Grammaires du vulgaire
1La première partie de ce recueil de textes interroge la formation d’une certaine grammaire du français médiéval depuis le premier texte de langue française, les Serments de Strasbourg (842). Cette langue, jadis vernaculaire, s’affirmait désormais comme littéraire. Il faudra pourtant attendre la Renaissance avant qu’on crée plus officiellement une langue française codifiée et soutenue par une grammaire. Malgré tout, les éditeurs critiques ont, jusqu’au XIXe siècle, présenté des textes à la langue uniforme et corrigée de toutes irrégularités ou particularités dialectales afin d’offrir au lecteur un texte répondant à un certain modèle textuel pouvant « servir de texte de référence pour l’enseignement de la grammaire de l’ancien français » (p. 7). Malheureusement, ce désir de normaliser le texte s’est fait aux dépens de la variance qui caractérise le français médiéval et a nuit grandement à la réflexion sur l’histoire de la langue française. Grâce aux apports de la linguistique structurale et de la sociolinguistique, la conception fautive d’un français ancien fixe apportée par la tradition philologique du XIXe siècle s’est modifiée et de nouveaux questionnements, notamment concernant l’enseignement de la langue et de la littérature médiévales, s’imposent.
2Les deuxième et troisième parties de l’ouvrage sortent toutefois du contexte des grammaires du vulgaire pour aborder la question de l’interprétation du droit canonique et présenter une collection s’intéressant à l’institution pontificale.
3Cette première partie, qui nous retiendra surtout pour le présent compte rendu, peut se subdiviser en trois grands axes : l’histoire de la formation de la langue française, l’influence de sa littérature sur son évolution et l’enseignement de la langue médiévale.
4Les quatre articles qui suivent adoptent principalement une approche sociolinguistique en présentant l’interaction entre les diverses langues et l’influence des multiples dialectes entre eux. Dans leur ensemble, ils constituent un panorama convainquant de la langue française durant ses premiers siècles d’existence.
5Roger Wright, « La Période de transition du latin, de la lingua romana et du français », p.11-23.
6Au VIIIe siècle, la lingua latina était considérée comme une seule langue à part entière, malgré ses variations régionales. C’est au IXe siècle, dans le royaume carolingien, qu’on établit la première distinction entre le latin « médiéval » et le roman; le latin fut standardisé par écrit selon les règles de Donat et de Priscien. Quant au roman, la nouvelle forme écrite fut basée sur les mêmes principes que pour le latin, en attribuant un symbole à chaque son prononcé. Avant le XIe siècle, le roman était en quelque sorte écrit de manière expérimentale, mais après cette période, il fut accepté que les diverses formes de la langue romane épèlent les mots de manières différentes. C’est en fait à la fin du XIIIe siècle que langue romane s’est divisée en plusieurs langues telles que le français, l’italien, le catalan, le portugais, etc.
7Michel Banniard, « Latinophones, romanophones, germanophones : interactions identitaires et construction langagière (VIIIe-Xe siècle) », p. 25-42.
8L‘avance chronologique de la littérature de langue d’oïl par rapport à celle d’oc ne peut pas simplement s’expliquer par un détachement hâtif du latin parlé tardif; elle a fortement été influencée par la langue germanique, en Austrasie. L’importance donnée à la langue populaire et à sa littérature par les intellectuels germanophones tel Otfrid de Wissembourg, en plus d’une volonté de distinction identitaire de la parole romane, ont contribué à l’exclusion graduelle de la langue latine et à l'affirmation d’une langue romane « dans les élites de la partie romanophone. » (p. 41)
9David Trotter, « L’Anglo-normand : variété insulaire ou variété isolée? », p. 43-54.
10Contrairement à ce que la tradition veut le faire entendre, l’anglo-normand n’est aucunement une variété isolée du français médiéval par sa situation géographique; c’est plutôt son utilisation en Angleterre qui lui a permis de faire partie de l’Europe, autant du point de vue social, économique que culturel. De plus, « si l’anglo-normand est une langue à part, c’est qu’il doit posséder une grammaire, une syntaxe, une phonologie à part. Visiblement, ce n’est pas le cas. » (p. 44) Or, le lexique de l’anglo-normand, particulièrement celui à caractère scientifique, est souvent considéré comme unique, ce qui est faux. Ainsi, contrairement à ce que M. K. Pope soutient, la variabilité linguistique de l’anglo-normand est un phénomène normal et non insulaire présent également dans le français continental.
11R. Anthony Lodge, « L’Insuffisance des théories internes du changement phonétique : le cas de l’ancien français », p. 55-66.
12L’auteur tente d’expliquer les divers changements phonétiques en ancien français par rapport à un cadre social plus actif, sans pour autant en renier les diverses explications internes et structurales. Par deux exemples tirés de l’ancien parisien, il montre que ces changements ne peuvent pas être expliqués uniquement par des facteurs internes à la langue et que l’interaction sociale et le mélange de dialectes ont été déterminants.
13Les trois articles qui suivent se penchent sur divers aspects de l’évolution de la langue, par des approches tantôt sociale (Batany), lexicographique (Buridant) ou morphologique (« L’Orthographe »).
14Claude Buridant, « Le Rôle des traductions médiévales dans l’évolution de la langue française et la constitution de sa grammaire », p. 67-84.
15L’évolution de la langue française ainsi que l’élaboration de sa grammaire ont été soutenues principalement par la constitution de supports didactiques transférés du latin et par l’exercice de la traduction. Les artes de Donat au IVe siècle et sa traduction en français rédigée en 1400 ont certainement eu une forte influence sur la formation d’une grammaire. Quant aux traductions, quelques éléments d’études « mettent en relief une grammaire floue » (p. 71) et en développement; divers procédés de formation du lexique par la traduction des textes vers le français sont exposés dans cet article. En somme, les traductions ont constitué un élément clé non seulement pour la constitution du lexique, mais également pour la compréhension de la syntaxe de la langue française à travers son évolution.
16Jean Batany, « Les Clercs et la langue romane : une boutade renardienne au XIVe siècle », p. 85-98.
17L’épisode de Renart, d’Ysengrin et de la jument du Roman de Renart le Contrefait rédigé entre 1320 et 1342 présente le « bon clerc » comme étant apte à lire et écrire uniquement en latin, et non en roman, de par ses études juridiques. Cette histoire expose ainsi une certaine dérision de la clergie en mettant en doute l’usage du français par le clerc par rapport à celui du latin et la place de la langue orale par rapport à l’écrite. Bien que cet article s’éloigne de la question grammaticale constituant le thème même de ce recueil, il se questionne sur l’usage de la langue romane et sur la place sociale du clerc qui est en pleine redéfinition.
18Yvonne Cazal, Gabriella Parussa, Cinzia Pignatelli, Richard Trachsler, « L’Orthographe : du manuscrit médiéval à la linguistique moderne », p. 99-117.
19Cet article présente deux aspects de l’évolution de la langue du XVe siècle que les éditeurs critiques et les historiens de la langue peuvent difficilement considérer : les lettres dites étymologiques et la morphologie verbale, puisque ces points relèvent davantage de l’orthographe que de la grammaire. Par l’analyse des manuscrits, nous pouvons analyser la manière dont le scribe note les mots de même famille ainsi que le choix des mots durant cette période de transition de la grammaire française vers un système « moderne ».
20Dominique Lagorgette, « Quel ancien français pour quels étudiants? Pour une didactique de la langue médiévale », p. 119-133.
21Cet article se questionne sur les buts visés par l’enseignement de la langue médiévale en France, particulièrement en vue du CAPES (Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement secondaire) et de l’agrégation. L’apprentissage se fait bien souvent, par le biais de manuels, en abordant la phonétique historique et la morphosyntaxe et en omettant la sociolinguistique et l’histoire de la langue. La nécessité d’une coexistence de ces approches linguistiques dans l’étude de la langue médiévale est démontrée par les exemples du mot seoir > sire et des noms propres pour lesquels les cas sujet et régime varient dès le XIIe siècle.
22Claire Angotti, « Lectures d’un manuscrit de droit canon à la fin du Moyen Âge », p. 135-158.
23L’auteure étudie les annotations d’un manuscrit de droit canon (BM Grenoble ms. 37) contenant l’Apparat sur les Clémentines de Jean d’André. Suite à la présentation codicologique, elle introduit les deux annotateurs, Louis Roux et François Du Puy, qui ont des lectures divergentes concernant l’usage du manuscrit et ses thèmes. Le premier compare sa glose à celle d’autres canonistes; quant au second, il en dégage la charge d’official.
24Valérie Theis, « Images de l’institution pontificale. Revue critique de la collection La corte dei papi (Viella) », p. 159-171.
25Depuis 1997, A. Paravicini Bagliani présente la collection La corte dei papi aux éditions Viella, qui montre les diverses orientations de l’histoire pontificale. Le but de cette collection est d’offrir de courtes études « qui rendent compte simplement et clairement des travaux les plus novateurs touchant à l’histoire de la papauté entendue au sens large. » (p. 160) Trois orientations principales ressortent des neuf premiers titres publiés et présentés dans l’article : la symbolique pontificale étudiée par images, l’institution pontificale par les hommes et leurs pratiques, et la cour pontificale romaine et son influence sociale.