Une « osmose entre théologie & littérature » : itinéraire à travers Port‑Royal
1Un « parcours d’un demi‑siècle avec Pascal » (p. 300) : c’est une part de ce long chemin d’étude du jansénisme et de l’auteur des Pensées auquel nous donne accès Philippe Sellier dans le troisième tome de son Port‑Royal et la littérature, De Cassien à Pascal. Divisé en cinq grandes sections, le recueil comprend vingt études, dont neuf sont inédites (soit un ratio plus important que pour les tomes précédents), et onze publiées ultérieurement, entre 2001 et 2019. Continuation d’un premier tome qui posait les pierres angulaires des relations entre Pascal et le milieu de Port‑Royal, puis d’un second s’intéressant à différents auteurs influencés par le jansénisme (La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Sacy et Racine, principalement), ce troisième tome met lui aussi « en présences des guides qui ont beaucoup compté pour le monastère » (p. 7). Comme le titre l’annonce, Cassien et Pascal occupent une part importante de l’ouvrage, mais de nouveaux auteurs et textes spirituels y trouvent également place. Car il s’agit ici d’embrasser, plus largement, « l’univers spirituel de Port‑Royal et de Pascal » (p. 7).
Port‑Royal & ses frontières poreuses
2« Qu’est‑ce que Port‑Royal ? » : voilà le titre, mais aussi la question à laquelle se propose de répondre l’article qui figure en guise d’amorce de la première partie de l’ouvrage, nommée « Ouverture ». Après un survol historique dont l’idée est de faire apparaître Port‑Royal « sous son vrai jour » (p. 13), c’est‑à‑dire comme « un déploiement culturel de la prière » (p. 13), l’auteur présente les différents cercles constituants ce qu’il nomme « la rosace de Port‑Royal ». Cette métaphore lui permet de présenter les acteurs gravitant autour des moniales, réel cœur du milieu : les chapelains, les professeurs, les directeurs des religieuses et les maîtres des Petites Écoles, les Solitaires, les familles des moniales, mais aussi toutes les personnes fascinées par Port‑Royal, soit des théologiens, des religieux, des laïcs et différents membres de l’aristocratie du xviie siècle. Ph. Sellier insiste alors sur l’importance qu’eut Port‑Royal sur la vie culturelle de Paris, jusqu’à influencer des personnages de haut rang (le duc de Luynes, Armand de Bourbon, le prince de Conti, pour ne nommer qu’eux).
3C’est plus largement « l’influence considérable de la conception augustinienne de l’homme sur presque tous les écrivains que nous appelons “classiques” » (p. 17) qui est rappelée ici. À différents endroits, P. Sellier offrira d’autres exemples de cette influence. Un article retraçant les références aux Heures de Port‑Royal chez Sacy, Corneille, Segrais, Mme de Sévigné, Nicole, Boileau, Racine, La Fontaine, Perrault, et évidemment, Pascal, donne ainsi à voir « un nouveau signe de cette osmose entre littérature et théologie qui caractérise Port‑Royal » (p. 90). Dans la dernière section de l’ouvrage, deux articles, l’un sur les influences de la liturgie dans Athalie et Esther de Racine, l’autre sur les Maximes et Réflexions sur la Comédie de Bossuet, où « l’autobiographie augustinienne affleure souvent sans être signalée » (p. 292), nous ramènent également à cette conception poreuse des frontières entre le jansénisme et différents autres milieux lettrés du xviie siècle (le lien unissant ces deux articles étant, par exemple, la relation entre théâtre et spiritualité).
« Se nourrir de Cassien, mais quand même… »
4La partie suivante de l’ouvrage, « Une spiritualité monastique », compte pour sa part quatre études, occupées principalement par Cassien et l’« irradiation » (p. 33) de sa pensée et son œuvre dans Port‑Royal. Suivant l’ensemble de l’Église catholique latine, « Port‑Royal a rejeté les positions de Cassien sur l’articulation du libre arbitre humain avec la grâce divine » (p. 33).
5Or, un intérêt marqué, voire une célébration de l’auteur des Conférences s’observe chez les représentants du jansénisme : car « tous ceux qui étaient épris de quête spirituelle ne pouvaient pas ne pas subir l’influence d’une œuvre qui a joué un rôle considérable dans l’essor du monachisme en Occident, et qui imprègne la Règle de saint Benoît tout autant qu’elle a fasciné les premiers cisterciens1 » (p. 33). Cassien apparaît comme un maître spirituel pour saint Benoît : la Règle du secondcomporte 116 reprises des textes du premier. Ainsi s’explique mieux l’intérêt d’Arnauld d’Andilly pour un abrégé de l’œuvre de Cassien qu’il aurait traduit. Si ce projet n’aboutit pas, deux traductions paraissent dans le milieu de Port‑Royal au cours des années 1660 : une des Conférences, une des Institutions, « deux des plus nettes marques de l’attachement de Port‑Royal à Cassien » (p. 43). En se penchant enfin dans les écrits d’Antoine Lemaître, Lemaître de Sacy et Thomas du Fossé, on remarque que ces trois grands Solitaires étaient imprégnés des paroles de Cassien. Ces observations amènent tout de même Ph. Sellier à conclure prudemment sur le statut de Cassien à Port‑Royal. « Sa présence est active, mais diffuse » (p. 47), nous explique‑t‑il : demeure une « réticence devant un auteur qui, à l’arrière‑plan des consciences, se profile comme un adversaire d’Augustin » (p. 47). Dans le cadre du débat sur la grâce et le libre arbitre, qui occupa l’évêque d’Hippone, Cassien représente la position du semi‑pélagisme. Bien qu’il considère que l’homme ne puisse se passer de la grâce (ce qui le différencie de Pélage) pour cheminer vers la perfection, il affirme l’existence d’un libre arbitre, reste de sa bonté originelle, capable de l’amener à « se tourner vers Dieu » (p. 52) par lui‑même.
6Ph. Sellier exprimera cette position ambiguë en disant qu’« [i]l faut se nourrir de Cassien, mais quand même… » (p. 47). Port‑Royal « révérait le maître de saint Benoît et des cisterciens comme un grand spirituel, mais il était en même temps très au fait des flottements de sa théologie de la grâce » (p. 54) — en témoigne la sévère critique de cette conception semi‑pélagienne de la grâce que fait Jansénius lui‑même dans l’Augustinus. Pascal, à sa suite, critiquera aussi le pélagisme et le semi‑pélagisme (dont Cassien est le représentant), sans que cela l’empêche d’être fermé à la pensée de Cassien, qu’il retrouvait sans cesse dans l’anthologie de textes sur la grâce avec laquelle il travaillait. On trouvera un apport important dans ce rapprochement que réussit à opérer l’ouvrage entre l’auteur des Conférences et l’auteur des Provinciales et ses confrères jansénistes.
Pascal : héritages théologiques & rayonnements spirituels
7Les deux grandes sections de l’ouvrage qui suivent portent sur Pascal. Onle découvre à la fois sous les traits du « théologien » (deuxième partie) et du « spirituel » (troisième partie) — Ph. Sellier n’explicitera pas la différence qu’il entend entre ces deux termes. En s’attardant d’abord à la « pratique de théologien » de Pascal, Ph. Sellier aborde ici des questions d’ordre théologique importantes dans l’œuvre de Pascal, comme le rapport entre la foi et la raison, l’homme image de Dieu ou encore l’infini.
8Pour démontrer le travail théologique chez l’auteur, Ph. Sellier se penche notamment sur l’influence des textes augustiniens sur les textes pascaliens. Commentateur important de saint Augustin, Pascal témoigne en premier lieu d’une forte attirance pour le Contre Fauste, texte qu’il convoquera dans les Provinciales et dont la nature apologétique était une grande source d’inspiration dans son projet d’écriture qui résultera, comme on le sait, en cette œuvre fragmentaire que sont les Pensées. En s’inspirant de ce texte, « [l]e gain était double : d’une part l’approfondissement d’une véritable lectio divina de l’Ancien Testament ; d’autre part une arme dans l’élaboration d’une apologie qui reposait largement dans la découverte de la Bible » (p. 98). En second lieu, c’est le court texte De correptione et gratia (La réprimande et la grâce), « apparaiss[ant] aux théologiens de Port‑Royal comme le véritable joyau des écrits de saint Augustin », qui trouve une place surprenante dans ceux de Pascal. Ph. Sellier démontre comment ce texte agit tel une clé théologique pour qui se penchait sur la question de la grâce. En s’en inspirant pour la rédaction de ses Écrits sur la grâce, il n’était pas question pour Pascal « de justifier telle ou telle étape de l’apologie, mais de fonder son principe même : exhorter à la conversion et reprendre ceux qui se contentent de leur léthargie, même si la foi est un pur don de Dieu » (p. 118). Par la trace que laissent sur lui ces textes jugés hautement importants par les théologiens de Port‑Royal, Pascal témoigne appartenir à leur groupe et participer à leurs débats.
9Lecteur et commentateur des textes spirituels, Pascal influença certains penseurs à son tour : c’est ce que cherche à décrire la section suivante de l’ouvrage, intitulée « Pascal maître spirituel ». À titre d’exemple, on peut penser à un article sur l’interprétation d’Henri Bremond du thème de la consolation de la grâce, ou à un autre, dans lequel Ph. Sellier présente Pascal tel un « prophète existentialiste », complétant la thèse énoncée par Emmanuel Mounier en 1947, en déplaçant cette fois le « projecteur sur les seules Pensées » : Pascal appelle son lecteur « à se convertir à une existence authentique, en soulignant les limites de sa connaissance rationnelle et la présence secrète d’une transcendance au sein même de l’âme humaine » (p. 172).
10En s’intéressant au rapport de Pascal à certains textes spirituels ou épisodes bibliques — notamment celui du Christ à Gethsémani — l’ouvrage cherche à démontrer qu’une « originalité de la pensée saute aux yeux » (p. 200) chez l’auteur, doté d’une perception spirituelle singulière qui semble sans cesse innover et influencer à sa suite. Un bon exemple en serait la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, composée par Pascal en 1659, que Ph. Sellier étudie à plusieurs moments pour en démontrer « la richesse théologique exceptionnelle » (p. 235).
« Infiniment plus qu’un objet d’étude » : à propos des traces essayistiques
11Faisant office de conclusion, le dernier texte de l’ouvrage, « Ma dette envers Pascal », se distingue des autres par sa teneur plus personnelle. Dans la lignée de Mauriac qui, dans une conférence à l’occasion du tricentenaire de la mort de Pascal, avait exprimé sa dette envers l’écrivain, Ph. Sellier désire à son tour raconter l’itinéraire qu’il parcourut vers et avec Pascal. « Ainsi du début des années 1950 — avec leur atmosphère “existentialiste” d’après massacre — aux incertitudes de ce début de xxie siècle, Pascal n’a cessé de m’accompagner, de me fortifier de ces empreintes que je viens de faire émerger de l’invisible. Elles m’ont aidé à vivre, m’ont soutenu […]. » (p. 300), confie Ph. Sellier. Les thèmes existentialistes, le cercle misère‑grandeur, le Dieu caché, le prophétisme, la théorie des trois ordres, le christocentrisme ardent et la jubilation pascalienne sont autant d’exemples de ces « empruntes » qu’il décortique chacune à leur tour.
12On demeure marqué par la sincérité et l’intimité qui parcourent les pages de ce texte aux allures d’épilogue (à une vie de lecteur, de chercheur, de penseur). Ph. Sellier n’a pas peur de nous amener, à la suite de Pascal, dans quelques réflexions et questionnements spirituels, voire métaphysiques : « Comment se fait‑il que, dans une telle pénombre du monde, la foi des vrais chrétiens demeure inébranlable ? Pascal nous rappelle que la foi est “certitude, sentiment, joie, paix” (fr. 742) » (p. 297) ; « Une telle assurance [dans la foi] n’exclut nullement le vertige devant la démesure confondante de l’univers, l’immensité du temps de l’évolution, l’énigme du mal. Mais le vertige n’est pas le doute » (p. 298).
13Bien que fortement marqué dans ce texte, le ton essayistique s’immisce dans différents autres lieux de l’ouvrage, à travers des avis personnels et une prose par moment poétique. Aussi le terme d’« exploration » apparaitra‑t‑il souvent sous la plume de l’auteur, pour décrire la démarche de ses articles. On ne peut qu’apprécier cette heureuse confluence d’une pratique érudite et essayistique, n’entrant ni en contradiction, ni en conflit, et ce tout au long de l’ouvrage.
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14Quoique Philippe Sellier entre en dialogue avec plusieurs critiques du xxe siècle — un article entier rend notamment hommage à Jean Mesnard pour être le premier à envisager Pascal à travers ses relations avec la pensée et le groupe de Port‑Royal —, force est de constater que ce dialogue s’étend peu à la critique émergeante. On aurait notamment souhaité une bibliographie en fin d’ouvrage, qui aurait pu nous indiquer quels travaux récents sur Pascal ou sur Port‑Royal sont à considérer.
15Une introduction générale à l’ouvrage aurait également été la bienvenue, afin d’expliquer les choix de sélection des articles comme les thèses importantes à tirer de leur rapprochement. En effet, seul un avant‑propos d’une brève page nous est offert pour comprendre le voisinage établi par le titre entre Pascal et Cassien. L’auteur y résume ce qu’il fera dans la section d’ouverture, et ce qui se trouvera en conclusion de l’ouvrage : pour les parties centrales, soit la grande majorité du recueil, pratiquement rien n’est dit. Bien qu’on puisse s’attendre à un certain effet florilège dans le cas d’un recueil d’articles, on aurait tout de même aimé que l’auteur explicite davantage le fil conducteur de son ouvrage. Le lien entre Cassien et Pascal annoncé par le titre demeure flou : dès que l’on entre plus précisément dans l’œuvre de Pascal, on perd de vue Cassien, et on n’aura finalement que peu fait dialoguer ces deux spirituels.
16Il demeure que la présente démarche de Ph. Sellier n’en est pas une qui se veuille synthétique. Sans prétendre épuiser les questions qu’il aborde — comment placerait‑on, par exemple, un point final à une réflexion sur l’infini chez Pascal ? — il met à profit une connaissance impressionnante des textes spirituels gravitant autour de Port‑Royal, de manière à approfondir des questions souvent inusitées et élaborer de nouvelles hypothèses qu’il restera à investiguer. Fort d’analyses méticuleuses qui savent ne pas tomber dans l’extrapolation, l’ouvrage est d’une érudition indéniable.
17Les lecteurs de Ph. Sellier reconnaitront aussi dans cet ouvrage la plume élégante et limpide de l’auteur, de même que son aisance à expliquer efficacement plusieurs questions et concepts théologiques inhérents aux textes ici étudiés — cela rend d’ailleurs regrettable la quantité quelque peu déconcertante de coquilles typographiques.
18Soulignons enfin un point original du troisième tome de Port‑Royal et la littérature : revenant aux influences du premier christianisme sur Port‑Royal et sur Pascal plus précisément, mais se tournant aussi vers la portée avant‑gardiste de l’œuvre pascalienne, l’ouvrage de Ph. Sellier offre un riche regard historique à double portée.