Le stylet du critique : relire Céline en son siècle
La politique du style
1Henri Godard publie en 1985 Poétique de Céline. Cette étude sur le style et la voix narrative du romancier français marque un jalon important dans le travail critique commencé plus d’une décennie plus tôt avec les éditions des œuvres de Céline dans la bibliothèque de la Pléiade. Cinq ans après cette étude sur la poétique célinienne, paraît dans la collection « L’Infini »de Philippe Sollers L’Autre Face de la littérature, un essai sur André Malraux. En évoquant l’autre face, on aurait pu croire effectivement que Céline se situe de l’autre côté de l’échiquier littéraire, car dès cette époque où André Malraux publie L’Espoir, Céline est de retour d’U.R.S.S., et quelque peu désillusionné par le manque de succès de Mort à crédit, décide de publier Mea Culpa, un violent texte anti-communiste qui relate son voyage en U.R.S.S. deux ans après la traduction par Elsa Triolet de son premier roman Voyage au bout de la nuit. La réception de ce texte est primordiale, à une époque où André Gide écrit son Retour de l’U.R.S.S., notes de voyage qui ne cachent pas sa déception mais dont les réactions virulentes nourriront son réquisitoire contre le stalinisme et sa dénonciation du totalitarisme soviétique. Alors que Voyage au bout de la nuit avait été très favorablement accueilli par des écrivains comme Malraux ou Bataille, l’échec de Mort à crédit et l’incompréhension devant Mea Culpa sera telle qu’il se lance dans la rédaction du pamphlet Bagatelles pour un massacre.
2Ici se situe le point de rupture pour tout lecteur de Céline. H. Godard a éclairé la cristallisation de ce moment, expliquant comment la violence de l’antisémitisme de Céline a opéré une cassure dans son expérience de lecteur. Il a d’abord commencé par lire Céline à travers l’œuvre tardive. Après le choc verbal D’un château l’autre, avec ses grandes découvertes langagières et stylistiques, il entame la lecture des pamphlets. Après l’éblouissement vient le haut-le-cœur. D’emblée une question se pose. Comment lire un des grands écrivains de la langue française du xxe siècle tout en sachant qu’il est en même temps l’auteur de pages dont l’antisémitisme soulève la révulsion la plus profonde ? Cette opposition entre le grand styliste et le « salaud » antisémite a été déclinée sous toutes les formes possibles1. Il est devenu le pont aux ânes de la critique célinienne. Cette opposition est dénoncée et étudiée dans Céline scandale en 1994. S’il convient de ne pas minimiser le scandale et le choc des écrits antisémites, d’autant plus que Céline est l’auteur qui a pu dire la misère la plus profonde de ceux qui se laissent ronger par la mort, il faut lever l’opposition pour comprendre ce qu’une telle dualité cache. Il faut refuser la pirouette célinienne qui invoque le style pour se présenter comme le grand styliste qui n’aurait pas beaucoup d’idées, pour comprendre comment style et politique avancent ensemble : « Le seul vrai scandale auquel nous confronte Céline est celui du plaisir que nous prenons aux œuvres d’un auteur qui a exprimé des idées que nous condamnons2 ». Ainsi, l’expérience de la lecture de Céline définit « le point névralgique » de notre rapport à l’expérience littéraire en poussant « à sa limite l’écart toujours aussi difficile à accepter entre littérature et morale ». C’est donc la politique du style qui est ici en jeu, dans une tension que Céline nous impose, avec toutes ses difficultés. Non seulement, il ne s’est jamais excusé pour ce qu’il a écrit dans ses pamphlets, mais en interdisant la republication de ces textes, il opère une autocensure d’autant plus condamnable qu’elle pourrait être mise sur le compte de cet excès stylistique même. Une telle tension a poussé H. Godard à revenir en 2011 sur Céline par le biais de la biographie, non que le critique ait une vocation de biographe mais la rédaction d’une vie comme celle de Céline permet de lever cette dualité entre le grand écrivain et le pamphlétaire antisémite pour écrire la vie d’un homme qui devait laisser cohabiter ensemble ces deux dimensions inconciliables.
3Dans ses deux derniers livres, H. Godard propose de poursuivre les conséquences de ce débat. Céline et Cie chez Gallimard et Une critique de la création et autres essais chez l’éditeur Du Lérot. Ces deux livres doivent se lire ensemble, car ils posent une continuité dans la démarche du critique et montre l’ancrage de la problématique de la création au cœur de l’œuvre célinienne. Les deux livres approchent les différentes dimensions relatives à ce débat qui passe « d’un scandale l’autre » selon le titre du chapitre d’ouverture, c’est-à-dire en passant de la commémoration du cinquantenaire à la déclaration de réédition des fameux pamphlets en France. Ces deux livres forment les deux versants d’une même démarche : d’une part l’historien de la littérature qui cherche à faire comprendre la place de l’œuvre de Céline dans le paysage littéraire français du xxe siècle, et d’autre part le travail critique qui a permis d’établir une édition scientifique du texte littéraire.
Portrait de l’écrivain en animal de compagnie
4Ce qui retient l’attention d’H. Godard depuis plus de trente ans est la poursuite d’une réflexion sur la littérature, réflexion dont la compagnie d’un écrivain comme Céline est loin d’être une tâche de tout repos. De fait, s’il est un nom autour duquel la littérature française échappe difficilement à un paysage clivé, c’est bien celui de Céline. Le tourniquet qui fait passer du « grand écrivain » à « l’antisémite » semble toujours nous ramener vers le même point de départ. Il n’est possible de lever cette difficulté qu’en confrontant son travail de critique avec les pamphlets, d’intégrer le scandale au cœur de la réflexion sur la littérature. Abordant le problème Céline comme celui d’une double polémique, celui de la célébration et celui de la publication de textes inaccessibles, il convient tout d’abord de réinscrire Céline dans son temps. Célébrer l’écrivain ou honnir le monstre aboutit toujours à le maintenir dans une étrange solitude, à le tenir à l’écart pour en faire une énigme à part. Par contre en soulignant comment il s’inscrit dans la génération de l’entre-deux-guerres, comment il partage avec des romanciers comme Malraux, Guilloux, Cocteau, Genet ou Queneau une commune quête existentielle qui définit la génération des romanciers d’après la Grande guerre, une telle approche permet d’entamer un travail de contextualisation historique et littéraire de l’écrivain. Cette démarche permet de montrer comment Céline s’inscrit dans sa génération avant d’être confronté à la crise du nouveau roman.
5En débutant par la double polémique de 2011 et de 2017, à savoir le retrait de Céline du livre des commémorations nationales à l’occasion du cinquantenaire de sa mort et l’annonce six ans plus tard du projet de rééditer les pamphlets de Céline, « bannis en librairie depuis 1944 » (p. 19), H. Godard nous mène au cœur du problème car face à ce double refus, le critique se demande s’il ne faut pas laisser le cadavre dans le placard. En effet, après avoir évoqué l’horreur de leur lecture et parcouru la composition des trois pamphlets antisémites, il défend l’idée d’une réédition de ces textes situés au centre de la polémique. L’occultation de ces textes a pour conséquences qu’ils ne sont presque jamais lus. Il est donc primordial de rendre ces textes accessibles au lecteur avec l’appareil critique, historique et scientifique nécessaire. Or un tel appareil ne sera pas littéraire. Tout en soulignant au passage certaines tournures verbales réussies, H. Godard souligne clairement que les pamphlets ne sont pas de la littérature : « Rien d’étonnant à ce qu’on n’y reconnaisse pas littérairement du Céline : ce n’en est pas » (p. 26). Si H. Godard a toujours insisté pour qu’une analyse critique des pamphlets retrace les sources des citations de Céline qui puise abondamment dans la propagande hitlérienne de l’époque, cet écart est nécessaire pour tenir ensemble les deux faces de Janus. Ici, se pose la question abyssale des limites de notre rapport à la littérature, de son rapport à la morale comme possibilité même de la littérature dans l’immédiate après-guerre.
6En 1997, H. Godard formulait très clairement l’enjeu que posait Céline à notre rapport à la littérature : « Céline reste bien le point névralgique de notre expérience actuelle de la littérature. Il pousse à sa limite l’écart toujours aussi difficile à accepter entre littérature et morale3 ». Après la célébration avortée de 2011, lorsque H. Godard invoque un effet de censure4, la position devient plus tranchée, plus exclusive : « La création artistique, quand elle est authentique, constitue par elle-même un ordre qui ne se confond pas avec les autres ordres de valeurs, notamment pas avec la morale » (p. 42).
7En proposant de reprendre la question Céline à partir de ce double scandale, Céline et Cie veut poursuivre une réflexion plus large autour de la littérature. L’accent est donc mis sur cette mise en compagnie de Céline à laquelle il semble toujours faire défaut, comme le confirme les deux polémiques. Mais entre ces deux dates, celle de 2011 et 2017, vient se glisser une autre date, celle de 2015 et des attentats djihadistes qui ont ébranlé la France. Ces attentats posent la question de l’origine de la violence en nous renvoyant à une phrase extraite de Voyage au bout de la nuit, où Bardamu écrit son propre roman et dans laquelle il décrit ce que les gens veulent au plus profond d’eux-mêmes : « tuer et se tuer ». La brutalité d’une telle affirmation, sans raison, sans justification est cruellement confirmée par les attentats de 2015. Une telle phrase rappelle qu’à l’origine de l’œuvre de Céline se trouve la guerre. « De la guerre, il est sorti dessillé, à jamais revenu de toute illusion » (p. 48). La guerre est l’œuvre de la société, sa violence meurtrière qui définit le rapport entre les hommes et justifie toutes les autres dénonciations. Elle place l’écriture de Céline sous le signe de la mort, celle qu’il appelle « la vraie inspiratrice ». Dès lors, cette compagnie qu’évoque le titre de Céline et Cie peut désigner tout aussi bien ceux de cette génération qui a connu la guerre, ceux avec lesquels il chemine à travers le siècle que la « Compagnie militaire » qui place la guerre à l’origine de la littérature.
8Du scandale Céline à cette violence originaire et meurtrière de la guerre, H. Godard propose de resituer l’écrivain au sein de sa génération pour permettre de « restituer le tableau plus complet en élargissant à d’autres œuvres qui ont compté — celles de Malraux, de Guilloux, de Cocteau, de Genet, de Queneau ». Céline demeure le point d’entrée d’une interrogation sur la littérature. Il est « un objet privilégié » à partir duquel nous devons demander ce qu’est la littérature. Ainsi, en interrogeant Céline à partir de l’œuvre d’autres écrivains, H. Godard démontre comment son œuvre doit se lire à cheval entre deux générations, celle qui naît de la guerre et celle qui remet en question les formes traditionnelles du roman.
9Une telle lecture s’en prend à un édifice de la pensée littéraire en France, à une découpe du roman qui consiste à faire de Céline et de Proust les deux grands écrivains du xxe siècle. Ce rapprochement était déjà en jeu lors de la rencontre de Céline avec Milton Hindus. Après la publication de The Crippled Giant (L.F. Céline tel que je l’ai vu) en 1950, le critique américain se tourne vers l’auteur de la Recherche pour publier en 1962 A Reader’s Guide to Marcel Proust. La proximité entre Céline et Proust se cristallise autour du thème de la guerre qui clôture la Recherche et qui ouvre le Voyage. Pourtant, si la guerre est annonciatrice d’une fin du monde apocalyptique dans Le Temps retrouvé, cette jonction entre l’expérience célinienne du front et l’angoisse proustienne de l’embusqué est travaillé par une volonté de continuité. Il faudrait plutôt comparer les pages de Proust sur le Paris en guerre avec Féérie pour une autre fois afin de prendre la mesure stylistique des deux écrivains, prendre ce point à partir duquel la guerre défait le monde. De fait, la fuite à travers l’Allemagne dévastée correspond à cette promenade nocturne de Proust à travers la nuit parisienne. Face à une telle lecture, le geste d’H. Godard consiste ici à restituer Céline à sa place au sein d’une génération qui fut la sienne, et dont l’œuvre romanesque s’articule autour d’un questionnement existentiel. Le point de rencontre pour ces auteurs est une expérience intense et partagée de la grande guerre. Leur œuvre naît de celle-ci, de son traumatisme et se poursuit au-delà de la seconde guerre mondiale dans une réflexion sur le roman qui va enfin s’effacer devant l’émergence du nouveau roman. Céline, Malraux, Guilloux, Giono forment la génération des écrivains de l’existentiel.
10Guilloux est un écrivain qui occupe aujourd’hui une position quelque peu oubliée et bien « insuffisante », selon l’expression d’H. Godard. Cela tient à la difficulté de le situer dans la production de son époque » (p. 81). Ce sera le journaliste égyptien Georges Henein qui a vu très tôt cette force de rupture qui rapproche Guilloux d’écrivain comme Céline ou Malraux. Guilloux est celui qui a le plus souffert de l’arrivée du nouveau roman. H. Godard veut lui rendre sa place dans cette constellation de la génération du roman existentialiste, entre Céline et Malraux, en montrant comment Le Sang noir présente un lien profond avec le Céline de Voyage au bout de la nuit, alors que Henein ne manque pas de souligner ce qui rapproche Bardamu et Cripure. Ce lien entre ces trois écrivains est un phénomène de génération qui vient se nouer autour d’une expérience commune de la guerre. Les trois écrivains tirent toutes les conséquences métaphysiques et existentielles de cette catastrophe, et affirment une volonté de rupture par rapport à la génération précédente, celle des ainés comme Proust, Gide ou Mauriac. Les forces d’effondrement du monde annoncées par Nietzsche, Schopenhauer et Freud devenaient après la guerre une intuition née de l’expérience, une évidence qui doit se raconter. Le malaise de la civilisation découvre dans le roman individualiste, dans sa quête existentielle, la possibilité de dire la place de l’individu pris dans cette crise de la société.
11Restituer Céline dans sa génération, le lire au regard des autres œuvres qui ont compté vise à diffuser le cas unique de cet auteur. Une telle lecture tente de neutraliser l’antagonisme en montrant comment il s’inscrit dans son époque. Mais plutôt que de mesurer Céline à chacun de ces auteurs, H. Godard les aborde l’un après l’autre, offrant certaines comparaisons comme entre Queneau et Céline. Plus particulièrement, avec Queneau, Cocteau et Genet, le critique montre comment nous voyons chez ces auteurs des formes et des styles qui finiront par provoquer une crise des formes romanesques en préparant l’avènement du nouveau roman.
12Cocteau est le romancier sans vocation romanesque, celui qui invente sa propre catégorie avec la « poésie-roman », décrite par Godard comme de brèves fusées tirées dans le ciel de la poésie qui cherchent à déplacer les règles du roman. Toutefois, Cocteau écrit durant la même décennie que Céline et Malraux. Il participe à cette unité sous laquelle le critique rassemble les différents romanciers. Avec Genet, nous découvrons une poésie qui joue contre la fiction. Il écrit cinq récits scandaleux, au style fulgurant, dont la facture rompt en profondeur avec les anciennes formes narratives. Sans se vouloir romancier, Genet contribue au renouveau du genre. Il en a conscience et préfère retirer l’indication du genre « roman » de ses textes. Il parle plutôt de poésie et d’autobiographie afin de caractériser son écriture. À part Querelle de Brest, tous les critères de l’autobiographie sont présents dans ses textes et offrent autant de points de contact avec la réalité vécue par son auteur. Tout est fait pour que le lecteur croie à des fragments autobiographiques qui doivent être reconstitués, bien que le problème soit la cohérence de cette écriture, dans laquelle les faits ne peuvent resurgir et s’imposer d’eux-mêmes. Si la situation de narration garantit l’autobiographie, celle-ci apparaît brouillée, avec des avertissements, des faits transposés ou sublimés. Contre l’autobiographie, Genet revendique une liberté référentielle. Il brouille les pistes, à l’instar de Céline qui passe de Bardamu dans le Voyage à Ferdinand dans Mort à crédit. Genet veut adhérer au réel tout en gardant sa liberté de création. Le cadre autobiographique ouvre à un lyrisme personnel qu’interdit le romanesque. En le rapportant aux faits réels et à son expérience, ce lyrisme s’impose comme le style de Genet.
Rire avec la langue
13Le cas de Queneau est plus intéressant, car son œuvre prolixe évolue entre poésie et littérature, mathématique et pataphysique, tandis que l’auteur cherche à renouveler la langue française. Bien entendu, ce n’est pas cette multiplicité « encyclopédique » de l’écrivain que retient H. Godard, mais la genèse de son écriture comme romancier, en partant du refus initial du roman qui est au cœur de la pratique surréaliste au moment de sa rupture avec Breton en 1929. Tout en dressant le contexte particulier de ce refus, H. Godard pose la question de savoir si Queneau est un romancier. Au moment où il quitte le surréalisme, ce n’est pas pour écrire Odile, le roman dans lequel il retrace le milieu et l’ambiance surréalistes autour du cénacle de Breton, mais pour se lancer dans un projet plus qu’improbable : son encyclopédique étude sur les fous littéraires qu’il soumet chez Gallimard et chez Denoël avant de recevoir un double refus. Il ne publiera jamais cette étude de son vivant, pour laquelle son ami André Blavier se chargera de donner suite avec son étude Les Fous littéraires5, tandis que le livre de Queneau paraîtra de manière posthume avec son titre original : Aux confins des ténèbres6. Le refus de ce travail d’érudition permet à Queneau de penser autrement son approche de l’encyclopédisme, cette fois-ci non plus comme une encyclopédie des sciences inexactes mais plutôt comme un encyclopédisme qu’il mettra à l’œuvre plus tard dans la bibliothèque de la Pléiade, tout en se concentrant sur son écriture de romancier, puisque quelques mois plus tard, en 1948, paraît Gueule de pierre.
14La question que soulève l’œuvre de Queneau est la genèse du néofrançais, par rapport au langage parlé qu’introduit Céline. Rappelons que Voyage au bout de la nuit est publié en 1932 alors que Le Chiendent paraît l’année suivante en 1933. La genèse de ce premier roman relève d’une part de la lecture d’Ulysse de James Joyce en 1929, l’année de la traduction française du roman par Valery Larbaud et Auguste Morel, d’autre part d’une traduction entreprise durant son voyage en Grèce qui fut abandonnée après une vingtaine de pages avant de devenir une retranscription en néo-français d’un traité philosophique. Si H. Godard attire l’attention sur l’influence joycienne de l’écriture de Queneau, celle-ci permet de montrer comment il entend s’en prendre à la narration en s’attachant non pas à l’histoire et à l’élaboration d’un personnage, mais plutôt à la mise en place d’une structure, dont les dernières pages du livre indiqueront ce qu’elle doit à Raymond Roussel et à ses lois de composition mathématique. L’influence d’Ulysse est évidente dans la variation des écritures, mais comme le remarque Queneau lui-même à l’époque, lorsqu’il déclare être « arithmomane », l’œuvre littéraire doit avoir une structure et une forme mathématiques.
15La remise en question de l’écriture romanesque chez Queneau dépasse de loin la simple approche formelle du genre. Elle relève également d’une taxonomie étonnante, déroutante, qui pourrait être rapprochée d’un usage inexact des sciences exactes. Ainsi, dans sa bibliographie publiée dans Les Enfants du limon, Queneau propose de classer le récit Odile sous le genre des « Mathématiques », Gueule de Pierre sous la rubrique « Cosmographie, Botanique et Zoologie, » Le Chiendent sous la « Phénoménologie », et Les Derniers jours sous le genre « Histoire de France ». Enfin, les poèmes de Chêne et chien relèvent de la « Psychanalyse ». Une telle classification ouvre clairement la voie à une tentative de repenser les genres, les découpes et les distinctions entre forme et fond, tandis qu’H. Godard montre comment l’utilisation du rire et le déplacement d’identité sont le meilleur moyen de se défaire de la structure de la fiction consistant à construire un roman autour de la crédibilité de son personnage. C’est dans la seconde phase de l’œuvre romanesque de Queneau qu’apparaîtra alors une nouvelle forme de personnage, celui de la jeune fille délurée et affranchie, comme Zazie ou Sally Mara.
16En soulignant comment le roman forme la colonne vertébrale dans une œuvre si foisonnante et diverse, la question du rire permet d’approcher la dimension du style chez Queneau et chez Céline. L’humour émerge des interstices d’une langue écartelée, de ses complexités sonores et des écarts entre l’écrit et le parlé. Quant au rire, on tend à oublier le rôle qu’il tient dans l’œuvre de Céline, trop rapidement placé par la critique sous le signe de la misère et du travail de la mort. Pourtant, en son centre résonne un rire immense, un rire décapant comme dans les Entretiens avec le professeur Y. De même, chez Queneau, le sens du rire joue sur la langue et avec elle. Il n’est pas nécessairement l’indice d’un manque de sérieux. Et si les transgressions d’orthographe sur fond de jeux phonétiques sont toujours une source d’efficacité, ce face-à-face entre Céline et Queneau permet d’entrevoir deux approches politiques de l’écriture et de la langue française, puisqu’à l’époque où paraît Bagatelles pour un massacre, Queneau se lance dans la rédaction de son Traités des vertus démocratiques, confirmant que son attachement au néo-français relève d’un attachement aux valeurs démocratiques. Le rire chez Queneau relève d’une représentation de l’humanité commune. Il est par définition anti-tragique car il est conducteur d’un étonnement philosophique devant le monde. Cet écart politique du rire n’empêchera pas Queneau de publier après-guerre une note anonyme sur Céline, dans laquelle il salue Voyage au bout de la nuit et Mort à Crédit, ainsi que Féérie pour une autre fois, dans lequel l’auteur des Exercices de style « retrouve l’incontestable vigueur d’écriture de ses premiers romans » (p. 253).
17Après avoir édité Le Chiendent dans le premier volume des romans de Queneau dans la Pléiade, H. Godard revient sur une des sources du texte, à savoir Raymond Roussel. En effet, Queneau rédige en janvier 1933 un compte rendu d’Impressions d’Afrique dans La Critique sociale de Boris Souvarine, et en 1937 il propose une poétique du roman qui souligne la sensibilité de cet émerveillement devant le monde et la structure organisatrice de l’imagination dans cette œuvre. C’est toute l’opposition entre raison et délire, entre mathématique et poésie que résout Roussel. Si l’auteur de Locus Solus est une source d’inspiration profonde pour Le Chiendent, c’est parce qu’il offre un respect rigoureux de la structure tout en ouvrant un champ libre à la fantaisie, devenant ainsi un « modèle » pour le romancier débutant, une « référence extrême » qui mettait en avant une dimension ignorée de l’écriture par les surréalistes. De cette manière, Roussel trace la voie de Queneau vers le roman et vers l’Oulipo : « Queneau trouve en lui un prédécesseur qui l’aide à devenir lui-même » (p. 251).
Pour une critique de la création
18Cette réflexion sur la place qu’occupe un écrivain comme Céline au sein de sa génération s’accompagne d’un autre livre, plus discret et probablement plus confidentielle, mais dont la lecture recoupe et complète Céline et Cie. Avec cette réflexion autour d’une vie entièrement consacrée à étudier un écrivain comme Céline, H. Godard nous tend en quelque sorte un miroir qui lui permet de questionner son propre parcours comme critique et de montrer certaines des voies qui l’ont amené à s’intéresser à Céline et comment il découvre dans ses lectures une critique de la création.
19Pour une critique de la création et autres essais paraît chez Du Lérot, qui depuis de nombreuses années publie L’Année Céline et défend les études céliniennes. Parmi celles-ci, on trouvera par exemple les textes de Pascal Pia consacrés à Céline, tandis qu’H. Godard a publié chez cet éditeur son étude sur les manuscrits de Céline ainsi que l’ensemble des préfaces et des dédicaces de l’écrivain. Outre le texte inaugural qui donne son titre à l’ensemble, ce volume regroupe un entretien sur la « Prose de Céline », une introduction aux œuvres du xxe siècle dans la Pléiade et une réflexion sur la nécessité d’écrire une biographie sur Céline, ainsi qu’une réflexion sur le rôle de la fiction dans le roman et dans l’opéra. De plus, l’ouvrage se termine par une bibliographie des publications d’H. Godard qui va de 1959 à 2020, et qui est fort utile pour le lecteur désireux de prendre une meilleure connaissance de ses travaux.
20Cette critique de la création tente de restituer une expérience esthétique de la lecture, contre d’autres formes de lecture critique, comme la déconstruction ou la sociologie littéraire de Bourdieu. Elle part d’un geste, cette découverte de la passion pour la littérature lors de la lecture et tente de faire la part que l’enseignement apporte à la connaissance et aux jugements du goût en littérature. Elle présuppose une connaissance préalable à l’étude du texte, comme les données biographiques que l’herméneutique poststructuraliste a évacuées avec la mort de l’auteur. H. Godard se tourne alors vers trois auteurs qui lui ont indiqué cette autre approche de la littérature, trois noms qui forment pour le critique un parcours : Gide, Malraux et Gracq. Avec une telle lecture, la littérature devient le lieu d’une « vive polémique » entre l’ancienne et la nouvelle critique qui invite à construire, sur les modèles de la sémiologie, de la sociologie, de la psychanalyse ou du marxisme, une théorie de la littérature. « L’expérience de la création dans le roman ne se confond avec aucune autre » (p. 11). C’est bien une expérience d’emportement que H. Godard tente de cerner lors de la lecture d’œuvres d’exception. Pour ce faire, il invite le lecteur à regarder de face la littérature en demandant à quel besoin elle répond chez l’écrivain et chez le lecteur.
21Malraux avait posé une réflexion sur la littérature à partir de la création artistique. Les œuvres du monde entier et la photographie bouleversent la notion de beauté séculaire, qui dès lors est remplacée par la joie que suscitent en nous ces œuvres. Dans une réponse à Gaëtan Picon, Malraux confirme que la littérature procure les mêmes joies que les œuvres plastiques, ouvrant ainsi un champ nouveau qui étudie les formes qui composent l’imaginaire d’un écrivain. Il permet d’appliquer au domaine littéraire les mêmes idées qu’il avait appliquées à l’Univers des Formes. « L’art est un anti-destin », déclarait la dernière phrase des Voix du Silence. À sa manière, la littérature participe à ce même geste qui consiste pour l’homme à formuler une réponse devant un monde qui lui paraît insensé. Tout en suivant la démarche que Malraux appliqua aux œuvres plastiques, c’est en effet en privilégiant « cette dimension de consonance7 » qui lui permet de saisir ce moment de joie que sont les heures d’intenses lectures : « Ici intervient le désir qui change le lecteur en critique ». Cette critique de la création est donc une métamorphose de la lecture et du lecteur, qui tente de saisir ce qui éblouit avant qu’il ne disparaisse, qui tente d’approcher les moyens avec lesquels l’œuvre donne ce sentiment de création. Il touche à cette plénitude de vie qu’évoque Proust dans Sur la lecture, lorsque le lecteur se perd dans univers comme dans un « plaisir divin ». En recentrant la critique autour de l’expérience du lecteur devant l’acte de création, cette critique marque les insuffisances de la critique sociologique ou poststructuraliste devant l’émergence d’une langue nouvelle et de son imaginaire dans le domaine de la littérature. Si une œuvre littéraire s’impose par sa radicale nouveauté, peut-on encore supposer qu’elle puisse faire l’objet d’une déconstruction ? Ne convient-il pas plutôt de chercher ce qui dans cette nouveauté même relève de la création ?
22Ce petit livre forme un complément nécessaire à tout lecteur qui voudrait mieux comprendre l’approche critique d’H. Godard face à une œuvre comme celle de Céline, une critique de la création qui cherche à mettre en évidence la dynamique créative de toute œuvre, celle-ci commençant dans l’émotion première de la lecture. À côté de l’enjeu proprement critique qui est proposé par le texte d’ouverture, H. Godard aborde d’autres dimensions comme l’expérience du chercheur qui découvre un manuscrit. Voici que le texte qu’il a connu pour l’avoir lu en forme de livre relève dès à présent d’un contact physique avec le papier et l’encre. L’écriture donne comme une trace physique de la main, son rythme, son sens. Par la graphie, voici qu’un « ectoplasme prend corps » (p. 30). H. Godard reprend ici les arguments du livre qu’il avait publié chez le même éditeur en 1988 : Les Manuscrits de Céline et leurs leçons.
23Approcher la prose de Céline et sa « verdeur », en la situant dans une lignée qui va de Rabelais à Proust, en interrogeant le renouvellement de la langue française et en évitant la séparation de la forme et du fond (le « style » de Céline), amène à poser la question de l’entrée de l’auteur dans la Bibliothèque de la Pléiade. À côté de l’inscription des œuvres de Céline dans ce catalogue, non sans certaines hésitations et refus dont la tomaison porte la trace8, H. Godard rappelle les réserves qui l’ont retenu avant d’écrire sa grande biographie de 2010. Considérant ces enjeux, il remarque tout d’abord combien la biographie n’est pas dans sa vocation et combien il regrette de voir le genre se démultiplier au détriment d’études critiques des œuvres littéraires. Il a donc longuement réfléchi à l’offre qui lui avait été faite d’écrire la biographie d’un écrivain comme Céline, constatant qu’une large part de ses travaux antérieurs allaient dans ce sens et préparaient le terrain. La biographie allait permettre non seulement d’attirer l’attention sur les romans inachevés, mais plus fondamentalement de réinscrire la double écriture des romans et des pamphlets, entre fascination et dégoût, dans la trame singulière d’une vie, afin peut-être d’éradiquer les formules simplificatrices du débat autour de Céline. Mais l’argument décisif pour Godard est le public auquel il s’adresse avec une telle biographie. Il sort des cercles universitaires pour venir s’adresser à un public beaucoup plus large de lecteurs et peut-être même de non-lecteurs de Céline.
24H. Godard décide de clore son ouvrage en faisant un détour par l’opéra. Il rappelle comment, dans le roman aussi bien que dans l’opéra, la fiction au xixe siècle tente par tous les moyens de faire croire à la vie de ses personnages, en élevant cette croyance à la hauteur d’une illusion, avant que le roman français ne tombe dans l’ère du soupçon, avec tout ce que la fiction cherche à occulter mais qui fait partie inhérente de la technique du roman. Avec le roman sans sujet de Flaubert, qui ne tient debout que par la virtuosité du style, émerge cette volonté de restreindre le rôle de la fiction sans pour autant l’évacuer. Il faut la brider avant qu’elle ne grandisse et prenne toute la place du roman. Par contraste, l’opéra prendra ses distances avec une telle esthétique de l’illusion romanesque en plein xixe siècle. Il a du mal à nous faire croire à la fiction de ses personnages qui chantent comme nul autre, « avec des voix d’une puissance, d’une justesse d’une justesse que personne ne reconnaît ». D’emblée, l’opéra se délivre de toute forme de vraisemblance. Plutôt que de dissimuler ses codes, l’opéra va les rendre visible pour les exploiter, tout en développant une logique de partition des voix et des chants qui ne reflète en rien la psychologie des personnages.
25En nous invitant à le suivre à l’opéra pour assister à une représentation du Trouvère de Verdi, Henri Godard suit le jeu des voix, lorsque le chant s’approche au plus près de la parole avant que l’air ne reprenne, décrivant ce qui se passe sur la scène et de l’autre côté de la fosse chez le spectateur, pour traduire plus pleinement cette expérience esthétique, alors qu’il goûte le spectacle en néophyte. Ici, nul jargon de spécialiste, mais l’expérience la plus simple de la fiction qui vous prend et qui met en perspective son expérience de lecteur, pour conclure sur ces mots :
La fiction est une expérience si complexe et répond à un besoin si profondément enraciné en nous, que prendre conscience de ce qu'elle est ailleurs aide à comprendre par comparaison le rôle qu'elle joue dans le roman et particulièrement dans son histoire récente. (p. 111)
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