Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Mars 2021 (volume 22, numéro 3)
titre article
Julie Anselmini

Parler, écrire, penser à l’ère médiatique : changements d’optiques & nouveaux mythes

Speaking, writing, thinking in the media age: changing perspectives and new myths
Pascal Durand, Médiamorphoses. Presse, littérature et médias, culture médiatique et communication, 2e éd. revue et complétée, Liège : Presses universitaires de Liège, coll. « Situations », 2020, 324 p. EAN 9782875622556.

1Fin connaisseur de Mallarmé et du xixe siècle, historien de l’édition et des institutions culturelles, spécialiste des théories de la communication et des médias, Pascal Durand, revenant dans son dernier ouvrage sur les interactions aussi nombreuses que fécondes entre presse et littérature à partir du xixe siècle et sur la circularité moderne entre culture et médias, s’attache aux transformations produites par ces interactions sur les formes d’écriture et d’expression, mais aussi plus fondamentalement sur les formes de pensée. Le mot-valise « médiamorphoses », choisi pour titre, désigne ainsi les changements de regard et de perspectives sur les objets culturels (œuvres, discours, textes, images…) et leurs supports, changements dus aux multiples effets de l’univers médiatique sur nos schémas de compréhension. Ces processus sont abordés à travers trois points de vue. Un point de vue historique, d’abord, visant à examiner en diachronie les changements intervenus des années 1830 à nos jours, et la façon dont les écrivains (Lamartine, Dumas ou Mallarmé) et penseurs (Le Bon ou Tarde, Gramsci, Benjamin ou McLuhan) rendent compte de ces mutations du regard et de la sensibilité. Un point de vue analytique, ensuite, permettant de passer divers objets au crible de la réflexion : la poésie, le roman-feuilleton, le Livre et les mythes nostalgiques ou eschatologiques qu’il suscite, le reportage, la publicité… Un point de vue théorique et critique, enfin, visant à dégager des pratiques et des théories de la communication les idéologies et les fantasmagories qu’elles recouvrent.

La circularité entre presse, littérature, médias, culture médiatique & communication

2Ces différentes approches informent simultanément les chapitres composant l’ouvrage, issu de travaux publiés entre 1995 et 2015. Ces études d’abord autonomes, dont l’introduction du volume justifie l’ordonnancement au sein de ce dernier, sont réparties dans trois parties dont la première, « De la presse aux médias », examine principalement les mutations induites par l’essor de la presse depuis le xixe siècle. Après avoir clarifié le sens et chronologisé l’usage de mots ou d’expressions tels que médias ou culture médiatique (chap. I), P. Durand s’attache au regard porté sur le « présent des médias » par Lamartine, Mallarmé puis Gabriel Tarde (chap. II) ; il s’attarde ensuite sur la révolution du reportage dans les années 1880 et sur son impact dans le champ journalistique autant que littéraire (chap. III), avant d’examiner au prisme du Figaro les relations des poètes avec le journalisme (chap. IV). Le chapitre V revient enfin sur la doctrine des médias professée par Marshall MacLuhan, à travers laquelle peut se reconstituer « l’archéologie de certaines de nos crédulités techniciennes » (p. 16).

3La deuxième partie, « Médias et culture médiatique », se penche sur la manière dont la « culture médiatique », à partir du xixe siècle, s’est constituée en un ensemble de concepts mais aussi de fantasmagories, que d’aucuns ont tôt tâché de déconstruire. Après un retour aux origines de la culture médiatique, soit au développement du roman-feuilleton et à ses étapes (chap. VI), P. Durand analyse les réflexions d’Antonio Gramsci sur l’imaginaire et les fonctions sociales du roman-feuilleton (chap. VII) ; la pensée du célèbre prisonnier éclaire aussi les enjeux idéologiques et politiques de cette production, comme le fait, d’une autre manière, l’un des chefs-d’œuvre du genre, Le Comte de Monte-Cristo de Dumas, allégorie anti-technocratique et anti-saint-simonienne des moyens de communication et d’information modernes (chap. VIII). L’analyse du concept d’aura chez Walter Benjamin est un autre biais pour penser les transformations du regard provoquées par le régime de la grande reproductibilité technique qui se met en place au cours du xixe siècle (chap. IX), tout comme l’examen des discours prédictifs ou prophétiques sur l’avenir du Livre (chap. X). Les fantasmagories propres aux médias sont de même au cœur de l’imagerie publicitaire, comme le montre la « trahison des images » que l’auteur analyse dans les campagnes de presse menées par Benetton dans les années 1990 (chap. XI).

4La dernière partie de l’ouvrage, « Communication et langages du pouvoir », se concentre enfin sur les médias contemporains et les discours journalistiques d’aujourd’hui. L’étroite interdépendance entre le système médiatique et le système économique mais aussi l’ensemble des institutions politiques et sociales est analysée (chap. XII) ; la phraséologie journalistique, recyclant circulairement tout un ensemble de clichés et de lieux communs, est ensuite démontée par l’auteur, qui s’attarde pour finir sur les « nouveaux mots du pouvoir » qui composent la parole politique comme celle des éditorialistes (chap. XIV) et sur le discours « néo-réactionnaire » par lequel se manifeste, dans les médias, ce que P. Durand analyse comme une droitisation de la société française (chap. XV).

5Au-delà de ce résumé rapide, on mettra en lumière trois axes démonstratifs particulièrement stimulants pour la réflexion.

Du tournant socio-historique des études littéraires & de l’usage extensif de l’adjectif médiatique

6L’étude des relations entre presse et littérature connaît, surtout en France, un développement considérable depuis une bonne vingtaine d’années. L’histoire culturelle et la sociologie de la littérature sont venues renouveler l’histoire littéraire traditionnelle, après le règne de la théorie structuraliste ; bien au-delà des seuls historiens du livre, spécialistes de l’édition ou historiens de la presse, les chercheurs en littérature regardent désormais communément l’espace littéraire comme un champ de forces où interagissent auteurs, genres, modèles esthétiques, groupes et instances collectives, appareils d’édition, etc. Une forme de pression institutionnelle peut aussi expliquer cette évolution : dans le cadre d’un enseignement supérieur de plus en plus soumis aux impératifs de la pluridisciplinarité et de la professionnalisation, ouvrir le champ des études littéraires à ceux des sciences de l’information et de la communication a pu relever, comme le souligne P. Durand, d’un « réflexe de défense » autant que d’une « résignation à ces politiques » (p. 10). Ce renouveau a apporté un nouvel éclairage sur les grands auteurs (Balzac, Baudelaire, Mallarmé, Sand, Stendhal ou Zola), dont les relations, souvent aussi polémiques qu’ambiguës, avec la presse et les médias ont été interrogées ; mais la poétique et la rhétorique du discours de presse lui-même ont été fructueusement analysées, et la « civilisation du journal » telle que l’ont étudiée notamment Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant en venant à englober la littérature, celle-ci a désormais été examinée en cela qu’elle se forgeait elle-même en partie et se renouvelait dans le « creuset » de la presse.

7P. Durand ne met évidemment pas en cause ce tournant fécond des études littéraires consistant à envisager les œuvres comme des configurations tant discursives que sociales et techniques : sa propre recherche en procède et y a contribué. Mais d’utiles remarques sont formulées notamment à destination des dix-neuviémistes. L’exportation devenue quasi systématique de l’adjectif médiatique dans le langage des spécialistes étudiant les rapports entre presse et littérature risque ainsi d’imposer une vision un peu anachronique, en amoindrissant la charge symbolique détenue, à partir de la monarchie de Juillet, par des vocables qui, tout banals qu’ils sont, « sont des stockages d’énergie sociale et de représentations » (p. 31) : ceux de presse et de journal. Or si l’usage du terme de médias rend bien compte de la « force conquérante » du journalisme au xixe siècle, de sa corrélation avec les premières agences de publicité ou de celle avec la technologie du télégraphe électrique, ce vocable occulte aussi une caractéristique majeure du journalisme au xixe siècle, qui reste étroitement lié aux domaines du livre et des périodiques – en un mot, avec l’imprimé. Le xixe siècle aura pourtant été, en définitive, « le seul siècle de la presse écrite » (p. 33). Réserver le terme de médias à la désignation de la période qui s’ouvre dans les années 1930 et voit la fin de l’« âge d’or » de la presse écrite, désormais en concurrence avec d’autres moyens de communication de masse, semblerait donc, à cet égard, plus pertinent.

8Raisonner en termes médiatiques revêt cependant des enjeux heuristiques. Cette démarche porte en effet l’accent sur les supports techniques de l’expression et de la communication et sur les contraintes et effets qu’ils entraînent – comme par exemple la promotion du blanc, cher à Mallarmé, dans l’édition littéraire haut de gamme, « par opposition aux maculatures mercantiles des journaux » (p. 45) mais aussi pour faire ressortir la pureté du support. Le journal lui-même est en outre considéré dans son imbrication avec les « pratiques discursives et sociales qui l’informent mais qui aussi le travaillent » (ibid.). L’approche du fait littéraire en termes médiatiques, enfin, le désenclave et le délivre du « vase clos » dans lequel les lettrés et l’institution scolaire l’ont trop enfermé. Cette approche rend finalement les textes « à leur modalité d’existence publique, c’est-à-dire sociale », soit à ce qui aura, « sous plus d’un aspect, décidé de leur forme et de leur intelligibilité » (p. 46).

Communication & opérations de pensée : des concepts aux mythes

9Particulièrement attaché à l’histoire des mots et des concepts, aux représentations et aux changements de perspectives induits par leur mise en circulation, P. Durand invite à la réflexivité lexicale comme à l’esprit de finesse historique, de façon à retremper des expressions reçues telles que culture médiatique ou culture de masse dans « leur contexte historique de formation » (p. 35). Autant que cette entreprise de sémantique historique, l’analyse des représentations mêmes confère son prix à l’ouvrage.

10Des mots et concepts, l’auteur en vient à étudier toute la gamme des représentations qui découlent de la prégnance moderne des médias. Les représentations littéraires en sont une variété, et c’est ainsi que P. Durand analyse par exemple au chapitre III les représentations corporelles de deux personnages du roman de Jules Verne Michel Strogoff, reporters figurés à la manière de machines d’enregistrement et de communication vivantes. Dans un autre registre, la doctrine de McLuhan et sa représentation globale des médias identifient ces derniers à des prothèses et file ad libitum la métaphore corporelle (voir le chap. V). La fable du Comte de Monte-Cristo, « contre-utopie de la communication » (p. 178), est une autre figuration des effets, enjeux et menaces potentielles de la montée en puissance de moyens de communication et d’information tels que le télégraphe électrique (chap. VIII). La fictionnalisation des phénomènes n’est pas le seul type de représentations qui fixent l’attention de l’auteur. N’échappant pas à une dimension parfois fantasmatique, les images, tropes, lieux communs du langage courant et du langage journalistique intéressent particulièrement P. Durand, qui propose d’éclairantes analyses sur le fonctionnement des clichés ou d’un autre type d’énoncé fortement lié aux médias qui est le slogan, « cette sorte de projectile verbal » dont la puissance

ne tient pas tant à son caractère d’énoncé péremptoire, compact, abrupt, qu’au fait d’être aussi […] une parole venue de nulle part, tombée qui sait d’où, s’autorisant de l’évidence qu’elle annonce, formulée sur le double mode du « on dit » et du « sachez-le ! » (p. 121).

11Une ligne passionnante de la réflexion, qui serpente à travers l’ouvrage, concerne enfin le versant magique, voire religieux de la pensée sur les médias. Si le terme de medium se distingue dès l’origine de son homophone médium doté d’un accent, renvoyant pour sa part, depuis Swedenborg, au vocabulaire spirite, les liens ne sont pas pour autant rompus avec la pensée occulte ou mystique. P. Durand rappelle ainsi que « les mass-médias ont ouvert une voie royale aussi bien aux prophètes de la catastrophe qu’aux théoriciens du salut par communion planétaire » (p. 43), ce qu’il analyse par exemple à travers les discours prédictifs (apocalyptiques ou plus dialectiques) sur l’avenir du Livre (chap. X), prenant soin de souligner que la dramatisation des discours sur la mort du Livre renvoie de son côté (p. 201) à la nostalgie d’acteurs arc-boutés sur leur dignité et leur suprématie culturelle… Adoptant pour sa part une vision élargie du livre, dont « l’avenir n’est sans doute pas écrit dans l’encre indélébile de Gutenberg », P. Durand conclut ainsi que ce livre essentialisé, périodiquement « voué à la mort ou à l’éternité », « n’est rien guère d’autre, en réalité, que telle classe de livres dont la légitimité dure le temps que dure l’autorité de ses usagers et de ses producteurs » (p. 209).

12Que les médias, sous une forme ou une autre, soient investis d’une dimension sacrée, et que le lexique et la pensée spiritualistes se frayent ainsi un chemin à travers la technologie révèlent bien les enjeux fantasmatiques, symboliques et axiologiques de la pensée des médias. Dégager, des mots, concepts et représentations diverses, les valeurs qu’elles recouvrent, démythifier les médias et la communication, est une dernière ligne force de l’entreprise de P. Durand que nous mettrons en exergue.

Regard critique sur un présent hyper-médiatique

13La portée historique de l’ouvrage est indéniable et son apport à l’histoire des relations entre presse et littérature, entre culture et médias, est précieux : tout en éclairant des recoins méconnus de cette histoire (la biographie de Lamartine sur Gutenberg parue en 1864, par exemple), P. Durand revient à diverses reprises, tout en affinant cette périodisation, sur les étapes charnières du xixe siècle. 1836 (lancement de La Presse par Girardin – et du Siècle, peut-on ajouter, par Dutacq), 1863 (lancement du Petit Journal et apparition d’une presse populaire à très bon marché), 1884 (lancement du Matin et développement de la presse d’information et de reportage, au détriment du journalisme littéraire et politique), ces dates ouvrent des périodes marquant autant de périmètres différents de la « culture médiatique ». En fin connaisseur du dernier tiers du siècle, l’auteur éclaire particulièrement cette période durant laquelle la littérature s’est redéfinie, selon le mot de Mallarmé, comme l’exception suprême à l’« universel reportage ». Cependant, non seulement le propos de P. Durand entre souvent en résonance avec notre présent hyper-médiatique, mais il s’y confronte aussi directement, notamment dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, qu’on peut lire comme le prolongement des réflexions critiques qu’il avait déjà livrées dans La Censure invisible, paru chez Actes Sud en 2006.

14Organes indispensables de la liberté d’expression, les médias jouent assurément un rôle démocratique : c’est justement parce qu’ils constituent la « courroie de transmission publique » (p. 22) de l’ensemble des institutions qu’ils doivent être l’objet d’une vigilance critique particulière. Mais P. Durand souligne combien ce sont aussi des dispositifs intriqués dans la sphère du pouvoir : ces entreprises commerciales appartiennent souvent à de grands groupes industriels – rien de bien étonnant, dès lors, qu’« un journalisme de marché soit presque nécessairement favorable à une pensée de marché » (p. 238) –, et les médias entretiennent avec l’État des relations qui relèvent autant du contrepoids ou du contrôle que de l’échange de bons offices ou du partage d’intérêts. Or la charge idéologique des discours journalistiques, maniant la même « langue de bois » que les technocrates, langue envahie par la gouvernance, l’expertise, l’efficacité, la stratégie ou la modernité, est minutieusement analysée par P. Durand, qui met par exemple en évidence un procédé rhétorique récurrent, le paradoxisme de surface, confortant en réalité la doxa qu’il prétend dénoncer, et nombre de clichés. Les médias, par leurs accointances avec les acteurs dominants du marché économique comme par l’évidement de la politique auquel ils procèdent en ramenant celle-ci aux proportions mesquines d’une compétition interpersonnelle, spectaculaire et rhétorique (la presse d’opinion reculant pour sa part), soutiennent donc dans leur grande majorité le néo-libéralisme triomphant en France ou en Belgique notamment, concourant à « cette fin de la politique que le politique nomme aujourd’hui en règle générale » (p. 279).


***

15Comme le rappelle Pascal Durand à propos de Marshall McLuhan dans le chapitre V, le fait de s’intéresser spécialement aux médias et d’en décortiquer le fonctionnement et les effets ne signifie nullement qu’on souscrive sans réserve aux modèles qu’ils proposent ou que proposent certains de leurs théoriciens ! Alternant perspectives panoramiques et focus, et mariant autant la critique à la théorie que l’analyse à l’histoire, Médiamorphoses a ainsi la grande vertu d’aiguiser notre regard sur un tissu de relations devenues si inextricables qu’elles ont fini par nous paraître naturelles, et de réveiller notre attention aux enjeux axiologiques et idéologiques d’interactions qu’on aurait tout aussi tort de penser neutres.