La tête dans les étoiles : façons de voir le ciel
« Le ciel se répand dans les mots » (p. 7)
1Avec Poésie et astronomie : de l’Antiquité au Romantisme, Florian Barrière et Caroline Bertonèche, respectivement maître de conférences et professeur des universités, présentent la première concrétisation du projet européen AROSE – Antique and Romantic Skies in Europe. Édité dans la collection « Lire l’Antiquité » des presses de l’Université Grenoble Alpes, le livre s’inscrit dans la perspective des sciences de l’Antiquité prise comme point de départ et enjeu d’une réinvention perpétuelle. En effet, l’empan historique de l’ouvrage s’étend de l’Antiquité au romantisme du xixe siècle. Même si le titre de l’ouvrage met en regard un art et une science – à savoir la poésie et l’astronomie – nous ne proposons pas une rupture épistémologique entre savoir et esthétique. Il nous paraît au contraire que la logique de l’ouvrage consiste à démontrer qu’un objet commun – le ciel, et ce qui s’y trouve – ne se comprend pas seulement comme un thème qui oppose les scientifiques aux artistes, mais permet au contraire d’articuler intuitions poétiques et découvertes scientifiques. Le rapport entre les mots et les choses, mais aussi entre l’homme et les éléments, incite à mettre en regard les présents résultats avec les travaux scientifiques respectifs de Michel Foucault et de Gaston Bachelard. Et dans cette perspective, choisir le romantisme comme point de mire incite à ne pas s’en tenir à l’aspect documentaire et réaliste des textes, mais à laisser place aux rêveries poétiques et à l’imaginaire. En conséquence, nous proposons de rendre compte de cet ouvrage collectif en insistant sur le mouvement profond qui sous-tend les trois parties de son plan historique. En effet, la première partie, intitulée « Les Astres et l’Antiquité : mythes et représentations », apparaît comme le socle de l’ouvrage ; dès lors, les deux parties qui suivent se comprennent, dans la perspective d’un lieu commun issu de l’Antiquité, comme deux transferts successifs du savoir, la première après la Renaissance et la seconde au xixe siècle.
Le rebus céleste : les choses du ciel dans l’Antiquité
2La première partie se compose de trois articles dont nous inversons volontairement l’ordre pour aller du particulier vers le général. Ainsi, dans son article « La Grande Ourse et la souveraineté universelle dans les milieux gréco-égyptiens de l’empire romain », Florian Audureau s’intéresse principalement à la constellation la plus célèbre de l’hémisphère nord, notamment parce qu’elle contient la « grande casserole », ou le « grand chariot », à savoir la Grande Ourse. En s’intéressant à l’ouranographie – c’est-à-dire à la cartographie des astres et du ciel –, l’auteur rappelle que l’apparition d’Orion et de son chien annonce l’été, de même que le printemps est lié au lever des Pléiades. Il explique aussi la façon dont se construit progressivement le calendrier solaire, à partir d’un groupe de trente-six étoiles auquel l’astrologie moderne assure une certaine notoriété : les décans. Les cycles astronomiques se caractérisent en effet par les périodes de visibilité et d’invisibilité d’une constellation. L’article se focalise ensuite sur les enjeux théologiques de la Grande Ourse qui apparaît, dans le Corpus Hermeticum, comme le centre autour duquel se meut l’univers. La constellation est associée à la puissance suprême.
3Dans « Les astres de Lucain. Représentations érudites et poétiques », le centre du propos de Florian Barrière n’est plus un objet céleste, mais littéraire, à savoir le Bellum civile de Lucain, connu en français sous le titre de La Pharsale. Cet ouvrage, qui date du premier siècle de notre ère, narre la lutte de César contre Pompée. Or, cet antagonisme est accompagné par des phénomènes célestes. En effet, lorsque César franchit le Rubicon, une éclipse solaire a lieu peu après, qui rappelle la tradition selon laquelle le soleil se cache pour ne pas voir des forfaits tels que le festin de Thyeste. De façon plus originale, et l’auteur émet l’hypothèse selon laquelle Lucain aurait pu assister à un tel événement ; La Pharsale contient également la description d’une éclipse de lune. Enfin, à l’occasion d’une traversée en mer, Pompée, désorienté, demande symboliquement au pilote comment il fait pour trouver sa route dans la nuit.
4Dans « Des fauves dans le ciel : astrothésie, mythologie et astrologie », Jean Trinquier propose une synthèse sur la vision du ciel par les Anciens. Prenant pour point de départ les Constellations d’Aratos, réécriture des Travaux et les Jours d’Hésiode, l’auteur insiste d’abord sur l’aspect didactique d’un discours astrothésique, c’est-à-dire sur la position des astres. Néanmoins, ce qui est au centre de l’astrologie antique, c’est la figure du catastérisme, soit « la transformation en constellation d’un héros, d’un animal ou d’un objet qui est soit transporté parmi les étoiles, soit figuré au moyen de ces mêmes étoiles » (p. 22). Jean Trinquier en prend pour exemple le deuxième chant des Métamorphoses d’Ovide ainsi que la Médée de Sénèque. C’est ainsi qu’il soutient la thèse suivante :
Il est cependant possible de céder délibérément à l’illusion mimétique et de considérer que les constellations aussi, à l’instar des étoiles qui les composent, sont des êtres vivants et qu’il existe dans le ciel des êtres animés analogues aux vivants animés qui peuplent la terre et les eaux. C’est l’expérience imaginaire qui a séduit certains poètes latins qui ont choisi d’animer certaines constellations, lesquelles finissent même par se départir de la posture figée que leur impose leur armature d’étoiles et par quitter la place immuable qu’elles occupent dans le ciel. (p. 24)
5L’état de la science antique, qui offre une véritable vision du monde, sert ainsi de tremplin à l’imagination des poètes qui radicalisent certaines intuitions.
Translatio studii I: la première modernité renaissante
6La deuxième partie de l’ouvrage collectif contient deux articles, le premier sur le dramaturge Shakespeare et le second sur le poète James Thomson. À la première rupture qui oppose l’Antiquité gréco-romaine à une première forme de modernité qui s’étend sur les xviie et xviiie siècles s’ajoute un passage dans le domaine anglophone. Les enjeux de ce premier transfert de connaissance sont étudiés par Sophie Chiari, qui indique la typologie suivante concernant les observations célestes :
À la Renaissance, quatre catégories de météores préoccupent hommes de lettres et savants : les météores aqueux (par exemple, la brume, la neige, la rosée, la pluie), les météores aériens (vents et tremblements de terre), les météores lumineux, qui comprennent le Soleil et la Lune) et, enfin, les météores ignés dont font partie les comètes et les éclairs. (p. 85)
7Ainsi les météores apparaissent-ils liés à trois des quatre éléments de l’imagination matérielle humaine. La terre laissée de côté, certains éléments célestes sont liés à l’air et à l’eau, et deux catégories au feu. Dans « “To be called into a huge sphere.” Désir et désastre dans le théâtre de Shakespeare », Sophie Chiari s’en sert pour éclairer le sens de trois pièces du dramaturge. La première est Roméo et Juliette, placée sous le signe de la constellation du grand Chien. En effet, Sirius, l’astre le plus brillant du Canis major, est symboliquement une mauvaise étoile pour les amants. Dans Othello, éclipses et séismes éloignent le personnage éponyme de Desdémone ; et les deux amants sont placés sous le signe de la lune, c’est-à-dire, de façon néfaste, sous celui de la féminité et de la stérilité. Dans Antoine et Cléopâtre, les astres fonctionnent aussi selon le mode de la mauvaise influence qui mène, selon un jeu de mots convenu, au désastre. L’épistémè des pièces vérifie la configuration de Michel Foucault selon laquelle, à la Renaissance, mots et choses se confondent, à tout le moins se correspondent sous les figures du microcosme et du macrocosme.
8Dans « Explorer la lumière, faire entendre l’harmonie des sphères. La science newtonienne au cœur du projet poétique de James Thomson (1700-1748) », Pierre Carboni met en regard le poète James Thomson et le scientifique Isaac Newton dont le premier fait l’éloge et transforme les principes astronomiques en lumières poétiques. James Thomson apparaît d’abord comme un poète des saisons – héritier volontaire ou non du peintre Arcimboldo. Mais son originalité consiste à ne pas prendre comme point de départ la saison optimiste de la reverdie, à savoir celle de la renaissance de la nature chaque printemps, mais au contraire, l’hiver :
En choisissant d’entamer son cycle saisonnier par l’hiver plutôt que par l’évocation du renouveau printanier, Thomson place son futur recueil sous le signe de la méditation métaphysique et d’une réflexion générale sur la vanité et la fragilité des choses humaines en regard de la puissance et de la capacité de renouveau propre à la nature dont l’hiver n’est qu’une étape transitoire. (p. 102)
9Après un imaginaire des saisons qui réactive des lieux communs religieux liés au christianisme comme la vanité, la poussière et l’obsession de la mort, James Thomson se tourne vers une autre source – plus optimiste – du savoir afin de renouveler sa poésie, à savoir la nouvelle vision du monde issue des travaux scientifiques d’Isaac Newton.
Translatio studii II: une seconde modernité romantique
10La troisième et dernière partie de l’ouvrage s’intitule « Le modèle antique : les imaginaires du romantisme », confirmant ainsi l’hypothèse d’un transfert de connaissance du modèle antique vers une réinvention moderne. Dans « Le poète, veilleur des cieux. L’influence astrale d’Homère à Keats », Caroline Bertonèche parle notamment du rapport entre « l’étoilement de nos diabolismes et la science » (p. 122). Par cette expression, elle indique la façon dont le romantisme se teinte d’ironie et, sur fond de mort de Dieu, ne voit dans l’astrologie qu’une façon pour l’homme de se déresponsabiliser, ce que le romantisme désabusé de Keats dénonce. C. Bertèche cite également une figure scientifique importante dans son article comme dans le suivant : Herschel. Ainsi, dans « “Flowers of the sky” : Erasmus Darwin et William Herschel », Caroline Dauphin analyse-t-elle les rapports entre les deux hommes. Arrêtons-nous un instant sur l’expression qui constitue la première partie du titre et appelle une explication rhétorique. En effet, aux parures de la nuit succèdent les fleurs du ciel :
C’est précisément la métaphore, celle des « flowers of the sky », qui permet à Herschel et à Darwin de transférer les paradigmes de l’histoire naturelle à l’astronomie. Le fait de concevoir les couches des étoiles comme des « strates » partage la même dynamique. De même, l’allégorie du Chaos de Darwin, initialement un simple personnage mythologique dans ses vers, devient un véritable concept scientifique dans ses notes en prose pour repenser l’espace-temps. La poésie a donc un rôle primordial : loin d’être un simple embellissement stylistique, elle offre de nouvelles latitudes de pensée, fait tomber les murs qui cloisonnent les champs épistémiques, invite à penser la nature en d’autres termes. (p. 156)
11Inspirée par les travaux de Herschel, cette métaphore de Darwin se comprend également dans la perspective antique de Lucrèce. Mais l’image poétique laisse progressivement place à une conception scientifique qui s’affirme et délaisse les correspondances au profit du mécanisme.
12Enfin, dans « Du jour à la nuit. La transition symbolique des imaginaires culturels (xviiie-xixe siècle) », Elsa Courant ne s’intéresse plus aux étoiles ni aux météores, mais à la toile de fond qu’est la nuit et qu’elle aborde comme un chronotope dont elle retrace l’émergence. L’auteur commence par signaler la prédilection du siècle des Lumières, pertinemment nommé, pour le jour. Dans l’Encyclopédie, le soleil est traité d’abondance, alors que la parcimonie est de mise pour une nuit réduite à la portion congrue. En accordant au jour la beauté, mais le sublime à la nuit, le romantisme opère une révolution dont le point de départ est souvent associé aux Night Thoughts (1742) d’Edward Young. En philosophie, Descartes est progressivement délaissé au profit de Pascal ; et un nouveau lieu commun émerge dans tous les arts, c’est-à-dire non seulement en poésie, mais aussi en musique, à travers les formes du nocturnes et du clair de lune. L’ironie grinçante, partie intégrante du romantisme, met bientôt paradoxalement en valeur l’ombre de lieux communs devenus postures et clichés.
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13La contemplation du ciel est, depuis l’Antiquité, à la fois l’activité des scientifiques et des poètes. L’Antiquité pense d’abord les constellations sous le prisme d’un zoomorphisme qui sert à la fois de support à la science, mais aussi à l’imagination. À la fin du Moyen Âge, un certain nombre de savoirs païens réapparaissent avec la Renaissance, qui cultive la translatio studii. Mais ce transfert du savoir ne s’effectue pas sans modification profonde. Ainsi l’influence des astres devient-elle un lieu commun, dont l’artificialité est parfois dénoncée, dans les pièces de Shakespeare. De plus, les progrès de la science moderne, tout en maintenant l’idée d’harmonie, remplacent le paradigme de la fable par celui des lois mécaniques. Enfin, le romantisme opère à son tour une translatio studii qui ne l’oppose pas seulement au classicisme pour le faire renouer avec le baroquisme, mais se présente comme une synthèse des deux, à la recherche d’un ordre dans le mouvement. Le romantisme réinvestit aussi une certaine rêverie du ciel, afin de ne pas sombrer dans la sécheresse du réalisme.