des entrées que l’on aurait voulu trouver en ces pages. Ce n’est sans doute pas le moindre des paradoxes, face à ce que peut avoir de monolithique la figure de l’écrivain national, que l’on rie souvent en lisant Aragon — sous les effets conjoints de l’humour, de l’ironie surtout et d’une force de percussion sarcastique qui, à des degrés divers, caractérise une large part de l’œuvre. Une notice sur la question aurait pu guider les curieux ou les sceptiques dans ces méandres à contre-courant des mythes d’auteur. Peut-être voudra-t-on répondre par cet avertissement de la longue préface du Libertinage (1924) : « Enfoncez-vous bien dans la tête que je ne veux pas des rieurs de mon côté. La légèreté ne me va guère. J’ai coutume de dire mon pesant esprit germanique. Cela amuse beaucoup les badauds. Mais croyez-moi, cela finira par les emmerder2. » Faut-il croire ce mauvais plaisant qui, peu après, se dira « le meilleur modèle » de « la fuite des idées3 » ?